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03 Méthode et difficultés de l’enquête

Mise en ligne : 9 novembre 2007

Texte de l'article :

TROISIEME CHAPITRE :
METHODE ET DIFFICULTES DE L’ENQUETE

« Vous passez, vous, devant ces hauts murs d’un coeur léger sans vous rendre compte, l’âme à vos soucis, vos amours. [...] Je vous reproche rien. Seulement je pouvais pas, vraiment pas, pour vous faire plaisir, vous bercer, remplir mon stylo à l’eau de rose bénite...  »
Alphonse BOUDARD, La Cerise, Paris, Table Ronde, coll.
« La petite vermillon », 2000 (1re éd. 1973), p. 14. 
 
 Nous savons que la neutralité des techniques n’existe pas : chaque méthode comporte des limites et des biais. Nous exposons donc ici les raisons de nos choix méthodologiques, les écueils rencontrés et les stratégies adoptées pour, dans la mesure du possible, les surmonter. Aucune technique ne s’impose d’évidence : nous avons choisi d’utiliser des entretiens semi- directifs et de les confronter à une expérience personnelle, c’est-à-dire à une enquête de type « participante ». Nous évoquerons ultérieurement, dans notre Conclusion, plus précisément les difficultés (techniques, méthodologiques et épistémologiques) rencontrées.

A. DES ENTRETIENS ET UNE ENQUETE PARTICIPANTE
Bénévole, en 1999, à l’accueil des familles de détenus à la maison d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne), j’ai été ensuite visiteuse de prison dans ce même établissement pendant plus d’un an.
Depuis 2001, je rends régulièrement visite à des proches, incarcérés en maison d’arrêt ou en centrale. Il n’y avait aucune évidence à relater mon expérience personnelle du système carcéral.
Dans sa préface à La Culture du pauvre de Hoggart (1970, 12), Passeron note que l’auteur a tiré de la dimension autobiographique de sa recherche « ce qu’un ethnologue averti tire d’un bon informateur ». Ayant au moins autant appris par mon expérience personnelle que par la réalisation d’entretiens, je suis persuadée que la qualité de ceux-ci lui doivent beaucoup. En conséquence, j’ai choisi une écriture parfois personnelle - mais non intime. Ma recherche s’appuie donc sur des extraits de mon Journal, rédigé depuis ma première entrée en prison (en 1999), et de mon Journal de terrain, tenu entre janvier et mars 2003, lors de la réalisation des entretiens en détention.
Occuper des rôles aussi divers (visiteuse, amie de détenus, sociologue) dans le système carcéral est peu banal. En prison, on a tôt fait d’étiqueter, définitivement, les individus : personne n’aime le « mélange des genres ». A cela, s’ajoutent les difficultés propres à l’enquête participante. Se pose en effet inévitablement la question de la position du sociologue et de sa sincérité. La personne détenue est assez naturellement un objet de savoir ou de curiosité : en ce sens, elle est toujours nettement séparée du savant. Être un observateur-participant n’immunise pas contre le sentiment de « prendre en traître », d’autant qu’on est soi-même impliqué dans cet objet.
Retour un peu appréhendé à la prison de B***. Des surveillants sont surpris de me voir « de l’autre côté ». Beaucoup me posent des questions... C’est franchement mal vu, et on me le fait sentir. Le
surveillant n’arrête pas de passer devant le parloir et semble
particulièrement curieux. D’ailleurs, l’ami que je viens voir me dit aussi
avoir été interrogé par le surveillant des parloirs sur ma visite. (Journal,
nov. 2001)
La familiarité avec son terrain de recherche amène également à enquêter « à son corps défendant », c’est-à-dire à être, en permanence, en position d’observateur. On craignait de « prendre en traître » les autres, et c’est soi-même qui est dupé par cette situation où l’observation envahit le quotidien.
Pendant deux mois, à raison de trois parloirs par semaine, je suis l’auditrice involontaire du parloir avec hygiaphone qui se déroule à côté du parloir « isolé » auquel je me rends. Lorsqu’on se parle à travers une double vitre, il faut parler fort, alors les voisins entendent tout... Donc, j’entends tout, je ne peux m’empêcher d’entendre. Les couples se succèdent au parloir hygiaphone, car ici les sanctions pleuvent : le tarif, c’est trois mois d’hygiaphone pour un « comportement indécent » au parloir... Ça parasite mon parloir, ces conversations hurlées, d’autant qu’à l’hygiaphone, les embrouilles semblent plus fréquentes qu’ailleurs. Ça gueule : « Si c’est pour venir tirer une tronche comme ça, ne reviens plus ! » (Journal, sept. 2001)
Notre travail s’appuie également sur la réalisation et l’analyse d’entretiens. En effet, ceux-ci permettent d’observer des « mondes sociaux », des « catégories de situation » et des « trajectoires sociales » (Bertaux, 1997, 13-16). Nous avons choisi la technique de l’entretien semi-directif en tant qu’instrument privilégié d’accès aux systèmes de représentations sociales, donc aux logiques d’action et aux valeurs qui les sous-tendent. L’un des intérêts majeurs de la recherche par entretiens est de faire passer l’interviewé du statut d’objet de recherche à celui d’acteur social. En l’occurrence, cela évite de substantifier l’expérience carcérale, de l’isoler des autres expériences de vie : la prison n’est pas toujours une expérience isolable ou déterminante.
L’unité de l’expérience d’incarcération est toute théorique - comme celle de la toxicomanie, ainsi que l’observe Devresse (in Kaminski, Kokoreff, dir., 2004, 135-136). Les entretiens permettent donc de parvenir à une intelligence des pratiques et des discours et, au-delà, d’accéder à la capacité de l’acteur vis-à-vis du système (à travers ce qu’il dit de ses ressources et de ses stratégies, de sa façon d’intégrer ses expériences dans une trajectoire), mais aussi aux effets de l’acteur sur le système.

