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Date : 22-08-2006

"Pratique d’exécutions des peines en milieu ouvert" de A.Chauvenet et autres (décembre 1999)

Mise en ligne : 8 octobre 2006

Dernière modification : 25 septembre 2010

Texte de l'article :

CONTRAINTES ET POSSIBLES :
LES PRATIQUES D’EXÉCUTION DES PEINES EN MILIEU OUVERT

AUTEURS : Antoinette CHAUVENET, Catherine GORGEON, Christian MOUHANNA,
Françoise ORLIC
INSTITUT : ACADIE, CNRS (Centre de Sociologie des Organisations) - EHESS (Centre d’Etude des Mouvements Sociaux)
DATE : Décembre 1999
PUBLICATION : Ronéo. 193 pages

L’étude monographique de trois comités de probation et d’assistance aux libérés, de taille différente et situés dans des contextes bien distincts, visait à analyser l’activité des CPAL, ses finalités et ses moyens, appréhendés dans leur environnement judiciaire, organisationnel et social, ainsi que la situation professionnelle des travailleurs sociaux qui prennent en charge les condamnés à des mesures en milieu ouvert.

Bien que les travailleurs sociaux -et cela concerne à un moindre degré les juges de l’application des peines- disposent d’une autonomie qui formellement les définit comme des professionnels, leur situation de travail revêt une spécificité au regard de ce qui constitue habituellement la situation de ces derniers : leur activité se définit largement coin -me une activité d’exécution, l’exécution des peines prononcées par les tribunaux, c’est-à-dire une activité d’administration judiciaire. Celle-ci pose des contraintes lourdes qui déterminent pour une bonne part les tâches des agents, tant du point de vue de leur contenu que des moyens mis en oeuvre. Ce sont essentiellement des contraintes de droit, comme la nature de la mesure prononcée, sa durée, et les obligations générales et particulières qui lui sont associées. Elles préforment le cadre spécifique de travail commun à l’ensemble des agents et définissent un espace d’autonomie a priori moindre que celui dont disposent, par exemple, ceux parmi les travailleurs sociaux qui travaillent dans des structures de “ droit commun ”, comme les municipalités ou les conseils généraux.

Outre les contraintes de droit, d’autres, plus variables d’un CPAL à l’autre cadrent également l’activité des CPAL, qui tiennent aux politiques pénales des différents TGI, aux pratiques des juges correctionnels, au modes d’insertion des CPAL dans les juridictions, aux contraintes organisationnelles, au type de maison d’arrêt du ressort du tribunal ainsi qu’aux liens qui peuvent s’établir entre ces établissement pénitentiaires et les CPAIL, aux ressources locales sociales et thérapeutiques mobilisables, au contexte politique, économique et social des circonscriptions, aux profils des condamnés. L’analyse de ces contraintes est d’autant plus nécessaire qu’elles sont fortes et que les travailleurs sociaux sont plus qu’ailleurs en situation d’interface entre toutes ces structures, parce qu’ils ne disposent pas de moyens propres d’intervention. La prise en compte de ces différentes variables doit permettre d’éviter d’imputer, par exemple à des problèmes de formation, d’encadrement ou de “ culture professionnelle ” des traits de fonctionnement qui relèvent de niveaux institutionnels ou contextuels. Compte tenu de l’importance du poids de ces variables contextuelles et de leur nombre, il ressort que l’étude de trois CPAL ne peut suffire à rendre compte du poids relatif de ces variables. Néanmoins les monographies et les comparaisons possibles apportent différents enseignements.

