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Romain Rolland et l’agence des prisonniers de Genève (1914-1916)

par Claire Basquin

Mise en ligne : 22 juin 2008

Dernière modification : 28 mars 2018

Texte de l'article :

Thèses de l’Ecole des chartes Ecole nationale des chartes

Claire BASQUIN
Romain Rolland et l’agence des prisonniers de Genève (1914-1916)

Thèse soutenue en 1999

Introduction

Lorsque éclate, en août 1914, la première guerre mondiale, Romain Rolland est en Suisse, où il compte passer l’été. Il fait bientôt paraître, dans le supplément au Journal de Genève des 22-23 septembre, un article intitulé Au-dessus de la mêlée, amené à connaître une formidable notoriété. Cet article, qui aujourd’hui symbolise à lui seul la position adoptée par son auteur durant le conflit, a fait oublier un autre aspect de son engagement.

Au même moment, en effet, Romain Rolland se met au service de l’Agence internationale des prisonniers de guerre que la Croix-Rouge internationale vient de fonder à Genève. Cet engagement, qui peut sembler de moindre importance, se révèle très méconnu. Pourtant, l’étude de cette collaboration permet de mieux appréhender l’attitude de l’écrivain au cours de la guerre.

Sources

L’étude repose essentiellement sur les témoignages laissés par Romain Rolland lui-même, et notamment sur sa correspondance, conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France : la diversité des correspondants, parmi lesquels on relève les plus grands noms des milieux intellectuels européens d’alors (Stefan Zweig par exemple) ainsi que le très grand nombre de lettres envoyées (des lettres quotidiennes dans le cas de la correspondance échangée avec sa mère) permettent d’aborder bien des aspects de la collaboration avec l’Agence. Les œuvres publiées (chez Albin Michel) viennent enrichir ce premier aperçu : les écrits autobiographiques de Rolland, et principalement le Journal des années de guerre (1914-1919), paru en 1952 ; une partie de sa correspondance, éditée dans la série des Cahiers Romain Rolland ; ses articles de guerre, rassemblés, en 1931, dans L’Esprit libre.

Les témoignages issus de la Croix-Rouge internationale sont également très importants : ils ont été consultés à la division des archives du Comité international de la Croix-Rouge (C.I.C.R.), à Genève. Il faut citer tout particulièrement le fonds coté groupe 400 : archives générales de l’Agence centrale des prisonniers de guerre (1914-1918). De nombreuses publications, éditées par le C.I.C.R. au courant ou au lendemain de la guerre, ont aussi été consultées.

Enfin, il a fallu prendre en compte les publications polémiques à propos de Romain Rolland, parues durant la première guerre mondiale.

Première partie
Romain Rolland au service de l’agence des prisonniers de Genève

Chapitre premier
Romain Rolland : Aperçu biographique

Né à Clamecy (Nièvre) en 1866, dans une famille de notaires, Romain Rolland poursuit ses études secondaires à Paris. Il entre à l’Ecole normale supérieure en 1886, et obtient son agrégation d’histoire trois ans plus tard ; nommé à l’Ecole française de Rome, il passe deux ans en Italie, où il commence à écrire ses premiers drames. Sa vocation première est le théâtre, et il poursuit l’écriture de ses pièces après son retour à Paris. Cependant, bien que la plupart de ses pièces soient jouées ou publiées, il ne parvient pas véritablement à s’imposer par ses talents de dramaturge.

C’est avec Jean-Christophe, un vaste cycle romanesque narrant les aventures d’un compositeur allemand, publié de 1904 à 1912 dans Les Cahiers de la quinzaine de Péguy, qu’il connaît le succès. Il rédige également quelques essais musicaux, ainsi que plusieurs biographies, les Vies des hommes illustres (Beethoven, Michel-Ange, Haendel, Tolstoï). En 1913, il commence un second roman, Colas Brugnon, d’inspiration bourguignonne ; la même année, il obtient le Grand Prix de littérature de l’Académie française. A la veille de la guerre, il semble bien être au sommet de sa carrière.

Chapitre II
Romain Rolland a la veille de la guerre

Un engagement politique avant la guerre ?

Lors de l’affaire Dreyfus, Romain Rolland cherche à demeurer indépendant, et refuse de prendre parti pour un camp ou pour l’autre, bien qu’il soit plutôt de sympathies dreyfusardes. Il en est de même quant au socialisme : si Rolland a une profonde admiration pour ce courant d’idées, et s’il côtoie de nombreux socialistes (Péguy notamment), il refuse d’adhérer à un parti politique. Son engagement politique se cantonne à ses écrits. L’attitude adoptée une fois la guerre déclarée ne saurait donc véritablement surprendre.

