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"Sida et prison", article du journal Chrétiens Sida - n°37

Mise en ligne : 21 janvier 2003

Dernière modification : 22 mars 2003

Texte de l'article :

C’est au service de Didier Sicard, professeur de médecine interne à l’hôpital Cochin, qu’est rattachée l’Unité de consultation et de soins ambulatoires de la maison d’arrêt de la Santé. Dans chrétiens & sida n° 24 de février 1999, il décrit le double enfermement qu’est le sida en prison, et les problèmes particulier qu’y posent la prévention, le dépistage et le traitement de la maladie. 
 
 
Le rapport d’un être au temps est un des fondements de l’équilibre mental. Le tressage permanent d’un présent, vécu sans contrainte excessive, d’un passé revisité comme matériau de mémoire et d’un futur ouvert définissant la liberté d’un choix, permet à l’être humain de vivre une vie faisant alterner action et réflexion.
La prison est à la source d’un présent, vécu comme souffrance due à la contrainte. Le passé est bloqué dans une nostalgie improductive, et le futur n’existe plus, ou il n’existe que dans le lointain, interdisant le projet concret immédiat. Le détenu vit ainsi dans un présent insupportable que ne protège plus l’espérance immédiate. L’emprisonnement perturbe donc l’équilibre psychologique de tout être qui n’est plus dans une perspective dynamique et cet état mime l’état dépressif.
Le sida vient briser ce recours à l’espérance lointaine en fixant des échéances précises au corps souffrant. La notion de temps compté, si cruelle à vivre pour la plupart des malades, prend ici une résonance particulière, car la mort annoncée ne laisse même plus à celui qui l’attend d’autre ressource que cette attente menaçante vécue de façon passive.
Sida et prison sont donc vécus comme une violence rare.

Il y a prison et prison

Etre en prison à Cuba avec un sida n’est pas la même chose qu’à Fresnes ou à Rome. Etre dans une maison d’arrêt en préventive ou dans une centrale n’offre pas les mêmes contraintes, être incarcéré pour la première ou la sixième fois ne crée pas le même bouleversement, être seul ou entouré d’amis ou d’une famille, être un intellectuel ou un manuel... bref il n’y a pas deux détenus qui vivent leur situation de la même façon, même s’il y a peu de domaines où l’humain vive autant sa condition présente sur le plan physique et mental à travers des réflexes d’une humanité commune.
Les prisons ne sont pas peuplées de malades porteurs de sérologie VIH, même si la proportion est plus importante en prison qu’au dehors : entre 1 et 3 % selon les établissements français. Ce " petit " ou ce " grand " nombre, selon le regard ou le sentiment de l’observateur, crée une relation spécifique dans l’univers carcéral. En premier lieu, la notion de secret ; il y a peu de maladies où celui qui est atteint attache une telle importance au secret de sa connaissance. Conscient du regard sévère porté généralement par la société qui identifie cette infection à un comportement marginal, toxicomane, homosexuel, il ne souhaite pas voir son identité réduite à son état de maladie. Garder le secret vis-à-vis du surveillant, vis-à-vis de ses co-détenus, est une obsession. Vis-à-vis des surveillants qui assimilent rapidement détention et sida comme allant de soi sans compassion aucune et en éprouvent parfois de l’effroi ; vis-à-vis des détenus qui peuvent éprouver des sentiments de peur, des fantasmes de risque, de contamination. Comment, par exemple, le mythe du risque du rasoir contaminant a t-il pu, non seulement angoisser, mais aussi justifier des prises excessives de précaution ; l’exclusion sous couvert de précaution. Le virus VIH ne peut pas se transmettre par le rasoir, mais le dogme du risque semble solide (ce ne sont pas quelques vagues sérosités qui peuvent être vecteurs de ce virus). Les conditions de détention obligent trois, quatre personnes à vivre ensemble, à effectuer leurs gestes les plus intimes au su et au vu de tout le monde. Comment donc ne pas être doublement incarcéré, dans une cellule où l’on est vécu comme une menace pour les autres ? le gobelet unique, la serviette, les instruments personnels inéchangeables sont autant de signes visibles d’une ségrégation.
Le secret ne peut être maintenu lorsque le malade prend des médicaments ; autant il peut être concevable de cacher une ou deux gélules, en cacher 15, 20, prises sous contrainte d’horaires fixes, est impossible. Certains détenus ont ainsi demandé à ne pas être traités pour ne pas voir le regard anxieux, curieux ou méprisant de leurs co-détenus.

Dépistage et secret

Il est interdit de faire un dépistage sauvage de l’infection VIH à tout être humain, donc à tout détenu, mais il est fondamental de permettre simultanément à un détenu de connaître sa sérologie et au médecin de l’établissement d’éventuellement l’ignorer. C’est un droit essentiel de l’individu d’avoir accès à un dépistage anonyme où l’équipe qui dépiste n’est pas celle qui soigne. Un sujet a le droit de se savoir VIH positif, de se voir dépister et de ne pas le dire à l’établissement pénitentiaire. Un sujet a le droit absolu de taire son état VIH positif. Certes, il peut être parfaitement légitime pour un médecin d’apprécier la gravité d’une infection respiratoire à l’aune de la connaissance d’une sérologie VIH positive. Des maux de tête inhabituels peuvent faire demander un scanner cérébral chez un tel sujet, scanner qui ne serait pas demandé en l’absence de sérologie positive. Les arguments doivent tout de même être tempérés. C’est le rôle du médecin de prendre sans cesse conscience que cette maladie en prison est une maladie différente des autres. Il faut que le détenu sache que le médecin est dépositaire d’un secret absolu. Cette situation peut parfois être jugée choquante, mais ce n’est pas pour cela que l’on doit passer outre. Ainsi, par exemple, un sujet coupable d’une agression sexuelle devrait pouvoir être dépisté de façon immédiate et automatique, compte tenu des thérapeutiques préventives proposées aux victimes dans le cas d’une sérologie positive de l’agresseur. Dans la plupart des cas, l’agresseur accepte cette sérologie de dépistage, mais on ne peut la lui imposer de force, même si, pour la femme qui a fait l’objet d’un viol, cette ignorance de la sérologie de l’agresseur est insupportable. Pour la justice cette sérologie ne peut être obtenue que par proposition, pas par contrainte. Il en est de même pour les policiers. Certains cas ont concerné des policiers agressés, mordus par des agresseurs. Ces violences à agents de la force publique ne justifient pas que le dépistage sérologique soit une mesure coercitive. Ce secret qui devrait être réel et qui n’est que potentiel relativise les chiffres, en les minorant peut être, de 1 à 3% de présence de sujets infectés par le virus VIH dans les prisons françaises.