CPAL et TGI : une dépendance structurelle
La contrainte du cadre judiciaire laisse a priori aux travailleurs sociaux la dimension essentielle de ce qui constitue l’autonomie professionnelle, celle des moyens utilisés dans le travail, en particulier ce qui relève du chapitre du choix des aides apportées et qui légitime leur intervention dans le champ judiciaire, ainsi que la philosophie pénale et socio-politique qui anime leurs interventions.
Pourtant l’observation montre que ceci est loin d’être automatique. Dans un contexte qui implique directement l’autorité judiciaire dans une démarche politique, qui favorise l’absorption de l’autorité judiciaire dans la sphère administrative, qui fait de l’autorité judiciaire un expert du contrôle social et, ce faisant, étend le domaine d’action de l’exécutif [1], et qui élargit parfois les tâches des travailleurs sociaux à des fonctions directement déléguées notamment par le parquet, leur philosophie professionnelle, celle qui guide leur activité, est remise en causé par cette extension. Les magistrats du tribunal, les juges d’instruction et les magistrats du parquet surtout peuvent orienter cette philosophie de façon directe ou indirecte, ou encore par défaut. Par exemple, comme dans le CPAL du Nord, où les magistrats demandent aux travailleurs sociaux d’accroître leurs contrôles, d’inventer des nouvelles formes de suivi plus contraignantes que les sursis avec mise à l’épreuve. Ils considèrent aussi les travailleurs sociaux comme les “ délégataires du parquet ” en matière d’injonction thérapeutique. Les magistrats peuvent, si les travailleurs sociaux refusent leur coopération, éviter de recourir à leurs services, notamment en matière d’enquêtes rapides, pour se tourner vers d’autres structures comme les associations, plus dépendantes, surtout lorsqu’ils les ont eux-mêmes créées.
Ces exemples montrent aussi que l’élargissement des tâches des travailleurs sociaux peut conduire à des contradictions entre celles-ci au regard de leur philosophie, puisque leurs mandats émanent de plusieurs autorités dont les points de vue peuvent se contredire : le mandat des procureurs qui définissent localement les politiques pénales, celui des juges du siège qui interprètent le droit pénal, celui des juges de l’application des peines qui interprètent l’application des jugements et les modalités de leur mise à exécution.

Plus largement le recours aux mesures du milieu ouvert et aux services du CPAL est lié à la perception qu’ont leurs partenaires judiciaires de l’efficacité de son travail, au regard de critères relevant de la philosophie et de la politique pénale.
Autrement dit, une dépendance existe, déjà observée [2] au niveau du pré-sententiel, qui va s’accroissant. Elle tient non seulement à des positions institutionnelles et à la nature des nouvelles tâches incombant aux travailleurs sociaux mais aussi, et sans doute surtout, au fait que les notions d’insertion, d’intégration sociale, objectifs traditionnellement poursuivis par leur profession, sont totalement intégrés voire absorbés par le judiciaire aux différentes étapes du processus pénal. Les signes de l’intégration sociale, comme le fait d’avoir un logement et un emploi, les “ garanties de représentation ”, sont considérés comme un gage de l’intériorisation par le justiciable des lois de la société, et figurent parmi les éléments qui définissent l’infraction ou, plus précisément, l’infracteur réel ou potentiel, dans un système pénal où la notion de risque prend une extension continue. Le fait d’avoir recherché activement un travail et de s’être soumis à une obligation de soins deviennent une condition du non prononcé d’une sanction pénale ou de son aménagement lors de la réitération d’une infraction, témoignant d’un risque moindre de dangerosité. Cette “ colonisation du social par le judiciaire ” met fin à des pratiques d’aide, d’assistance ou d’accès aux droits s’exerçant en toute indépendance du judiciaire et à ses côtés. La notion même d’obligation de soins et l’extension continue de son prononcé en sont une illustration. Le social et le thérapeutique sont de facto des enjeux judiciaires et les travailleurs sociaux, comme les instituions médicales partenaires, sont placés en situation de se positionner par rapport à ces enjeux. Il s’agit de défendre, ou non, l’éthique propre au travail thérapeutique ou au travail social et la philosophie socio-politique qui lui est attachée. L’instrumentalisation du social et du thérapeutique par la défense sociale, en retournant la perspective philosophique qui les anime traditionnellement, situent leurs agents d’emblée dans une perspective a priori défensive.

C’est ainsi que, dans ce contexte, l’autonomie des -professionnels est au centre d’enjeux multiples et conflictuels, et constitue pour eux une question permanente et essentielle. Celle-ci non seulement est la condition de la pérennité de leur profession en tant que telle mais à travers elle, c’est le sens et la finalité du métier et des mesures du milieu ouvert qui sont en jeu. Leur métier peut-il être autre chose que l’alibi social d’une justice de plus en plus répressive ? La question : “ le travail social pour quoi faire ? ” est la question dominante de ce champ.
Cette question et les différentes contradictions dans lesquelles doivent se situer les travailleurs sociaux sont au coeur des incertitudes attachées à leur mission même. La revendication -qui d’ailleurs est loin de faire l’unanimité- de l’appellation de travailleur social, alors que cette fonction fait l’objet de dénominations administratives changeantes et variées, est l’illustration la plus visible d’une incertitude qui concerne l’identité même de la mission. “ Comment se présenter ? ” résume un travailleur social : cette question fait apparaître que, aux yeux de leurs partenaires, c’est l’identité professionnelle des travailleurs sociaux qui est mise à mal, tandis que pour eux, c’est l’utilité sociale de la fonction qui est menacée.

