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Pratiques culturelles

Essai de synthèse à partir des travaux de recherche menés en France

Sociologie de la lecture en France : état des lieux

Chapitre 7 : Lire en prison, les conclusions d’une enquête

Mise en ligne : 3 février 2008

Texte de l'article :

Chapitre 7 : Lire en prison, les conclusions d’une enquête

Commande conjointe du ministère de la Culture (Direction du Livre et de la Lecture) et du ministère de la Justice (Mission Droit-Justice), une enquête sur la lecture en prison a été menée pendant un an (Par l’équipe de recherche ADESHAM. L’enquête de terrain - menée par Jean-Louis Fabiani, Fabienne Soldini et Huguette Rigot) auprès de 220 détenus répartis sur huit sites représentant une diversité de situations significatives du milieu carcéral. Les huit établissements retenus ont été choisis par les deux administrations commanditaires selon un certain nombre de critères : type d’établissement (centrale, centre de détention, maison d’arrêt), ancienneté (établissements traditionnels et " prisons 13000 "), taille (d’une soixantaine de détenus à plus de deux mille), implantation géographique et établissements ayant fait l’objet d’opérations particulières concernant la lecture (interventions d’écrivains, efforts particuliers d’un instituteur, etc.).

L’essentiel du rapport d’enquête a donné lieu à publication : Jean-Louis Fabiani avec la participation de Fabienne Soldini, Lire en prison, une étude sociologique, Paris BPI-Centre Pompidou, coll. Etudes et Recherche, 1995.

Cette étude s’inscrivait dans le cadre d’une problématique explicitement finalisée dans l’appel d’offres : faisant suite à une première enquête statistique menée par la Direction de l’administration pénitentiaire du Ministère de la Justice sur le fonctionnement des bibliothèques des établissements pénitentiaires, il s’agissait à la fois d’évaluer les premiers résultats d’une politique en faveur de la lecture en milieu carcéral et recenser les obstacles à sa mise en oeuvre.

Depuis quelques années, en effet, la question de la lecture en milieu carcéral bénéficie de l’attention soutenue des pouvoirs publics. La politique en faveur du développement de la lecture en prison a fait l’objet d’une convention signée en 1986 entre le ministère de la Justice et le ministère de la Culture (Direction du Livre et de la Lecture) et s’inscrit dans une problématique d’" humanisation " des prisons : cette volonté d’ouvrir la prison à des activités nouvelles et à des intervenants extérieurs a profondément transformé l’organisation disciplinaire et l’univers carcéral. A l’interdiction de communication entre les détenus s’est substituée, dans certaines limites évidemment, la généralisation du droit à la parole. Dans la mesure où la lecture peut être définie comme l’une des conditions d’accès aux activités relationnelles, le développement de la lecture en prison constitue l’un des instruments de cette politique nouvelle, dont les conséquences sont multiples, qu’il s’agisse de l’insertion sociale et professionnelle, du réapprentissage du métier de citoyen, etc.

D’autant que l’écrit n’est pas absent de l’univers carcéral. La correspondance personnelle (avec la famille, les amis), en l’absence d’autres moyens de communication avec l’extérieur (il n’y a pas le téléphone dans les cellules), y redevient importante. D’autre part, comme toute administration, l’ordre carcéral génère en permanence une profusion d’écrits : la plupart des mouvements des détenus doivent faire l’objet d’un document pour être autorisés. De même, selon les auteurs de l’étude, la transmission hiérarchique des consignes, comme la remontée des informations vers la direction, ne prend presque jamais de forme orale.

  • L’offre de lecture en prison : dans une première partie, intitulée Des lieux et des lecteurs, l’offre de lecture est décrite à partir de l’analyse de l’articulation de la volonté des pouvoirs publics et de la tradition de l’usage du livre en milieu carcéral.

Auparavant, l’administration pénitentiaire se méfiait de l’écrit : les messages que celui-ci véhicule étaient sévèrement contrôlés, tout comme leurs conditions de circulation. Le système de la liste que le détenu devait - et doit encore dans de nombreux établissements - cocher pour obtenir des livres voit se substituer aujourd’hui un droit à la lecture défini comme " non limité ", qui, théoriquement, ne peut être restreint par décision de justice ou par le simple effet des contraintes organisationnelles des établissements.

Les bibliothèques auxquelles ont eu accès les enquêteurs témoignent, bien qu’imparfaitement, de cette nouvelle volonté politique : de plus en plus, elles sont organisées en accès direct, et selon les résultats de l’enquête de l’Administration pénitentiaire, menée en 1991-92, 117 bibliothèques fonctionnent en accès direct (sur un total de 183 établissements pénitentiaires). Cette extension du réseau en accès direct est à la source de l’augmentation considérable du nombre de prêts. Il reste néanmoins que les conditions d’accueil des lecteurs y sont souvent restrictives. Quant aux fonds, ils sont à la fois limités et pas nécessairement adaptés à la demande spécifique des détenus. De fait, les meilleures conditions de diffusion de la lecture en prison se trouvent réunies lorsque s’instaure une forme de coopération entre les responsables des services socio-culturels et les surveillants. Dans ce contexte favorable, le point d’appui principal pour le développement de la lecture réside dans le rôle de régulateur que peuvent jouer les détenus bibliothécaires, susceptibles d’exercer une médiation entre leurs codétenus et l’appareil pénitentiaire. A l’opposé, l’instabilité des situations (particulièrement dans les maisons d’arrêt) ou la fragilité des dispositifs apparaissent comme autant d’entraves.

