15410 articles - 12266 brèves

Saisine no 2003-13 pour chantage auprès de détenus par un surveillant

Mise en ligne : 24 août 2004

Texte de l'article :

Saisine no 2003-13
AVIS ET RECOMMANDATIONS
de la Commission nationale de déontologie de la sécurité à la suite de sa saisine, le 25 février 2003, par M. Michel Dreyfus-Schmidt, sénateur du Territoire de Belfort.

La Commission nationale de déontologie de la sécurité a été saisie, le 25 février 2003, par M. Michel Dreyfus-Schmidt, sénateur du Territoire de Belfort, de plaintes émanant de détenus incarcérés au centre pénitentiaire de Maubeuge (Nord). Une lettre du 21 février 2003 d’une responsable de l’association Observatoire international des prisons - section française, comportant elle-même plusieurs annexes, est jointe à la saisine. Elle fait état de chantages et de menaces dont des détenus auraient été l’objet de la part d’un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire.
La Commission a demandé, le 6 mars 2003, au garde des Sceaux si l’inspection des services pénitentiaires a eu connaissance de ces faits. Le ministre a répondu, le 12 mai, que l’administration pénitentiaire n’avait pas été informée de tels événements, mais qu’il demandait à la direction régionale des services pénitentiaires de Lille de procéder à une enquête. Il en a transmis les résultats à la Commission, à la demande de celle-ci, le 18 juillet. La Commission, qui a mandaté deux de ses membres pour se rendre au centre pénitentiaire, a entendu celui des signataires de plaintes qui était encore incarcéré, le directeur du centre pénitentiaire, un chef de service pénitentiaire, deux premiers surveillants et une surveillante, les uns et les autres affectés au centre de Maubeuge ; elle a reçu aussi le témoignage d’un surveillant principal.

- LES FAITS
L’Observatoire international des prisons expose que « selon plusieurs témoignages de personnes incarcérées » au centre pénitentiaire de Maubeuge, « un surveillant exerçant la fonction de chef de bâtiment [M. H.] se livrerait à des actes de chantage ou à des menaces verbales sur des détenus ». L’Observatoire joint des lettres de trois détenus.

A - Plainte des trois détenus
1 - Dans une lettre du 30 décembre 2002, M. Z. (23 ans) rapporte que M. H. lui aurait « proposé un marché : si je voulais travailler et récupérer mes grâces, il fallait que je dénonce celui qui possédait un portable et les personnes qui sont en possession de cannabis ». Il précise que l’entretien a eu lieu en présence d’un autre surveillant (M. L.). Il ajoute qu’il a refusé et que ses demandes tendant à pouvoir travailler sont demeurées vaines.
Dans un témoignage écrit, un surveillant principal du centre confirme que M. H. a proposé au détenu Z. un travail au service général de l’établissement pénitentiaire  [1] « à condition que ce dernier dénonce certains faits ».
« [M. H.] le harcelait, le menaçait quotidiennement ». Un premier surveillant a confirmé devant la Commission que « [M. Z.] a subi des pressions pour donner des renseignements. Ce détenu, qui était affecté au service général, a été menotté et molesté à plusieurs reprises par [M. H.] ».
2 - Un deuxième détenu, M. Y. (19 ans et demi), expose que M. H. aurait menacé de le transférer dans « un quartier chaud » s’il ne lui indiquait pas le nom des détenus « qui ont du cannabis et un téléphone portable » (lettre du 15 janvier 2003).
Entendu en octobre 2003, M. Y. a confirmé les termes de sa lettre de janvier : « M. H. m’a secoué un jour où j’avais fait tomber une bouteille par maladresse sur un balayeur. Il m’a attrapé par le col et m’a jeté contre le placard dans ma cellule. Il a frappé un autre détenu une autre fois, devant tout le monde dans l’atelier. Il n’y a que M. H. qui fasse du chantage. Il le fait souvent pour que je dénonce les détenus qui ont un téléphone portable ou du cannabis. Sinon, il rejette mes demandes (permission, conditionnelle).
[M. Z.] m’a dit que lui aussi avait fait l’objet de chantage. » M. Y. a précisé que les endroits « chauds » sont ceux où il a « des problèmes » avec d’autres détenus qui le « traitent de balance ».
3 - Le troisième détenu dont l’Observatoire international des prisons a transmis une lettre, M. X., se déclare « témoin de mon collègue [M. Z.] au sujet du chef de bâtiment [M.. H.] qui fait du chantage pour les grâces et le travail et nous traite comme des bons à rien » (lettre du 15 janvier 2003).