La question des seringues

Ce n’est pas parce que la Commission Européenne des Droits de l’Homme demande à voir les dossiers des malades atteints de sida qu’elle en a le droit. L’objectif avancé de respect des droits de l’homme peut ainsi être en contradiction avec les droits d’un détenu. Il faut se méfier des bonnes intentions de quelque commission que ce soit. Maintenir le secret d’une telle infection dans un milieu aussi clos que l’univers carcéral est en fait une gageure. Une consultation réservée aux malades VIH est une rupture du secret, secret qui se heurte tout de même à quelques difficultés pratiques. On peut concevoir qu’à l’intérieur d’une prison la présence de seringues soit vécue comme une menace potentielle par les surveillants, avec ses conséquences sur la volonté de savoir le statut sérologique de chacun derrière les barreaux.
On sait, en effet, que les toxicomanes sont nombreux en prison. Leur toxicomanie les y conduit de façon privilégiée. Se pose alors le problème de l’échange des seringues. Certains établissements pénitentiaires en ont fait l’expérience, en particulier en Suisse, l’administration françaises ne pouvant tolérer que des seringues circulent. Cela reviendrait à tolérer une transgression. Il est aussi évident que la présence de toxicomanes et la rareté des seringues en prison font courir un risque aux détenus qui voudraient tenter pour la première fois l’expérience. La rareté des seringues conduit inéluctablement à utiliser des seringues pour usage multiple...
Ce problème de seringues se rapproche de celui de l’utilisation des préservatifs. Mettre en évidence des préservatifs dans une prison est insultant pour la plupart des détenus qui assimilent cette mise à disposition à une reconnaissance d’une homosexualité latente. Là encore, l’établissement se doit de ne pas faire courir de risque à celui qui est détenu, mais il faut tout faire pour que dans la plus grande discrétion, mais aussi la plus grande disponibilité, la plus grande liberté, (si ce mot en prison a un sens) l’accès aux préservatifs soit possible sans être relié à une image d’homosexualité.
Lorsque la maladie évolue peut se poser le problème de l’encéphalopathie et donc du maintien en prison d’un sujet à la conscience altérée. Quelques cas de leuco-encéphalite multiprogressive focale ont ainsi fait l’objet d’une grâce médicale toujours chichement accordée. On conçoit le désespoir et la souffrance de malades confrontés à des diarrhées pénibles, une anorexie absolue, un amaigrissement cachectique. La fin d’un être humain ne peut se concevoir en milieu carcéral, pas plus par le sida que par une pathologie tumorale ou dégénérative.

En France, les traitements de l’infection du sida sont distribués aux détenus dans des conditions relativement satisfaisantes, nonobstant le problème du secret. Les trithérapies, les quadrithérapies ont été administrées dans des conditions proches de celles des sujets libres et il serait faux de dire que les détenus n’ont pas bénéficié des progrès thérapeutiques. La question se pose cependant lors de la sortie. Certaines sorties sont de véritables expulsions de la prison avec expulsion du pays. La prison, qui a pu constituer un moment un havre, est alors à la source d’une rupture thérapeutique. La situation est paradoxale : une prise en charge médicale bien faite lors de l’incarcération se trouve brutalement compromise par la libération. Certes, les médecins peuvent rédiger des certificats médicaux soulignant le risque vital d’une expulsion, mais souvent les détenus sortent avant que le médecin n’ait pu être entendu ou avant une dernière consultation médicale. Lorsqu’une prison a incarcéré un détenu, elle en devient responsable et on ne peut l’expulser dans un pays où il n’aura pas le même accès thérapeutique. C’est une des contradictions de la médecine contemporaine et de l’incarcération actuelle.

Médecine et noblesse

La loi de 1994 a été la source d’une grande avancée sur la présence de la médecine au sein des prisons ; elle a permis l’autonomie, tout au moins apparente, mais souvent réelle, des médecins par rapport à l’administration, elle a permis que les UCSA (Unité de consultations et de soins ambulatoires) constituent une avancée des droits de l’homme. Il est en effet inconcevable que le médecin en prison soit un auxiliaire de la justice.
Que peut-on conclure de ce double enfermement, prison et sida ? Que le sida, comme toujours, a constitué une mise en question plus concrète des rapports entre le sujet malade et l’univers carcéral, même si cette maladie n’a pas toujours un caractère extérieur spectaculaire. La banalisation ou la dramatisation ne sont pas adaptées à cette situation toujours traumatisante qu’est l’affrontement de l’infection VIH. Elle sollicite des médecins une exigence, une attention, une relation humaine dans toute sa noblesse ; le détenu a besoin pour son propre futur d’une médecine dans laquelle il ait confiance. C’est la noblesse de la médecine de pouvoir répondre à cette demande dans le respect de l’autre quel qu’il soit.