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Prison : peine du pauvre, pauvre peine

Mise en ligne : 23 mai 2005

Dernière modification : 7 mars 2006

La prison a partie liée avec la pauvreté. Parce qu’elle accueille majoritairement des pauvres qu’elle fait souvent vivre dans un grand dénuement, et qui en ressortent pour la plupart plus pauvres qu’ils n’y étaient entrés. Une peine de misère, qui produit exclusion et violence derrière les murs, stigmatisation et révolte au-dehors.

Texte de l'article :

« La très grande pauvreté échappe aux enquêtes conçues pour I’ensemble de la population et non [pour] ceux qui vivent en collectivité : prisons, centres d’hébergements et de réadaptation sociale (CHRS), hôpitaux de long séjour. »
Ce constat d’ignorance, formulé en 2002 dans le rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion social [1] est encore largement d’actualité. « En conséquence, la justice ne dispose pas d’instrument statistique pour évaluer la situation sociale et professionnelle des personnes qu’elle condamne », déplore Bruno Aubusson de Cavarlay, chercheur au CNRS. À l’autre bout de la chaîne, l’Agence Nationale Pour l’Emploi (ANPE), qui intervient en prison pour préparer la sortie et le retour sur le marché du travail, rencontre moins d’un sortant de prison sur cinq et, comme l’explique Gérard Guillemain, correspondant national de l’Agence auprès de I’administration pénitentiaire, « ne dispose d’aucun outil pour connaître l’efficacité de son action, une fois les personnes dehors. » Le système pénal navigue à l’aveuglette. Ce qui est en revanche plus facile de mesurer est l’incapacité de la prison « à faire sortir » les personnes démunies de leur pauvreté. Enquêtant sur des personnes en très grande difficulté économique, le sociologue Serge Paugam a montré que, pour un tiers d’entre elles, elles avaient connu le monde carcéral, sans que celui-ci ne les ait en rien aidées à sortir de leur trajectoire délinquante. Selon lui, « l’idée que la prison serait un moyen de prévention et de réinsertion est très illusoire, puisque c’est bien avant la prison que les personnes ont adopté un système de normes contraires à la loi. » En effet, poursuit-il, « il faut toujours lier les questions de délinquance avec les conditions antérieures de socialisation familiale et scolaire » : ruptures familiales, mauvais traitements, échec scolaire, sont l’ordinaire des parcours de ceux qui finissent par échouer en prison. La mise en évidence des facteurs déterminants de ces parcours délinquants permet de comprendre pourquoi, selon l’expression d’une autre sociologue, Anne-Marie Marchetti, la prison « est par excellence la peine du pauvre. » Cette pauvreté doit être entendue en un sens étendu, comme « l’absence combinée de plusieurs capitaux : sociaux, professionnels, culturels, relationnels. (...) Ces caractéristiques de la population carcérale devraient toujours rester en mémoire, car cette combinaison de carences rend très problématique toute mission de réparation qu’on serait tenté d’assigner à I’administration pénitentiaire. » Les taux de récidive des personnes condamnés à de courtes peines pour des atteintes aux biens lui donnent à l’évidence raison. Selon les résultats de l’étude des démographes Pierre Tournier et Annie Kensey [2], les auteurs de vols avec ou sans violence ont récidivé, pour près des trois quarts d’entre eux, dans les cinq années suivant leur libération.

Exclusion carcérale. L’incarcération concerne massivement des personnes peu insérées et peu intégrées. En multipliant les risques de ruptures de liens familiaux et sociaux souvent déjà ténus et fragiles, la prison, bien plus qu’elle n’y remédie, achève le processus de marginalisation. Elle le renforce en excluant les détenus de l’accès ou droit commun de la protection sociale, en premier lieu du RMI. Cette exclusion est absurde eu égard à ses conséquences en détention. Contrairement à une croyance bien établie, les détenus ne sont pas « nourris, logés, blanchis » par l’administration, et, comme le rappelait, en 2002, Paul Loridant [3], « la vie en prison a un coût  », estimé au minimum à 150 euros par mois. Dès lors, explique Anne-Marie Marchetti, « le pauvre est celui qui purge deux fois sa peine. (.) À l’enfermement s’ajoute l’impossibilité d’acquérir tout ce que l’administration ne fournit pas : nourriture de son choix, cigarettes, télévision. » Cette situation est productrice de grande détresse. C’est, témoigne un détenu, « une angoisse de tous les jours  » puisque « la moindre plainte ou démarche est très mal vue. » « L’individu qui n’a rien  » poursuit un autre détenu, « ne pourra le vivre que comme une humiliation de plus à son égard. » Et d’en conclure que « la société se met en danger dès que les valeurs humanistes de solidarité s’effacent. » La pauvreté produit en détention la violence, lIe racket, et nourrit la révolte contre l’institution. Comment cette situation peut-elle perdurer ? C’est, toujours selon Anne-Marie Marchetti, que le fonctionnement même de la prison a partie liée avec la pauvreté : « en ce qu’il dépend entièrement de I’institution, le pauvre est le paradigme du détenu. Tout ce qu’il peut obtenir est le fruit de sa docilité. Rien ne vient s’interposer entre son corps et la discipline carcérale. » En même temps, les problèmes que pose ce dénuement pour la réinsertion des détenus sont légion. Certains contrats aidés mis en place par le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Barloo sont accessibles aux bénéficiaires du RMI. Les détenus en sont donc exclus. À leur sortie, dans l’attente de l’obtention des minima sociaux, les personnes vivent dans un état d’extrême fragilité économique, qui produit des rechutes quasi-immédiates.