B - Enquête de la direction régionale des services pénitentiaires
Le ministère a transmis, le 18 juillet, un rapport du directeur régional des services pénitentiaires de Lille du 28 mai 2003.
Le directeur régional expose que « le détenu X. semble être l’instigateur de pressions auprès d’autres détenus pour des procédures dont il abuse lui-même vis-à-vis des autorités de toutes natures, et malgré les réponses qui lui ont été apportées ».
S’agissant des plaintes de MM. Z. et Y., il indique : « le détenu [Z.], qui a été en période d’évasion pendant trois semaines à l’issue d’une permission de sortir, feint de s’étonner que ses remises de peine ne lui soient pas accordées quand toutes les explications lui ont été fournies. Enfin, le détenu [Y.] a “oublié” qu’il a envoyé des courriers de protestation pour ses réductions de peine. La fiabilité des propos de ces trois détenus est fortement sujette à caution, a fortiori au vu des multiples requêtes que [X.]
adresse avec un aspect obsessionnel ».
Le directeur régional expose que M. H., premier surveillant, « fait sérieusement son travail » et « s’applique à maintenir le calme dans l’établissement malgré une population pénale difficile et très perturbée sur le plan comportemental et psychologique ». Il conclut que « les accusations n’ont aucun fondement ». « En l’état, il apparaît que les requêtes de ces trois détenus, et particulièrement de [X.], n’ont pas d’autres objectifs que d’entretenir des procédures et de saisir tout fait ou prétexte pour instaurer une relation conflictuelle sans laquelle il est difficile pour [X.] d’exister » [2].
Le directeur de l’administration pénitentiaire estime qu’il « ressort de l’enquête diligentée par le directeur régional [...] que les accusations portées à l’encontre du premier surveillant [M. H.] par les détenus [Z., Y. et X.] sont infondées ».
La direction régionale n’avait toutefois pas connaissance du détail des accusations portées par les trois détenus. Elle a donc fait porter l’essentiel de sa mission sur la situation de M. X., dont la conduite a posé, semble-t-il, le plus de problèmes aux services pénitentiaires mais dont la plainte est la moins précise des trois.

C - Déclarations des fonctionnaires affectés au centre pénitentiaire de Maubeuge
1) Le premier surveillant H., qui est affecté au centre pénitentiaire depuis août 2001, a exposé au sujet de la plainte de M. Z. : « il est sûr que j’ai pu lui demander puisqu’il rentrait  [3] s’il savait quelque chose, mais je ne lui ai pas mis de marché en main [...]. Chercher la drogue ou organiser des fouilles régulières fait partie de mon travail. Je n’ai aucun pouvoir sur les remises de peine, je ne fais qu’émettre un avis [...] ». Selon lui, M. Y. « est un détenu très instable », qui « a fait l’objet d’une dizaine de procédures ». « Peut-être ai-je refusé un changement de cellule, car je voulais le stabiliser”, mais je l’ai changé très souvent de cellule et d’aile à sa demande, car il se sentait menacé. Il avait été affecté récemment à un atelier, mais il a refusé de travailler dès le premier jour.  [4] [...] Les commissions de classement tiennent compte de tout cela ».
M. H. a communiqué différentes lettres reçues des détenus en cause.
L’un d’eux lui écrivait ainsi en décembre 2002 : « il n’y a que vous qui pouvez m’aider. Là, j’en peux plus ; les gens me font la misère parce que je suis jeune. [...] Vous avez vu que j’ai déjà fait une bonne fois ; je vous ai ramené du cannabis et donné des noms, mais j’espère que vous allez pas donner mon nom, je vous fais confiance car là je vais avoir la grosse tête. [...] Si vous me descendez au B1 Nord, je vous donnerai des informations. [...] Moi aussi, j’ai le droit d’aller en activité et en promenade ».
2) M. L., chef de service pénitentiaire, dont le nom est cité par M. Z., a exposé : « nous n’avons pas besoin de demander à des détenus des renseignements sur la drogue ou les portables. Je n’ai pas souvenir d’une réunion au cours de laquelle [M. H.] aurait fait pression sur ce détenu ».