  • Profils de lecteurs

Rendre compte de la diversité des profils de lecteurs, tel était l’un des objetifs de cette enquête. A cet égard, le constat que les lieux de lecture sont réinvestis et redéfinis par les détenus de manière diverse et souvent hétérodoxe devrait donner matière à réflexion. En d’autres termes, en prison, la bibliothèque est toujours autre chose qu’une bibliothèque : on vient y chercher d’autres gratifications que le contact avec les livres, comme l’expliquent de nombreux détenus interviewés. Toutefois, si l’on considère les caractéristiques socioculturelles de la population carcérale (selon les chiffres les plus récents, la population carcérale comprend 23% d’analphabètes et d’illettrés. 40% des détenus n’ont pas dépassé le niveau d’études primaires et plus de 80% ne sont pas allés au delà de la classe de cinquième) et la nature même de la situation de détention, on comprend qu’il est vain d’aspirer à un fonctionnement " normal " de la bibliothèque. Compte tenu du recrutement social majoritaire de la prison, il n’est pas en effet étonnant qu’on y rencontre surtout l’expression de rapports à la lecture (et à la culture, en général) qui se rapprochent des descriptions sociologiques nombreuses de l’activité lectorale caractéristique des classes populaires : le caractère instrumental de la lecture y prédomine souvent, sans pour autant exclure le plaisir ou le jeu. Dans cette perspective, trois axes essentiels se dégagent :

  • le premier porte sur les usages " pragmatiques " de l’écrit : la prison suscite la demande, quelquefois imprécise, de toute une gamme d’outils destinés à la simple survie, à la préparation du procès, etc.
  • le second renvoie à la métaphore classique de " l’évasion par les textes "
  • le troisième envisage toutes les formes de la " recomposition de soi ", si caractéristiques de l’autodidaxie, qui passent par l’écrit.

= > Ces trois axes de la lecture en milieu carcéral s’inscrivent dans un contexte spatio-temporel particulier. La prison peut être en effet définie comme un moment de suspension dans le cours ordinaire de l’organisation sociale du temps, il est alors naturel de chercher à déterminer les effets d’un changement brutal qui s’applique uniformément à tous les détenus, alors même que ceux-ci se distinguent entre eux de par leur trajectoire individuelle, leur niveau scolaire et les ressources sociales dont ils disposent. Dès lors qu’elle occasionne nécessairement une coupure biographique, l’incarcération peut avoir une fonction révélatrice sur les pratiques culturelles des détenus.

  • L’espace, le temps, le livre : les auteurs s’efforcent de dessiner la spécificité de la lecture en prison. Ce thème de l’espace-temps de la lecture en détention parcourt toute la seconde partie : Figures du lire en milieu carcéral. Au fil des entretiens, l’enquête montre comment la pratique de la lecture s’inscrit physiquement dans l’espace carcéral, c’est à dire dans un univers où l’intimité - propice à son épanouissement - n’existe pas et comment elle partage avec d’autres pratiques (la télévision omniprésente, notamment) la structure spatio-temporelle particulière de la détention. Faibles lecteurs pour la plupart, les détenus hommes hésitent à parler de livres : le commentaire d’ouvrages ne fait pas partie de leurs habitudes. Mais cette réticence est toute aussi forte chez les détenus moyens ou forts lecteurs, tout à fait capables, au cours des interviews, d’évoquer leurs lectures avec richesse et précision : comme si, à leurs yeux, la lecture était une chose trop sérieuse et trop intime pour faire l’objet de conversations.

Cette légitimité de l’écrit chez les détenus - et les nombreuses ressources qu’il leur offre - se vérifie encore avec l’analyse des formes que prend la correspondance en prison ou la description des usages multiples et quelquefois détournés de la poésie, l’écriture de journaux intimes voire des journaux de détention, quand ce n’est pas l’aspiration à une carrière littéraire.

En définitive, la pratique de la lecture en prison constitue un indiscutable instrument de re-socialisation des individus, dans la mesure où, loin de les isoler et de les confiner sur eux-mêmes, elle leur donne une clé d’accès à une réorganisation du temps. C’est que, pour une partie des détenus, le souci de recréer un emploi du temps qui leur soit propre et la discipline qu’ils s’imposent souvent (lire deux heures tous les matins, ne jamais allumer la télévision l’après-midi, par exemple) constituent une forme de réaction contre la dépossession temporelle caractéristique de la prison. En recréant des régularités qui ne doivent rien aux exigences de l’administration pénitentiaire, ils s’imposent des contraintes d’un autre ordre que celles qu’ils subissent d’ordinaire. La lecture, à ce titre, participe de manière privilégiée, à cette re-disciplinarisation de soi.

Au total, la population carcérale n’échappe pas aux déterminations sociales globales : du fait de ses caractéristiques particulières, elle cumule tous les handicaps vis à vis de l’écrit. De plus, malgré les efforts accomplis, les prisons continuent de vivre sous le régime de la pénurie culturelle. C’est pourquoi, loin de prôner l’inaction, les auteurs de l’enquête affirment avec force que l’augmentation massive de l’offre est la première condition du progrès en ce domaine.