Il est patent que la prison est un outil désastreux de lutte contre l’exclusion. Elle l’amplifie au contraire. Le durcissement de la répression engagé par le gouvernement, l’affichage d’une volonté de « tolérance zéro  », d’une plus grande sévérité contre les récidivistes, entretiennent et amplifient ce cercle vicieux. Mais, selon le criminologue belge Philippe Mary, la poursuite d’une politique fondée sur la combinaison de la méconnaissance de la complexité des phénomènes de délinquance et d’un affichage sécuritaire résolu ne doit rien au hasard. Il est le fruit d’un plus vaste mouvement de « pénalisation du social  », qui voit l’Etat se désengager de ses prérogatives économique et sociale, pour se concentrer sur la seule sécurité, entendue au sens très restreint de lutte contre la petite délinquance urbaine. Cette tendance sonne le glas de la mission théorique de réinsertion dévolue au système pénal. Elle l’oriente tout entière vers la surveillance et le contrôle des groupes stigmatises et dits « à risques » : jeunes, étrangers, toxicomanes. Heureusement, constate Philippe Mary, « entre les objectifs assignes par le politique aux dispositifs [sécuritaires] et leur mise en oeuvre pratique », « un gouffre  » s’est creusé. Selon lui, « l’application de la tolérance zéro à l’Américaine n’est pas encore à l’ordre du jour. » Mais, poursuit-il, « l’oubli de toute causalité sociale et l’accent mis sur la responsabilité individuelle nourrissent ce processus, qui fait de la criminalité un phénomène autonome, fruit de la seule (mauvaise) volonté de ceux qui s’écartent du droit chemin de la loi. »

Insécurités. Dans les périodes d’incertitude économique et sociale, la cristallisation du sentiment d’insécurité sur la peur du crime et sur la répression des délinquants n’est pas chose nouvelle. Charlotte Vanneste, qui a étudié l’évolution de la pénalité en Belgique sur plus d’un siècle et demi, a mis en évidence le lien étroit entre le niveau de la sécurité économique et sociale et celui de la population pénitentiaire. Cette dernière est donc moins liée à l’évolution de la criminalité qu’à la combinaison du niveau des ressources et de l’ampleur de la redistribution et de la protection sociale. En ce sens, l’actuelle pénalisation du social est le dernier avatar d’un phénomène déjà observé par le passé, qui passe aussi bien par l’allongement des peines que par l’extension du filet pénal. Le pire n’est, pourtant, peut-être pas certain. L’Europe est loin d’atteindre les niveaux de populations carcérales que le sociologue Loïc Wacquant dénonce aux Etats-Unis [4]. Les pouvoirs publics tentent de remédier aux effets catastrophiques de leur propre politique, en limitant les sorties sèches. En vitrine, des incarcérations rapides, sans évaluation de la situation des personnes, sans travail d’insertion. À l’abri des regards, le développement de l’aménagement des peines et de la prise en charge en milieu ouvert. C’est une tendance éminemment schizophrène. Pour reprendre les termes de Philippe Mary, « une interrogation sur l’ampleur de la pénalisation est indispensable. La perpétuelle réforme de l’institution pénale aboutit à éluder toutes questions sur ses fondements mêmes. » Il est nécessaire d’accorder aux personnes détenues le bénéfice de la protection sociale, signe de leur maintien dans la communauté et manière de rompre avec une longue pratique d’arbitraire et de violences subies en détention par les plus démunis. Mais, pour donner crédit à une démarche véritable d’insertion de personnes précocement en rupture familiale et sociale, la prison devrait être éliminée de leurs parcours. L’argent de l’État servirait alors à la protection, à la formation et au suivi de ceux que la crise économique et le chômage de masse touchent de plein fouet. Encore faudrait-il que la société reconnaisse que son fonctionnement engendre les vies que son système pénal condamne.

Jean Bérard, rédacteur de la revue Dedans dehors

Revue EGO - Alterego le journal n°47 / 1er trimestre 2005

Notes:

[1« Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale », rapport 2001-2002. On ne trouve pas plus d’informations dans le rapport 2003-2004

[2Annie Kensey el Pierre Tournier, « La récidive des sortants de prison  », Cahiers de démographie pénitentiaire, mars 2004

[3Sénat, Prisons, le travail à la peine, juin 2002

[4Loïc Wacquant, « Punir les pauvres, le nouveau gouvernement de I’insécurisé sociale », Agone, 2004