B. LA METHODOLOGIE DES ENTRETIENS
Nous avons réalisé plus de 130 entretiens, entre septembre 2002 et juin 2003, avec des personnes incarcérées, des proches de détenus et des anciens détenus (voir Sources, p. XXX).
Nous n’avons délibérément pas interrogé des membres du personnel pénitentiaire, ni d’intervenants extérieurs : il se serait agi d’un autre travail, avec sa propre pertinence. Nous avons également écarté l’idée d’interroger les membres d’une même famille, par exemple un détenu et sa conjointe. Cela aurait permis de confronter des points de vue, mais nous craignions alors de ne recueillir que des discours stéréotypés et d’être dans une situation embarrassante de prise à partie. Toutefois, fortuitement, au centre de détention de Caen, nous avons interrogé (l’un après l’autre) deux détenus qui nous ont révélé vivre en couple. Nous avons également renoncé, pour des raisons de faisabilité, à « suivre » quelques détenus et leurs proches, notamment après leur libération ou leur transfert. Enfin, nous avons refusé d’interroger des enfants dont les parents sont détenus, puisque nous n’avons aucune compétence en ce domaine et que nous refusions d’importuner davantage les enfants avec leur souffrance d’être séparés de leur parent. 
Notre travail n’a pas pour ambition de présenter un échantillon représentatif des détenu(e)s et de leurs proches. Pour être qualifier de « représentatif », les unités qui constituent l’échantillon doivent avoir été choisies par un procédé tel que tous les membres de la population ont la même probabilité de faire partie de l’échantillon. Les moyens du présent travail interdisaient une telle démarche. Mais un échantillon réduit peut se justifier méthodologiquement, même s’il ne répond pas aux critères de représentativité. Notre choix d’un « theoretical sampling » (c’est-à-dire un mode de sélection par quotas), approprié à notre démarche qualitative, en assurant la variété des personnes interrogées, permet de découvrir des catégories et leurs propriétés.
Dans le choix des personnes interrogées (et dans la mesure du possible), nous avons diversifié les types de situations familiales, pénales (prévenu ou condamné) et pénitentiaires (temps d’incarcération, type d’établissement). Nous avons particulièrement veillé à ce que, dans l’échantillon, figurent des durées de peines (et donc des délits/crimes) très variées, puisque - comme le suggère Van Nijnatten (1997, 45-52) - ces variables sont particulièrement pertinentes pour prévoir les conséquences de l’incarcération sur la famille et l’évolution des rapports sociaux de celle-ci. Notre recherche ayant abouti à la « saturation théorique » (« theoretical saturation »), décrite par Glaser et Strauss (1967, 61-62), c’est-à-dire au point où aucune donnée additionnelle n’est susceptible de susciter de nouvelles analyses, nous considérons que notre échantillonnage a été satisfaisant.

