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Détention provisoire

La justice vue d’en bas (Florence Aubenas, Le Nouvel Observateur)

Mise en ligne : 11 octobre 2007

Dernière modification : 27 septembre 2010

Texte de l'article :

La justice vue d’en bas
Une si petite affaire
Un jour, à Cannectancourt, Jeannot Rieffle, sans emploi, s’est barricadé dans son pavillon. Le GIGN intervient. La suite : une longue errance dans la machinerie judiciaire indifférente aux moins que rien. Reportage de Florence Aubenas

 

Pendant quatre ans Jeannot Rieffle a économisé sur son pécule de prisonnier pour acheter le costume qu’il portera le jour de son procès. Il l’a choisi avec le chef d’atelier de la maison d’arrêt de Compiègne, veste grise finement rayée, chemise rose pâle. Jeannot Rieffle compte 59 ans, deux dents à la mâchoire inférieure, plus aucune à celle du haut. Dans le box, il toise son monde. Jeannot Rieffle a toujours eu une haute opinion de lui- même. Le 10 novembre 2003, il a séquestré Francisca, sa femme, qui partait s’installer chez « Kangourou », chauffeur routier. Il l’a « touchée aux fesses » avec un pistolet à grenaille au moment où elle s’enfuyait, ce dont elle ne garde pas de séquelle. Puis il s’est barricadé seul dans leur pavillon, avec rhum, bière et fusils, provoquant un tel émoi à Cannectancourt, 500 habitants, dans l’Oise, qu’il fallut le GIGN pour le déloger à 4 heures du matin. Avec un accent fort et traînant Jeannot résume la situation aux jurés des assises de Beauvais : « Je l’aimais. A mon âge, je ne pensais pas pouvoir être cocu. »
Mais pourquoi parler de Jeannot ? « Pourquoi s’intéresser à cette histoire de cornecul ? » s’étonne un magistrat, dans les couloirs du tribunal. « Venez plutôt la semaine prochaine : on juge trois jeunes qui ont tendu un traquenard à un autre pour lui escroquer sa carte bancaire avant de le décapiter, comme dans le film « l’Appât ». Voilà une belle affaire ! » Jeannot Rieffle n’est ni Seznec ni Mesrine, nul n’en doute. Avec son pistolet à grenaille et sa chemise rose, il paraît à des années-lumière des vertiges d’Outreau, des effrois de l’affaire du petit Enis ou de toutes ces grandes tragédies judiciaires qui convoquent soudain la France en larmes devant les palais de justice et font voter en catastrophe des lois à l’Assemblée. Le « dossier Jeannot », ce serait même l’inverse, celui qu’on oublie sous la pile, celui qui tombe de l’armoire, celui qu’on se repasse de main en main comme le « valet noir » dans les parties de cartes. Et là, on n’est pas au cinéma.

Devant la cour de Beauvais, aux côtés de Jeannot, Olivier Sarfati a l’air bien plus ému que lui. Il est tout pâle et se demande s’il arrivera au bout des deux jours d’audience. Lui non plus n’aurait jamais pensé se retrouver un jour aux assises, mais une différence importante les sépare : Sarfati, lui, est avocat, celui de Jeannot en l’occurrence. Il a hérité du dossier, l’an dernier, par hasard, quand un de ses collègues de Compiègne, commis d’office dans l’affaire, a liquidé précipitamment sa clientèle à cause de « gros soucis ». MM Sarfati fait du droit commercial, des divorces, un peu de petite correctionnelle. Il a griffonné une trame pour sa première plaidoirie d’assises avant même le début de l’audience. Il l’a relue : « J’ai honte. »

En novembre 2003, quand Jeannot est arrêté, le personnel de la maison d’arrêt de Compiègne l’attend sur le pied de guerre. « On pensait voir débarquer un gars chaud-bouillant », se souvient un gardien. Le matin même, « Oise Hebdo » a titré « Le forcené délogé par le GIGN après une nuit de siège », et cela fait des heures que les radios locales moulinent sur le « drame de Cannectancourt ». Le « forcené » se révèle particulièrement courtois, s’impose même dans sa cellule comme une sorte de « chef », régnant sur le programme télé, sermonnant ceux qui s’énervent et régulant les paquets de cigarettes. L’attente commence.
En Allemagne, les enquêtes durent rarement plus de six mois et le Code exige qu’un magistrat se justifie s’il dépasse ce butoir. A Compiègne, quarante-six mois vont être nécessaires pour venir à bout du « dossier Jeannot », un délai « tout à fait normal », dira sans sourciller 1 avocat général Caroline Serrurier à l’au dience. Le plus incroyable est qu’elle a raison, statistiquement en tout cas : la France s’inscrit dans un hors norme absolu de la misère judiciaire.