Le séjour en Suisse

Romain Rolland a depuis longtemps l’habitude de séjourner en Suisse au moment des vacances, et il entretient des amitiés avec plusieurs artistes suisses. Sa présence en Suisse à l’été 1914 n’a donc pas de motif particulier.

Les premières semaines de la guerre.

Lors de la déclaration de guerre, Rolland manifeste sa consternation, son incompréhension. Il attend la réaction des autorités morales, qu’il croyait garantes de la paix (le socialisme international, les Églises, les intellectuels) ; mais aucune voix ne se fait entendre. Il donne au Journal de Genève un premier article, une Lettre ouverte à l’écrivain allemand Gerhart Hauptmann (2 septembre), puis un second article, vingt jours plus tard : Au-dessus de la mêlée. Vient alors un nouvel engagement : l’Agence des prisonniers de Genève.

Chapitre III
La Croix-Rouge internationale en 1914

Organisation internationale à vocation humanitaire, la Croix-Rouge a été fondée à Genève en 1863, à l’instigation de Henry Dunant, secondé de quatre autres citoyens suisses (le Comité des Cinq), afin de venir en aide aux blessés et aux victimes de la guerre. Une seconde conférence, tenue avec les représentants de douze nations, permet la signature de la première convention de Genève (août 1864), qui établit des règles pour le secours aux blessés et la protection du personnel médical ; les principes énoncés dans cette première convention sont par la suite révisés, modifiés et étendus, au cours des conférences de 1899 et 1907. Le C.I.C.R., dont le siège est à Genève, a remplacé le Comité des Cinq.

La création, en temps de guerre, d’agences de recherches en faveur des prisonniers est l’une des attributions du Comité de la Croix-Rouge : aussi une Agence internationale des prisonniers de guerre est-elle mise en place à Genève dès le 21 août 1914.

Chapitre IV
Romain Rolland a l’Agence des Prisonniers de Genève

Les premiers jours de Romain Rolland à l’Agence

Début octobre, Rolland, qui jusque-là séjournait à Vevey, vient s’installer à Genève afin de se mettre au service de l’Agence des prisonniers. Il a pourtant commencé son travail à l’Agence quelques jours plus tôt, aux alentours du 24 septembre. C’est sa sœur Madeleine qui est à l’origine de cette idée et qui, la première, s’est employée à l’Agence (pour quelques jours seulement), avant d’y être rejointe par son frère.

Quelques précisions sur l’Agence

L’Agence de Genève sert d’intermédiaire entre les prisonniers de toutes nations et les familles qui les recherchent. C’est une tâche colossale, et les difficultés ne manquent pas. Pourtant, peu à peu, un système assez efficace se met en place, au moyen d’un gigantesque fichier : celui-ci permet de confronter les fiches établies à partir des listes de prisonniers fournies par les gouvernements belligérants avec celles qui sont établies à partir des demandes de renseignement qu’envoient les familles.

Le poste occupé par Romain Rolland à l’Agence

Collaborateur bénévole, Rolland travaille au service des civils (populations des départements envahis, ou populations emmenées en déportation dans les premiers jours de la guerre), fondé par le docteur Frédéric Ferrière, avec qui il se lie bientôt d’amitié. Son travail consiste essentiellement à lire les lettres envoyées par les familles pour demander quelque renseignement au sujet d’un disparu, et à leur fournir les réponses nécessaires ; il s’agit également de transmettre des lettres de prisonniers à leurs familles.

Deuxième partie
Pourquoi cet engagement ?

Chapitre premier
Les motivations premières

Des motivations d’ordre idéologique

Romain Rolland pense retrouver, au sein de la Croix-Rouge, toutes les valeurs auxquelles il croit encore. Il peut contribuer, par son travail à l’Agence, à “ adoucir les conditions de cette guerre ”, en ne prenant parti ni pour un camp, ni pour l’autre (c’est une agence internationale). Il loue le dévouement remarquable de tous les collaborateurs et croit à la grandeur de la tâche accomplie. En outre, c’est un moyen indirect de prendre part au conflit, en aidant les personnes touchées le plus directement par la guerre ; son travail au service des civils lui permet de secourir les victimes les plus innocentes de la guerre.

Un intérêt documentaire

Le travail à l’Agence met Rolland directement en contact avec de nombreux documents (lettres lues chaque jour à l’Agence, rapports plus confidentiels de la Croix-Rouge, etc.), qu’il prend en note, afin de compléter son étude sur la guerre ; ces notes sont rassemblées dans son Journal des années de guerre, qui se veut un recueil de “ notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps ”.

Un engagement pacifiste ?