- AVIS
A - Sur l’intimidation des détenus
Les pressions ou intimidations dénoncées par les détenus Z. et Y. ont été confirmées par des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.
Elles sont d’ailleurs cohérentes avec la lettre citée plus haut adressée à l’un
des responsables de la détention.

B - Sur l’accès des détenus au travail
La fragilité de ces jeunes détenus est aussi économique. M. Y., « déclassé » d’un atelier en raison d’une absence, due selon lui à son état de santé, a exposé : « si on travaille bien, on peut se faire 30 euros [par semaine]. [...] Pour bien vivre, avec la cantine, il faut environ 15 euros [...].
À la fin du mois, je repasserai en commission. Il faut attendre environ trois mois quand on fait une demande pour être affecté en atelier. »
Le centre de Maubeuge est l’un des établissements pénitentiaires gérés en partenariat avec le secteur privé [5]. Le travail fait partie de la délégation de gestion. La commission de classement, qui se réunit deux fois par mois, est présidée par M. L. (par délégation du directeur). Elle comprend, outre la direction du centre pénitentiaire, les chefs de détention, le SPIP, les enseignants, l’équipe médicale et la société qui est chargée de trouver des clients et de mettre à disposition les moyens nécessaires à la production des trois ateliers. La commission établit la liste d’attente, que gère ensuite la société partenaire, étant rappelé toutefois que « la décision d’affecter un détenu à une activité de travail et la décision d’y mettre fin appartiennent exclusivement au directeur de l’établissement » [6].
M. H., premier surveillant, qui rappelle qu’un détenu « déclassé » doit recommencer la procédure comme un arrivant, évalue à deux mois en moyenne la durée de celle-ci : « quinze jours à un mois d’observation de la personne [...], passage devant la commission de classement ». Le directeur du centre estime, pour sa part, « qu’un détenu qui demande à travailler aura un poste de travail dans un délai de trois mois environ », ce qui corrobore l’affirmation de M. Y.
De tels délais limitent de façon regrettable la portée de l’injonction faite à l’article 720 du Code de procédure pénale : « au sein des établissements pénitentiaires, toutes dispositions sont prises pour assurer une activité professionnelle aux personnes incarcérées qui le souhaitent ». Les activités de travail et de formation professionnelle sont, en effet, « prises en compte pour l’appréciation des gages de réinsertion et de bonne conduite des condamnés » [7].

C - Sur le suivi des détenus
Le premier surveillant M. H. a précisé : « on vient seulement d’avoir une psychologue à mi-temps. Il y a un système de bordereau de signalement au SPIP, à l’UCSA [8], au chef de détention et à la direction. La liste d’attente pour la psychologue est de l’ordre de deux mois ».