Comme beaucoup de petits tribunaux, Compiègne ne compte qu’un seul poste de juge d’instruction. Généralement s’y succèdent des novices, juste sortis de l’école : les magistrats chevronnés préfèrent les régions plus attractives ou les tribunaux plus excitants. Or, depuis le procès d’Outreau, « on ne veut plus de débutants à l’instruction, surtout s’ils doivent travailler seuls, explique David Pamart, substitut chargé de la communication à Amiens. Mais faute d’autre candidat, comment faire ? On ne va pas nommer des gens de force. On est face à deux équations inconciliables ». A Compiègne, le juge tombe malade, un intérimaire est nommé. Les téléphones sonnent dans le vide, les enquêtes s’enlisent dans la torpeur judiciaire. Il faut attendre deux ans pour que soit or donnée l’expertise balistique - incomplète de toute façon, car la saisie des munitions n’a pas été faite -, puis deux ans et demi pour que le médecin évalue les blessures de Francisca Rieffle et fixe le préjudice à vingt jours d’ITT. Il a fallu aller chercher un psychiatre à Paris parce que la circonscription n’en compte plus que cinq, tous débordés. Aucune reconstitution n’est demandée, certaines photos de l’enquête se sont évaporées, Jeannot a vu un magistrat trois fois en tout et pour tout.

En 2006, lorsqu’un juge d’instruction reprend enfin le poste de Compiègne, à la satisfaction générale, le cabinet est déclaré sinistré depuis longtemps. 176 affaires se sont entassées, contre 70 en temps normal. A chaque étape, la machinerie judiciaire ploie sous la surcharge : fixer la date du procès pour le « dossier Jeannot » prend encore une année de plus. Il était temps : à deux mois près, le « dossier Jeannot » devenait susceptible de tomber sous le coup de la Cour européenne de Strasbourg, pour atteinte au droit « d’être jugé dans un délai raisonnable ». Surtout si le mis en examen est en détention provisoire avant le procès. Dans sa cellule, Jeannot dit que personne ne l’a jamais vraiment écouté. Il a hâte que le procès débute.

« Monsieur Rieffle, pourquoi vous n’avez jamais déposé de demande de mise en liberté ? » demande Cécile Simon, présidente des assises de Beauvais. Dans le public, un avocat de passage s’est improvisé professeur devant une classe de lycéennes qui assiste à l’audience : « La présidente a raison. Il devait se sentir coupable quelque part pour rester en prison sans broncher. » Dans le box, Jeannot se lève : « Je ne connais rien à la loi, j’avais demandé à mon avocat... » Me Olivier Sarfati commence à exhumer dans le dossier les suppliques que Jeannot griffonnait désespérément pour que son prédécesseur demande sa libération. Cécile Simon ne cherche pas à cacher un mouvement d’humeur. Elle le rabroue : « Vous n’allez pas commencer à critiquer les collègues, allons. C’est trop facile. » Me Sarfati s’est rassis.

A Cannectancourt, les journées de Jeannot se ressemblaient depuis son mariage avec Francisca. Lui est mécanicien, poseur de piscines ou n’importe quel boulot qui nécessite deux bras et un bon coup de perceuse. Francisca a grandi à la DDASS et renoncé à retrouver ses parents quand un fonctionnaire lui a glissé : « Vous allez être déçue. » Elle est infirmière libérale, travaille comme une dingue et trouve qu’elle a de la chance : faire ce métier était son rêve. On est en 1994 quand ils se rencontrent, tous deux glissant doucement vers la cinquantaine et alignant autant de divorces que de mariages. « Ca a été le coup de foudre, assène Jeannot. Elle était douce. Comme elle gagnait un maximum, il valait mieux que j’arrête de travailler pour les impôts. »

Dans le pavillon de Cannectancourt, il taille les rosiers, dépanne les voisins. Puis Jeannot boit un coup. Parfois il va pêcher dans les étangs, du côté de Noyon. Puis boit un coup. A midi, il déjeune au Lion d’Or, un restaurant pour routiers, fume le cigare entre deux Gauloises brunes, parle haut, porte gourmette et chevalière. En fin d’après-midi, on a toutes les chances de le trouver au Bar de la Poste. Là, Jeannot boit plein de coups. Parfois, il devient brutal, surtout avec Francisca. Le lendemain, il est tout penaud. Ca arrive de plus en plus souvent.