1. Les personnes interrogées
Entre septembre et décembre 2002, il a été réalisé 20 entretiens avec des ancien(ne)s détenu(e)s. Nous avons tenté de varier, au maximum, les situations personnelles et judiciaires : libération conditionnelle, personne en structure d’accueil de sortants, personne sous contrôle judiciaire après une détention préventive, etc. Ces personnes ont donc été incarcérées pour des durées très variables, et ont été également libérées depuis plus ou moins longtemps. Elles ont été rencontrées, en quasi-totalité dans la région parisienne, grâce à des associations, notamment d’accueil et/ou d’hébergement des sortant(e)s de prison et à une structure de contrôle judiciaire.
Entre janvier et mars 2003, nous avons réalisé 86 entretiens avec des personnes détenues dans cinq établissements, retenus pour leur diversité : taille, localisation, régime carcéral et profil de la population carcérale. Les détenu(e)s rencontré(e)s étaient ainsi très variés : majoritairement des hommes, beaucoup moins de femmes (une vingtaine), quelques mineurs, des prévenus et des condamnés, des français et des étrangers (dont quelques « sans papier »), des types de délits/crimes (et de longueur de peine) très divers, et bien sûr quelques « innocents ». Bref, des expériences de la prison très différentes : d’Estelle, jeune primaire, consommatrice d’héroïne, incarcérée depuis trois jours à la maison d’arrêt de Pau- à Georges, 56 ans, dont 36 passés derrière les murs, en « escale » au centre de détention de Caen. Les entretiens se sont donc déroulés dans les prisons suivantes : 
- centre de détention de Bapaume (Pas-de-Calais). Dans cet établissement, où sont incarcérées plusieurs centaines de personnes, toutes condamnées, mais aux peines très variées, nous avons interviewé à la fois des hommes et des femmes. 
- maison d’arrêt de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Nous avons interviewé, dans cette « petite » prison, des hommes, des femmes et quelques mineurs, quasiment tous prévenus et originaires de la région. 
- maison centrale de Clairvaux (Aube). Une centaine d’hommes purgent de très longues peines [1], souvent sans date de sortie, dans cette prison ultra-sécuritaire. Les activités y sont peu nombreuses et les contacts réduits au maximum. Peu de détenus bénéficient de parloirs réguliers, notamment du fait de l’éloignement des proches. 
- maison d’arrêt de Marseille, « Les Baumettes » (Bouches-du-Rhône). Dans cet établissement où plus d’un millier de personnes (hommes et femmes) sont incarcérées (dont beaucoup en préventive), nous avons uniquement interrogé des hommes. 
- centre de détention de Caen (Calvados). Sa réputation est en grande partie avérée : beaucoup des quelques 200 détenus sont des délinquants sexuels et/ou des homosexuels.
L’accent y est mis, de façon plus volontaire qu’ailleurs, sur la réinsertion.
Nous ne pensions pas, a priori, qu’une personne détenue n’a rien à faire : le directeur du centre de détention de Caen, M. Daumas, dont l’établissement accueille, il est vrai, régulièrement des journalistes et des intervenants, nous a affirmé, expliquant ses atermoiements concernant notre venue, qu’il désirait « préserver les détenus de toutes les sollicitations des personnes extérieures ». Toujours est-il que nous appréhendions la réaction des détenus à notre travail. En effet, beaucoup de travaux réalisés dans les prisons révèlent le peu d’enthousiasme des détenus à participer à une enquête : ainsi, Brodsky (1975, 31) s’opposait à un taux de refus d’entretien de 50%, proportion qu’il réduisit à 10% en utilisant des lettres de recommandation et un dédommagement financier. Certaines méthodes d’enquête, impliquant les directions des établissements, donnent un moindre taux de refus : ainsi, lors de son enquête en Nouvelle-Zélande, Deane (1988, 15), après que les détenus aient été informés par un membre de l’établissement qu’ils étaient retenus pour l’échantillonnage, obtenait l’accord de quatre détenus sur cinq.
Voulant éviter toute confusion de la part des détenus avec une démarche officielle, et étant donnés les thèmes abordés par les entretiens, nous avons choisi de solliciter les détenus d’abord par voie d’affichage (voir Annexes, doc. 8.a). Il est certes arrivé que des détenus nous soient « envoyés » par des surveillants ou des assistantes sociales. Leur démarche s’est souvent avérée équivoque, cachant mal la volonté de transformer notre présence en dérivatif occupationnel ou en exutoire à des comportements contestataires. D’ailleurs, la bonne volonté de certains surveillants n’était pas toujours compatible avec la façon dont nous voulions aborder les personnes :
J’apprends qu’il y a ici plusieurs ecclésiastiques incarcérés pour pédophilie.
Justement, un surveillant, me demande quel profil m’intéresserait : « Vous voulez un gitan ? » Je décline l’offre, je viens d’en rencontrer trois en deux jours... Je lui dis que je serais intéressée par rencontrer un prêtre. Enchanté, le surveillant déclare avoir « tout en magasin » ! On monte au Q.I. Il ouvre une cellule et demande au vieux monsieur qui se trouve-là : « Vous êtes prêtre ? »
Confusion du monsieur : « Pas exactement, mais j’étais dans une
congrégation... » J’essaie de rattraper la brutalité de la question du surveillant, je suis terriblement gênée. J’aurais le temps, une fois dans le bureau, d’expliquer au détenu mon embarras, et que ce n’est pas ma façon de procéder... (Journal de terrain)
Mais la plupart des volontaires se sont manifestés lors de rencontres informelles, dans les couloirs, les lieux d’activité ou les cours de promenade.
Début des entretiens au quartier « Femmes ». Elles sont une petite vingtaine.
Les surveillantes m’ont tout simplement ouvert la porte de la cour de
promenade. Je suis allée rejoindre le groupe qui était là. Situation assez étrange, puisque j’ai été accueillie par un chaleureux : « Tu viens d’arriver ? » Le contact est bien passé - facile en somme : c’était vraiment la meilleure façon de
commencer... (Journal de terrain)
Certains détenus se sont investis dans notre recherche et nous ont aidées, en nous indiquant des codétenus dont les témoignages pouvaient nous être particulièrement profitables. Signalons que nous attendait, dans l’un des bâtiments des Baumettes, une liste de personnes à interroger (voir Annexes, doc. 8.d). Elle avait été soigneusement établie par un détenu, grâce à son charisme auprès de ses codétenus et à l’attitude bienveillante de l’Administration à son égard :
un surveillant gradé nous le présenta d’ailleurs comme victime d’une machination judiciaire.
Au bâtiment ***, c’est carrément une liste de volontaires qui a été établie par un prisonnier, d’ailleurs responsable de la bibliothèque. Il a fait le tour des cellules et de ses codétenus, et après discussion, on nous a fait un petit « panachage » des différentes situations : jeunes et vieux, célibataires, mariés et divorcés, et même selon le délit, « voyous » et « pointeurs »... Tout cela avec la bénédiction du chef de détention, satisfait, semble-t-il, de ne pas avoir à s’occuper davantage de la question. (Journal de terrain)
Entre avril et juin 2003, nous avons réalisé 26 entretiens avec des proches de détenus. Nous avons essayé de varier les liens de parenté, mais nous avons surtout rencontré, parmi les personnes acceptant l’interview, des compagnes de détenus. Elles ont été rencontrées dans des structures d’accueil de famille (de jour et de nuit) et via des réseaux militants. Nous avons enfin complété ces entretiens par des rencontres avec des responsables d’association (notamment de soutien aux prisonniers politiques) et de personnes publiques.

