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Billets d’humeur

Thema - Enquête de Richard Vargas

Mise en ligne : 27 janvier 2003

Dernière modification : 27 janvier 2003

Texte de l'article :

le 18 janvier, « Les bonnes affaires de l’insécurité », nous les connaissons et les dénonçons depuis longtemps. La presse, accompagnant une opinion publique suffoquée par son instrumentalisation au moment des élections présidentielle, a su en débattre largement. La jauge des prisons, en léger « sous-effectif » en juillet 2001 avait explosé brutalement à la rentrée, culminant au moment du scrutin pour se stabiliser au seuil léthal que nous connaissons et qu’illustre dramatiquement l’intensification de la violence et des suicides en détention. Au bon moment, forcément manipulé, Patrick Henry sème le doute sur les libertés conditionnelles et rétrécit le passage vers le retour à la vie civile. Quelques mois plus tard, par enchantement, la délinquance régresse. Le Merlin de la place Beauveau est partout, surtout dans les cœurs ; les forces de l’ordre sillonnent le terrain, désormais prêtes à débusquer les jeunes échoués dans les cages d’escalier, dernier espace de proximité disponible ; les commissariats déclassent les plaintes, appliquant à la lettre le système de notation qui valorise dans les statistiques ceux qui enregistrent le moins de dépositions. Pipi sur le trottoir, racolage, les délits bon enfant du début du siècle refleurissent et Arte programme son émission THEMA.

Le nez trop près du pneu, par dessus le guidon, sacrifiant à l’illusion qu’une telle énergie déployée à mettre en coupe réglée la vie civile ne puisse éviter d’être équilibrée, à défaut de mesures, par des intentions d’une apparente humanité, je me surprends, sur la foi d’un titre racoleur et de la réputation d’une chaîne, à battre la campagne pour mobiliser devant l’émission réfractaires, sceptiques, indécis et militants de cette question carcérale qui m’occupe tant.

Mauvaise pioche.

Premier reportage. L’abjection de l’industrie pénitentiaire américaine, CCA, premier employeur outre atlantique avec 2,5 millions de salariés vendus sur internet, les implantations secrètes de prisons Xfiles dans les campagnes ruinées, l’avilissement des villageois nécessiteux condamnés à y travailler, le discours carnassier des businessmen qui tracent les corrélations entre taux d’occupation et de rentabilité. Un digest prometteur des « Prisons de la misères » de Loïc Wacquant, hommage à Victor Hugo et illustration sociologique du principe des vases communiquant : pour construire des prisons il faut fermer des écoles. La barre est placée très haut.

Sommes-nous, en France, proches d’un tel modèle ? Je me redresse dans mon fauteuil, gourmand, prêt à recevoir l’étude comparative. Perdu ! Deuxième reportage. Le marché métropolitain de la surveillance urbaine. Lucratif, technique, organisé, en expansion, bénéfique, chiffres et bonnes intentions à l’appui. De la caméra, du réseau, des experts et, … la franc-maçonnerie, dont un des membres éminents, Alain Bauer, dirige une des premières entreprises françaises d’ingénierie à destination des collectivités locales. Il fallait bien faire porter le chapeau à quelqu’un. La surveillance invisible organisée, qui certes, rassure ceux que la cathode prend le soin méticuleux de paniquer, est très loin de faire l’unanimité chez le citoyen sous pression sécuritaire qui, par exemple, aux endroits les plus en vue et les plus calmes des villes est confronté, spécialement aux heures de pointes, au tirage au sort de sa voiture pour un examen complet des papiers. Au lieu d’assumer jusqu’au bout un système de contrôle occulte en passe d’être superposé aux dispositifs déployés par les forces de l’ordre, la pomme de terre chaude est transmise à un des vieux épouvantails de la réthorique d’extrême droite.