L’exécution dés peines : une fonction secondaire
A la dépendance structurelle des comités de probations au regard des TGI s’ajoute le caractère non-essentiel, secondaire de l’exécution des peines au regard de la fonction sociale première du prononcé de ces dernières.
Le propos d’E. Durkheim selon lequel la peine ne sert pas ou ne sert -que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider s es imitateurs possibles, qu’à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et en tout cas médiocre, que sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune, n’a rien perdu de son actualité. Cela a de multiples conséquences quant à la place de l’exécution des peines relativement au moment du jugement.
Outre ce caractère socialement secondaire de l’exécution de la peine relativement au moment de son prononcé, on observe une disjonction entre ces deux aspects de la peine. Le moment du jugement et celui de son exécution appartiennent à deux temporalités différentes, à des niveaux de logiques sociales différentes, et mettent en jeu des niveaux de réalité tout à fait distincts.
La peine et sa durée sont fixées par le législateur de façon abstraite. Il s’agit d’entités de nature idéelle et atemporelle, abstraites de la réalité sociale, organisationnelle et de leur épaisseur temporelle. La Justice raisonne implicitement dans l’instantané et la peine court dès l’instant où le temps du délai d’appel est passé. C’est le propre du Droit pénal dans sa nature même et sa construction que d’ignorer et d’évacuer le temps et les moyens de son exécution. “ Jurisdictio ”, d’abord le droit et la loi se disent et sont affaire de parole. La fonction première de la peine est de l’ordre des symboles, des valeurs et des croyances que les membres d’une société ont en partage.
De là, le fait que les services d’exécution des peines, dans leur travail, ne peuvent être que toujours en retard sur la temporalité instantanée de la loi et de son prononcé, que les différentes formes de régulation des flux des peines, par exemple celui des flux qui existent entre la prison et les CPAL, ne peuvent être que des formes d’accommodements, toujours décalés et déclassés au regard des exigences de la dimension idéale que représente le droit et l’idée de justice.
A ce décalage inévitable s’ajoutent les multiples conséquences du caractère secondaire de l’exécution, “ des priorités du civil sur le pénal, du jugement sur son exécution ”, pour reprendre les termes d’un substitut. C’est la surcharge de travail endémique de l’un ou de l’autre des services qui participent à l’exécution des peines. Dans le tribunal d’Ile de France, c’est le manque de greffiers au service de l’exécution des peines, de JAP et de secrétaires au CPAL, au TGI du Sud c’est la surcharge de travail des travailleurs sociaux et les mêmes manques en amont qui ont pour effet de réduire la durée effective d’exécution des peines et de vider celles-ci de leur substance : une des particularités des interventions des travailleurs sociaux et des JAP du milieu ouvert est le fait que la durée de la peine fixée par le tribunal est une contrainte très forte où fait et droit sont confondus.
C’est ainsi que l’analyse des dossiers du tribunal d’Ile de France montre qu’il reste à exécuter, au moment du premier rendez-vous du condamné avec le travailleur social, moins de la moitié de la durée de celle-ci pour 52% des décisions de justice arrivées pour exécution, l’essentiel du délai de mise à exécution provenant du temps pris en amont par les greffiers du service de l’exécution des peines rattaché au Parquet. La situation est du même ordre pour le CPAL du Sud ; seul le TGI du Nord peut se féliciter de la rapidité avec laquelle les mesures sont mises à exécution par les travailleurs sociaux. Mais ceci n’est possible que parce que le JAP de ce tribunal, qui exerce également comme juge du siège, régule directement, de concert avec ses collègues des chambres correctionnelles, le flux des entrées au CPAL en fonction des capacités d’absorption de celui-ci. Autrement dit, et c’est une évidence qui mérite d’être rappelée, le volume, l’extension des mesures aménagées ou des mesures alternatives à l’emprisonnement, l’importance relative de ces deux types de sanction sont directement fonction des moyens alloués aux CPAL, et plus globalement aux services de l’exécution des peines, même si d’autres facteurs multiples interviennent également. La surcharge des différents services concourrant à l’exécution des peines et les délais de prise en charge qui en résultent sont une réalité endémique qui non seulement limite le recours aux mesures du milieu ouvert mais, en réduisant le temps du suivi, contribue à faire prévaloir le contrôle sur le travail d’accompagnement et de soutien social, qui obéit à une temporalité plus lente.