2. Les entretiens
Les entretiens étaient individuels, à l’exception d’un seul, réalisé avec un couple de détenus (qui accordaient une grande d’importance à être reçus ensemble), au centre de détention de Caen. Les entretiens duraient en moyenne deux heures, et très exceptionnellement moins d’une heure et demie. De type semi-directifs, ils s’appuyaient sur un guide d’entretien portant sur les thèmes de la famille, de l’intimité et de la sexualité (voir Annexes, Guides d’entretien).
Les entretiens réalisés étaient anonymes. Le dossier pénal des personnes détenues n’était pas consulté. Nous accordions systématiquement le temps nécessaire à l’information sur l’enquête et à son devenir : nous pensions devoir contrer une défiance, naturelle et légitime, de beaucoup de détenu(e)s à l’égard des chercheurs et des journalistes (qui sont d’ailleurs souvent confondus).
Privilégiant donc une relation de confiance plutôt que la recherche d’une « vérité » sur la personne (ce que la Justice se charge de faire), les entretiens n’étaient pas enregistrés. Ce choix nous a semblé être apprécié par les détenus.
Les auteurs des propos recueillis dans les entretiens sont désignés, selon le choix qu’ils ont exprimé, par leur propre prénom ou par un pseudonyme. Ils ont d’ailleurs parfois délibérément choisi celui-ci. Nous avons préféré, lorsque l’identification de la personne interrogée pouvait lui porter préjudice ou qu’il est fait référence à des pratiques que nous estimons devoir rester intimes, ne pas préciser l’identité de l’interlocuteur. Ce choix est éminemment discutable, puisque les personnes ont été interrogées volontairement et que nous avons pris le temps d’expliquer l’usage ultérieur des entretiens. De plus, nous laissions notre adresse, permettant ainsi aux personnes interrogées de nous signaler un éventuel changement d’avis sur l’utilisation de leur entretien. Cela ne s’est d’ailleurs produit qu’une seule fois. Mais nous savons aussi que l’entretien est un « piège » et, en contrepartie, le choix de taire certaines pratiques nous appartient.