Les doigts plantés dans les accoudoirs j’aborde le troisième reportage. Va-t-on enfin parler des prisons françaises ?
Voici l’ Islande. Les 350 caméras de surveillance implantées dans cette ville quadrillent ses moindres recoins. L’organisme municipal chargé de l’opération a créé une chaîne de télévision sur laquelle sont diffusées les images en continu et sans commentaire. Dès son lancement l’audience du canal est montée en flèche. Les publicitaires, dans une intention civique unanime, ont décidé de ne pas l’investir. Quelques rares défenseurs des libertés publiques se sont dressés. Sans suite. Citoyens, édiles, policiers ne peuvent que se féliciter de la baisse spectaculaire de la délinquance et de l’appropriation par chacun de ce nouveau territoire social de connaissance et d’apaisement. N’a-t-on pas vu un groupe de jeunes artistes créer un spectacle en continu dont chaque séquence s’inscrivait dans l’ordre des changements d’angle dictés par la succession des passages d’une caméra à une autre ? Un sociologue apporte un bémol. « Un des problèmes majeurs auquel nous sommes confrontés est que certains enfants ne font plus la différence entre l’image et la réalité ». Un homme en armure, brandissant un énorme glaive remonte une rue en titubant. Tétanisé, j’atteins le paroxysme du point de côté intellectuel. Générique. Epilogue. Le journaliste apparaît. Que va-t-il me dire ? Allez, aide-moi, journaliste ! Que se passe-t-il ? « Rassurez-vous, le film que vous venez de voir est une fiction entièrement interprétée par des comédiens ». Dormons tous tranquilles, rien de tout cela ne peut arriver. Une seconde, le temps de relâcher toutes mes tensions, puis je me sens envahi par un puissant malaise : l’anésthésie a raté.

Qu’à-t-on tricoté devant moi sur la trame scénaristique éculée du thriller américain, jusqu’à ce happy end cathartique ? Une camisole sur mesure, d’une redoutable perversion. Barbares insensibles et vénaux, les américains font de la prison industrielle l’instrument central d’une organisation économique et sociale fondée sur l’accroissement de la répression et l’abaissement des valeurs humanistes de l’éducation et de la solidarité. Nous transmettront-ils leur modèle ? Impossible. Nous sommes des professionnels de l’image. S’il y avait le moindre doute là-dessus, il y aurait eu contrechamp ; nous aurions pris le soin de parler de la prison française, de son abondante main d’œuvre illégale, de ses esclaves avec ou sans-papiers, loués hors droit social pour de petits façonnages aux fleurons domestiques des multinationales du luxe et aux entreprises locales. De la construction des nouvelles prisons privées, de l’irrigation calculée du taux de récidive. Circulez. Il n’y a rien à signaler au sujet de nos établissements pénitentiaires. Intéressons-nous plutôt au moyens modernes d’éviter d’y entrer. De toutes manières il n’y a plus de place à l’intérieur. La vidéo-surveillance, par exemple, vaste marché de la télé-prévention, du panoptique à l’air libre, un peu répugnant, sur les étals duquel la démocratie ne peut se salir ouvertement les mains. Laissons du bout des doigts quelque force occulte prendre en charge un mal nécessaire dont seule la fiction peut nous enseigner les limites.

Mission accomplie : après avoir pointé du doigt, sous l’angle de civilisation, la brutalité d’une Amérique en disgrâce mondiale, 
l’ impact de la chute finale est tel qu’il évacue loin de nous et dans le même sac les deux modèles hideux portés par les reportages.

Nos prisons sont pires que les prisons américaines parce qu’à la différence des américains qui les assument ouvertement, les mêmes principes, fonctionnels, économiques et sociaux de désintégration et d’exploitation des pauvres et des exclus qui en structurent le fonctionnement quotidien sont dissimulés à l’opinion publique, dans le secret bien gardé et le non-droit des établissements.

Après les fichiers informatiques, internet, les courriers, l’expansion de la surveillance électronique ne s’arrêtera que lorsque tout l’espace social sera quadrillé par les caméras.

C’était il y a quelques jours sur ARTE, chaîne franco-allemande, à la veille de l’anniversaire du traité de l’Elysée.

Un interlude hypnotique à fragmentation, intercalé sur la bande annonce d’une guerre imminente.

Jean-Christophe Poisson
25 janvier 2003