Que s’est-il passé ce 10 novembre 2003 ? « Aucune idée », dit Jeannot. Il est 10 heures du matin, il a le cafard. Ca fait deux mois que Francisca est partie vivre chez Kangourou, mais elle continue de passer tous les jours au pavillon porter des croquettes pour les chiens, du fioul pour le poêle et du rhum pour Jeannot : « Au fond, c’était comme un gosse. J’avais du mal à l’abandonner », dit-elle. A midi, elle n’est toujours pas arrivée. Jeannot s’impatiente. Boit un coup. De dessus le bahut, il décroche ses fusils, achetés dans des brocantes, et va chercher les cartouches dans le tiroir à chaussettes. Il est 14h30 quand Francisca arrive. Il lui annonce « qu’elle retournera pas chez sonjules ». Il la pousse sur le canapé, la frappe, la menace. Veut boire un coup, se penche vers le frigo. Francisca en profite pour s’enfuir. Elle est atteinte par quelques plombs à la cuisse et à la hanche. « Si j’avais voulu l’assassiner, j’aurais pris un de mes fusils qui tue en moins de rien et visé la tête, dit Jeannot. Je voulais faire peur. » La présidente le coupe : « Votre système de défense consiste à dire que vous n’aviez pas l’intention de la tuer ? » Jeannot : « Ce n’est pas un système de défense, c’est vrai. »

Francisca, 60 ans, porte un ensemble en jean et des chaussures vernies à talons. Elle regarde Jeannot dans le box. Il lui fait pitié. Maintenant, elle en vient même à se demander s’il a vraiment voulu la tuer. De toute manière, Francisca pense que le coup de feu contre elle n’est pas le plus important. « Pour la justice, la grosse affaire, ce sont les gendarmes. Tout le monde me l’a dit. » Elle le dit gentiment, sans acrimonie.

A Cannectancourt, le 10 novembre 2003 vers 15 h, arrive une puis deux voitures de gendarmes. Francisca s’est réfugiée chez le voisin, elle leur explique, affolée, que Jeannot est ivre et armé. Le chef d’équipe Godefroy frappe à la porte du pavillon. Jeannot maugrée qu’on le laisse tranquille. Puis s’endort dans le salon. Vers 16h30, une balle tirée de l’intérieur du pavillon fait éclater la vitre et érafle un gendarme au visage. Il est en train de s’essuyer avec une lingette, quand Francis Cabrel entonne à plein volume « Je l’aime à mourir » sur la chaîne stéréo. C’est le chanteur préféré de Jeannot. Côté uniforme, on riposte en cassant une autre vitre pour tenter de l’enfumer à la lacrymo. En vain. Il s’est à nouveau endormi.

Quand Jeannot émerge vers 19h45, la campagne est bleue de gendarmes, près de 70 hommes venus de partout, Noyon, Compiègne, un médiateur de Beauvais, le commandant de légion d’Amiens, le procureur de la République, les pompiers, le Smur, l’ambulance. Le coup de feu du « for cené » a déclenché l’alerte maximale. Dans son salon, Jeannot constate surtout qu’il est l’heure de fermer les volets, comme tous les soirs. Il sort tranquillement. Embusqué, le gendarme Godefroy tente de le paralyser au Flash-Bail. Jeannot encaisse sept coups, finit de rabattre les stores et recommande à Godefroy de repasser le lendemain pour des explications. Chez les gendarmes, un nouveau blessé est évacué, mordu à la jambe par Okay, le chien d’attaque de la brigade canine de Compiègne.
A 20h45, les tireurs d’élite et troupes d’assaut du GIGN encerclent le pavillon, la salle des fêtes de Cannectancourt a été transformée en QG. Un mouvement de panique saisit le village lorsque claquent sept détonations vers minuit. Ce sont des braconniers. Tout le monde a fini par tomber d’épuisement quand, à l’aube, des hommes en cagoule sautent sur Jeannot Rieffle, assommé d’alcool et roulé en boule sur son canapé. Contre lui, il a rassemblé un petit trésor, son livret de famille, - et celui de Francisca ! - une croix en or, un gant de toilette où il a fourré 1 000 euros. Il n’a aucun souvenir, dit-il, d’avoir tiré contre les gendarmes. « Le coup a dû partir par hasard, dans mon sommeil. »

A Beauvais, un orage éclate. Jeannot Rieffle s’agite dans le box. « Essayez de rester calme », lui conseille MM Sarfati. Alors Jeannot se rassoit, immobile : du plafond, de grosses gouttes de pluie lui tombent sur la tête. La cour d’assises le condamne à dix ans ferme. « Si vous voulez faire appel... », commence la présidente. Et lui : « Ah non, surtout pas... »
Le « dossier Jeannot » est clos. Au suivant.

 

Florence Aubenas
Le Nouvel Observateur