C. LES DIFFICULTES TECHNIQUES
L’autorisation formelle de l’administration pénitentiaire de nous laisser réaliser, en détention, des entretiens avec des détenu(e)s, a été accordée rapidement. Mais la mise en place concrète de l’enquête s’est avérée plus difficile, en particulier le choix des terrains, en concertation avec l’administration centrale et avec l’accord des établissements. La Direction de l’Administration Pénitentiaire (D.A.P.) nous a d’abord demandé d’établir une liste d’établissements dans lesquels nous souhaitions interroger des détenus. Nous avions alors proposé le centre pénitentiaire pour femmes de Rennes, les maisons centrales d’Arles et Clairvaux, les centre de détention de Melun et Val-de-Reuil, et la maison d’arrêt de Dijon. Cette proposition nous est revenue ainsi : accord pour Clairvaux, refus pour Arles et Rennes (des sociologues travaillaient déjà dans le second), les centres de détention de Caen et Bapaume au lieu de ceux de Val-de-Reuil et Melun, la maison d’arrêt de Pau au lieu de celle de Dijon, et en plus : la maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille. Certains établissements, dont les directions avaient déjà été contactées et qui n’étaient pas opposées à l’enquête, n’ont donc pas été retenus par la D.A.P., qui a, à l’inverse, donné des autorisations d’accès à des établissements dont les directions n’étaient pas informées ou qui avaient manifesté, lors d’un premier contact, leur hostilité à l’enquête.
Je retéléphone donc à chaque établissement pour définir les modalités pratiques de l’enquête. Quand j’appelle Clairvaux, M. Danet, le directeur, est furieux. Il m’accuse de vouloir faire du « tourisme pénitentiaire », et veut mettre les choses au clair : « Vous ne verrez pas qui vous voulez. » De propos désagréables en mensonges, je lui propose donc d’annuler ma venue et de demander à la D.A.P. un autre établissement plus accueillant. J’obtiens finalement un rendez-vous, le directeur tenant à me recevoir « personnellement ». Malheureusement, la semaine où nous venons, comme prévu, il n’est pas là... (Journal de terrain)
Les différentes directions nous ont accueillies de manières diverses, le plus souvent d’ailleurs avec une bienveillante indifférence. Généralement, nous avons pu obtenir un local où rencontrer, en toute confidentialité, les personnes détenues : bibliothèque, salle de cours, bureau d’assistante sociale, bureau administratif d’un quartier d’isolement et parloir avocat notamment. Mais, au quartier des mineurs de la maison d’arrêt de Pau, nous avons réalisé les entretiens dans le couloir (c’est-à-dire, en termes pénitentiaires, sur la « coursive »), où nous avons toutefois pu placer une table et quelques chaises. Plus improbable encore : ailleurs, un chef de détention, navré du manque de place pour nous accueillir, nous a laissé son bureau, ce qui n’était pas sans impressionner ceux que nous recevions et donner (bien trop à notre goût) un caractère institutionnel à nos entretiens.
La relative liberté de mouvement accordée par les établissements pénitentiaires nous a permis de nous rendre dans les quartiers d’isolement et les quartiers disciplinaires (« mitards »), et surtout de nous y entretenir avec les détenus placés là. Paradoxalement, il a été davantage difficile de constituer un échantillon représentatif dehors. Trouver des personnes ayant rompu tout lien et acceptant d’en témoigner était nécessairement une gageure. Autre obstacle de taille : alors qu’en détention, nous avions (c’est le cas de le dire) un terrain « captif », c’est-à-dire identifié et disponible, à l’extérieur, les proches de détenus et les ex-détenus ne sont pas a priori identifiés, à moins de passer, comme nous l’avons fait, par des associations caritatives ou militantes ou non et des structures de contrôle. Cette façon de procéder, efficace pour rencontrer des personnes disposées à répondre à nos questions, biaise l’échantillon. À cela s’ajoute que ce bouche-à-oreille auquel nous avons eu particulièrement recours risque d’induire des « effets de grappe ».