Plutôt que de pacifisme, il faudrait parler de l’humanisme de Romain Rolland ; il ne combat pas tant la guerre que la haine. Le travail à l’Agence répond véritablement à cette exigence d’humanité.

Chapitre II
“ Au-dessus de la mêlée ” ou au cœur de l’Europe en guerre ?

Romain Rolland en Suisse : au cœur de l’Europe en guerre

Le travail à l’Agence repousse sans cesse un éventuel retour de Rolland en France. Le séjour à Genève lui permet d’entretenir une vaste correspondance internationale, de prendre connaissance des nouvelles de toute l’Europe en guerre, et de recevoir la visite de nombreux intellectuels ou hommes politiques de passage en Suisse ou installés dans ce pays. De plus, il dispose d’une tribune pour s’exprimer : il donne plusieurs articles au Journal de Genève.

Les attaques contre Romain Rolland, “ au-dessus de la mêlée ”

Dès la fin du mois d’octobre 1914, de violentes attaques se déchaînent contre Rolland, dans la presse française. Ses détracteurs lui reprochent notamment sa “ désertion ” en Suisse, son isolement hautain et orgueilleux, loin des réalités concrètes et douloureuses que connaît la France en guerre : il n’a aucun droit à la parole. De plus, son amour de l’humanité prouve son absence de patriotisme.

L’Agence : une réponse aux attaques dont il est l’objet

L’engagement de Rolland au sein de l’Agence des prisonniers de Genève devient bientôt un moyen de répondre aux accusations portées contre lui : son séjour en Suisse s’explique par la tâche accomplie à l’Agence ; ayant chaque jour sous les yeux des lettres de prisonniers ou de soldats français, il connaît les souffrances dues à la guerre et n’y est nullement insensible ; des lettres lui révèlent que certains combattants croient encore en un idéal d’humanité, et l’encouragent à poursuivre l’écriture de ses articles ; son travail auprès de la Croix-Rouge internationale donne plus de poids à ses prises de position.

Chapitre III
Un écrivain au service de la Croix-Rouge internationale

“ Inter arma caritas ”

Rolland écrit un article destiné à faire connaître l’œuvre accomplie par l’Agence et à attirer l’attention sur le sort critique des prisonniers civils : Inter arma caritas paraît dans le Journal de Genève des 4-6 novembre 1914.

La lettre dans “ Le Clamecycois ”

Il signale dans un petit hebdomadaire régional, Le Clamecycois, son travail à l’Agence, ce qui lui vaut de nombreuses demandes de renseignements de la part de ses compatriotes nivernais.

Les dons de droits d’auteur

Il fait don à l’Agence d’une partie des droits d’auteur obtenus pendant la guerre : ceux d’une brochure rassemblant Au-dessus de la mêlée et Inter arma caritas, ainsi que d’une de ses pièces, jouée à Vienne en février 1916.

Le don du prix Nobel de littérature

Le 9 novembre 1916, l’Académie suédoise décerne à Romain Rolland le prix Nobel de littérature pour 1915 : le lauréat fait don de la totalité du montant à diverses œuvres de bienfaisance, dont un quart à la Croix-Rouge internationale, à l’intention de l’Agence des prisonniers de Genève.

Chapitre IV
L’action personnelle engagée par Romain Rolland

Une campagne en faveur des prisonniers civils

Rolland essaie d’intéresser toutes ses connaissances, en France comme à l’étranger, au sort critique des prisonniers civils : il leur demande de chercher à recueillir, dans leurs pays respectifs, les listes des civils détenus, afin de seconder l’action entreprise par la Croix-Rouge internationale. Les amis de Rolland répondent avec enthousiasme et obtiennent plusieurs résultats favorables.

Quelques démarches en faveur d’autres prisonniers

Rolland fait également connaître à ses amis les rapports publiés par la Croix-Rouge internationale, et il seconde les efforts du docteur Ferrière afin d’obtenir le rapatriement de membres du service sanitaire français, retenus prisonniers en Allemagne.

Quelques démarches particulières

Rolland est chargé de retrouver la trace de plusieurs intellectuels portés disparus, par des amis de ceux-ci, dont Jacques Rivière ou Henri Alain-Fournier. Il fait appel plus d’une fois à son réseau européen de correspondants. Pour chaque action entreprise en faveur d’un prisonnier français, il cherche à obtenir une action réciproque en faveur d’un prisonnier allemand.

Troisième partie
Bilan d’une collaboration éphémère

Chapitre premier
Comment la collaboration de Romain Rolland est-elle perçue au sein de la Croix-Rouge internationale ?