D - Sur le fonctionnement de l’établissement
Les faits dénoncés à la Commission se sont produits pendant une période de remise en ordre dans le centre pénitentiaire de Maubeuge.
Le directeur régional des services pénitentiaires a adressé le 2 mai 2002 au prédécesseur du directeur actuel du centre, qui a pris ses fonctions en mars 2003, une lettre de mission pour l’inviter « à concrétiser plusieurs projets visant à améliorer la communication entre les agents et entre les différents échelons hiérarchiques au centre pénitentiaire de Maubeuge pour favoriser le développement de pratiques professionnelles assumées par tous et cohérentes ».
Cette remise en ordre a coïncidé avec la nomination à Maubeuge de M. L. Le directeur actuel a d’ailleurs fait référence à « la mission confiée à [M. L.] », bien que la lettre de mission eût été adressée au directeur du centre. Il a ajouté que certains agents « n’ont sans doute pas vu d’un bon oeil le travail conduit par [M. L.] pour redresser certaines pratiques de travail insuffisant. M. L. a une haute conception de sa fonction et des exigences de sécurité, [...] même si je reconnais que sa façon d’être est marquée par une certaine rigidité ».
D’autres déclarations faites à la Commission confirment qu’un redressement a été opéré : « actuellement, l’ordre a été remis en détention avec beaucoup de vigueur. »  [9] « Quand [M. L.] est arrivé au centre pénitentiaire, la discipline [...] était fortement relâchée ; les sanctions disciplinaires concernant les détenus n’étaient plus prononcées ; les agents subissaient insultes, crachats etc. M. L. a incontestablement redressé la barre, s’agissant de l’application de la réglementation » [10].
En revanche, ces déclarations font apparaître l’existence de dérives au quartier disciplinaire : détenu arrosé à la lance à incendie et laissé nu pendant 24 heures, fracture du bras d’un autre détenu, doigts cassés d’un troisième détenu. Se rendant sur place, la Commission a été informée, en outre, d’un drame récent : un surveillant a mis fin à ses jours à son domicile à la fin du mois d’août 2003, quelques semaines après avoir exposé au directeur du centre les griefs qu’il formulait contre un supérieur hiérarchique, contentieux qui a paru au directeur « à la fois d’ordre personnel et d’ordre professionnel ». La Commission a été informée aussi du dépôt d’une plainte pour harcèlement en mars 2003.

- RECOMMANDATIONS
A - Concernant les pressions exercées sur des détenus
S’interdire de rechercher des renseignements - même indispensables, comme sur les produits interdits - en exerçant des pressions et manoeuvres d’intimidation sur des détenus que leur âge, leurs dispositions de caractère ou leur situation économique et financière rendent vulnérables, et qui doivent, au contraire, être aidés en vue de pouvoir se réinsérer dans la société.

B - Sur le suivi des détenus et la gestion de la liste d’attente
Réduire en priorité les délais indiqués par les responsables du centre pénitentiaire : « de l’ordre de deux mois » en ce qui concerne « la liste d’attente pour la psychologue », dont le poste n’a été pourvu que récemment (et à mi-temps), « de trois mois environ » pour qu’un détenu qui demande à travailler obtienne un poste dans un des ateliers gérés par la société partenaire.

C - Sur « le développement de pratiques professionnelles assumées par tous » au centre pénitentiaire de Maubeuge
La Commission demande au garde des Sceaux de diligenter une enquête de l’inspection des services sur la mise en oeuvre des améliorations demandées par la direction régionale en mai 2002 et sur les relations de travail dans l’établissement.
Adopté le 19 novembre 2003

Conformément à l’article 7 de la loi du 6 juin 2000, la Commission a adressé cet avis à M. Dominique Perben, garde des Sceaux, ministre de la Justice, qui, dans une réponse provisoire du 30 janvier 2004, a indiqué que l’enquête administrative n’était pas terminée. La réponse définitive du garde des Sceaux sera publiée dans le prochain rapport.

Notes:

[1Articles D. 103 et 105 du Code de procédure pénale (« maintenir en état de propreté les locaux de la détention et assurer les différents travaux et corvées nécessaires au fonctionnement des services »)

[2Le directeur régional joint au rapport d’enquête une note du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) : le suivi de M. X. se heurterait à une « structure à tendance paranoïaque »

[3« Évasion d’un détenu bénéficiaire d’une permission de sortir » en octobre 2002 (TGI d’Avesnes-sur-Helpe, cf. supra)

[4M. Y. a indiqué sur ce point : « J’ai été déclassé de l’atelier (mèches pour bouteilles de parfum), parce que j’étais malade »

[5Loi n° 87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, article 2. Le centre de Maubeuge a été l’un des vingt et un « établissements à gestion mixte » inscrits au « programme 13 000 »

[6Circulaire n° 99-102 du 16 juillet 1999, relative aux modalités d’intervention des services de l’inspection du travail en matière d’hygiène et de sécurité du travail et de la formation professionnelle des détenus

[7Même article 720, issu de la loi précitée du 22 juin 1987

[8Unité de consultations et de soins ambulatoires

[9Témoignage d’un surveillant principal

[10Déclaration d’un premier surveillant