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L’économie de la prison et sa gestion des rapports des personnes incarcérées avec leurs proches contribuent à expliquer les ruptures familiales et les adaptations - notamment en termes de socialisation carcérale - des détenus à celles-ci (Première partie : L’épreuve de la séparation). En cas de solidarité familiale, l’ajustement des liens implique de nouveaux modes relationnels, notamment le parloir et la correspondance (Deuxième partie : Les infortunes de la séparation). À travers trois événements de la vie familiale (la rencontre conjugale, la naissance et l’éducation des enfants, les deuils et la fin de vie), nous avons ensuite exploré comment l’histoire familiale continue à s écrire avec la prison (Troisième partie : La prison en partage).
L’étude des discours sur la sexualité, y compris contrainte, permet la compréhension des rapports entre intimité et socialisation carcérale (Quatrième partie : Pratiques, identités et représentations sexuelles). Avec l’étude de la fin de la peine et de la libération, nous ouvrons une perspective d’analyse à plus long terme des liens familiaux (Cinquième partie : La liberté devant soi). La compréhension du projet politique mis en oeuvre par la prison permet enfin de s’interroger sur sa fonction sociale, en particulier à l’égard de l’institution familiale (Sixième partie : La prison, un projet politique).

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Voilà posées les interrogations qui ont suscité cette enquête et décrite la méthode choisie pour y répondre. Demeurent l’illégitimité de ce sujet - supposé sans objet - et, qui pis est, son indignité. Parce que, comme nous le suggère la lecture de Declerck (2001, 108-110), ce qui tracasse « l’honnête homme », c’est qu’à défaut d’un voyeurisme de bon teint, ne faut-il, pour s’intéresser aux taulards, pas moins que les aimer ?

Notes:

[1Certes, comme on le dit en prison, « il n’y a pas de "courte peine" ». On se conforme toutefois ici à l’usage qui qualifie généralement de « courtes » les peines inférieures à cinq ans et de « longues » celles supérieures à dix ans.