Les premiers témoignages

La présence de Rolland est brièvement évoquée, non sans fierté, dans le premier numéro de la guerre du Bulletin international des sociétés de la Croix-Rouge (octobre 1914). En revanche, le Bulletin ne signale que de façon laconique le don fait à la Croix-Rouge d’une partie du prix Nobel.

Un collaborateur trop zélé ?

Les nombreuses initiatives prises par Rolland afin de seconder l’action menée par l’Agence ne sont pas toujours bien vues par l’ensemble des membres du C.I.C.R. : ils doivent craindre que ce collaborateur, qui se réclame de sa notoriété personnelle, ne devienne trop présent et ne porte atteinte à leur exigence d’anonymat.

Une publicité négative ?

Les nombreuses attaques portées contre Rolland font de lui un collaborateur compromettant, dont la réputation pourrait porter atteinte à celle de la Croix-Rouge internationale. En effet, certains de ses détracteurs, dans la presse française, s’en prennent à son engagement au sein d’une Agence internationale de prisonniers, en faveur de prisonniers aussi bien allemands que français. Par ailleurs, en juin 1915, Rolland introduit à l’Agence, comme secrétaire du docteur Ferrière, un de ses amis, Henri Guilbeaux ; cet homme est surveillé par la police, en raison de ses prétendues sympathies germanophiles et pacifistes, et a quelques heurts avec le C.I.C.R.

Chapitre II
Le jugement de Romain Rolland sur la Croix-Rouge internationale

Des idées inconciliables ?

Rolland, qui prend à cœur son engagement auprès de l’Agence, déplore que le C.I.C.R. ne sache pas l’employer à sa juste valeur ; de plus, il note avec regret la partialité de certains collaborateurs. Il en éprouve une certaine déception, car il croyait trouver en la Croix-Rouge un organisme plus proche de ses propres idées.

Une direction trop timorée

Il estime également que la direction de la Croix-Rouge, face aux violations de la convention de Genève, se montre bien trop timorée, notamment en se refusant à faire entendre sa voix dans les journaux ; elle méconnaît sa véritable influence et manque à la mission dont elle s’est investie. Mais Rolland ne semble pas avoir perçu toutes les exigences du C.I.C.R., qui mène un combat à long terme, nécessitant une absolue neutralité et ne pouvant se concilier avec une action plus politique.

La charité, raison d’être de la Suisse

Rolland formule les mêmes critiques à l’encontre de la Suisse : sa neutralité devrait lui permettre de prendre plus clairement position dans le conflit. Toutefois, la Suisse est avant tout le berceau de la Croix-Rouge internationale, dont l’action, malgré les jugements parfois négatifs portés par Rolland, demeure remarquable : dans le domaine de la charité, la Suisse a rempli sa mission.

Chapitre III
Un départ précoce

Au mois de juillet 1915, lassé par les attaques dont il est l’objet et doutant de l’utilité de son action, Romain Rolland quitte Genève, afin de prendre quelques semaines de repos, d’abord à Thun, en Suisse alémanique, puis à Vevey ; aussi suspend-il momentanément son travail à l’Agence. Mais il ne s’agit que d’une courte interruption ; dès son retour à Genève, à la fin du mois d’octobre, il reprend son travail, et la collaboration se poursuit vraisemblablement jusqu’à la fin de l’année. En 1916, la collaboration se fait de plus en plus épisodique, et Rolland finit par cesser de s’employer à l’Agence.

Conclusion
Romain Rolland prend très à cœur son travail à l’Agence des prisonniers de Genève et montre un intérêt véritable pour l’action entreprise par la Croix-Rouge internationale, qu’il cherche à aider le mieux qu’il peut ; il obtient d’ailleurs des résultats non négligeables. Cependant, il déplore que le C.I.C.R. ne fasse pas plus largement appel à lui, qu’il ne sache pas l’employer à sa juste valeur et soutenir ses initiatives individuelles. Aussi, sa collaboration à l’Agence ne se poursuit pas longtemps.

Cependant, Rolland continue de s’intéresser à l’œuvre accomplie par la Croix-Rouge internationale, par l’intermédiaire notamment du docteur Ferrière et de sa famille, avec qui il entretiendra des relations très amicales jusqu’à sa mort. 

Pièces justificatives
Nombreux documents conservés à la division des archives du C.I.C.R., à Genève. Notamment : photographies ; listes de collaborateurs où figure le nom de Rolland ; fiches rédigées de sa main ; l’article Inter arma caritas (Journal de Genève) et la note du Clamecycois ; lettre adressée par Rolland au président du C.I.C.R., à l’occasion du don d’une partie du prix Nobel de littérature.

Source : La Sorbonne