Un manque de visibilité tant interne qu’externe
Ce caractère secondaire de l’exécution des peines se manifeste également dans la difficulté pour les CPAL à se faire reconnaître comme services à part entière de la Justice, tant au sein même des tribunaux que par les institutions partenaires.
On verra une illustration de ce relatif isolement dans le fait que les CPAL, situés au bout de la chaîne pénale, sont organiquement placés à l’extérieur de celle-ci sur le plan de l’information nécessaire à leur travail, notamment au niveau informatique.
Par exemple, il leur faut passer un temps quotidien appréciable dans la lecture des rôles d’audience pour savoir si, quand et pour quels motifs les personnes qu’ils suivent repassent devant le tribunal.
Des études sociologiques antérieures aux divers rapports de l’Inspection générale des services judiciaires, les constats sur le thème du désintérêt des magistrats pour la phase après jugement restent globalement constants. Une question se pose pourtant ici, qui concerne l’objet de ce désintérêt : il nous semble qu’il faut sur ce point distinguer ce qui relève d’un désintérêt réel pour l’après jugement, d’un désintérêt lié aux inégalités de statut, et encore d’un désintérêt lié au contenu des philosophies et des politiques pénales en présence. L’attrait récurrent des magistrats du Parquet pour l’injonction thérapeutique témoigne indirectement de la nécessité de cette distinction. Cet attrait recouvre, au CPAL du Nord comme aujourd’hui au CPAL d’Ile de France des attentes de suivis plus stricts et plus contraignants pour les personnes concernées. Autrement dit, ce sont les idéologies professionnelles identifiées à des positions “ d’avocats bis ” des justiciables qui sont ici récusées. D’autre part, on observe une exception relative dans le CPAL du Nord où, bien que fragile, cette place est acquise au prix d’une dépendance du social par le judiciaire plus grande que dans les deux autres CPAL étudiés.
On peut donc conclure ici plutôt que l’intérêt des magistrats pour le pré-sententiel ou le post-sententiel n’existe que pour autant que les CPAL favorisent - des suivis plus -contraignants, et que les juges se désintéressent des CPAL s’ils défendent une philosophie autonome qu’ils ne partagent pas. Maintes situations montrent également que les peines de milieu ouvert, quelles que soient leurs modalités d’exécution, constituent pour les magistrats une réponse “pratique ”, un bon compromis entre d’une part les peines fermes qui conduisent en prison avec toutes les conséquences négatives que cela implique pour le condamné, et d’autre part la simple relaxe que l’opinion publique accepte mal.
Quant à la place des CPAL au sein de leur environnement partenarial, elle souffre toujours d’un certain manque de visibilité publique. Ici le caractère non essentiel de l’exécution des peines prend la forme du “ principe ” de less eligibility, ou de la réaction sociale qui, dans un contexte de ressources des plus limitées, accordera la priorité à ceux de ses clients, à situation sociale ou sanitaire égale, qui n’ont pas d’affaire avec la justice.
La collaboration des partenaires doit donc se gagner de haute lutte. Cette réaction se conjugue à un manque de visibilité publique des services de l’exécution des peines imputable à plusieurs facteurs. Il y a la difficulté pour les travailleurs sociaux à affirmer une politique d’exécution -des peines certaine et autonome. Les attentes sécuritaires pour plus de contrôle, l’éventuelle concurrence des JAP et des Procureurs, l’autorité bicéphale des CPAL qui peut faire obstacle à la défense d’un point de vue commun, et surtout la dépendance croissante des CIP vis-à-vis de leurs mandants affaiblissent considérablement la possibilité d’affirmer un langage propre qui puisse être entendu. A cela s’ajoute la faiblesse du statut social de conseiller d’insertion et de probation. Une politique de recrutement favorisant les agents disposant d’une formation maison plus que les assistantes sociale notamment, introduit une nouvelle forme de dépendance et entraîne des conflits de loyauté entre l’appartenance au judiciaire et au pénitentiaire, peu propices à la liberté d’expression.
Il faut enfin dire que la faiblesse de la visibilité des travailleurs sociaux de la justice est renforcée par la nature du travail d’exécution des peines et par les difficultés de son évaluation. La visibilité de la justice pénale est une composante déterminante de son efficacité. Le travail socio-éducatif visant la prévention de la récidive n’a rien de visible et s’inscrit dans une temporalité au long cours alors que les procédures de traitement rapide et les demandes de contrôle qui vont se multipliant se situent elles, à l’inverse,
dans une perspective de visibilité publique. Le manque de crédibilité attribuée par le public aux mesures de milieu ouvert condamne ainsi les CPAL à travailler dans la discrétion, quand la Justice tend à multiplier les interventions médiatiques.

Une dyarchie ambiguë
A la dépendance et à la faible visibilité qui caractérisent la situation professionnelle des -travailleurs sociaux s’ajoutent des difficultés de nature organisationnelle. Leur activité prend place dans un système organisationnel et institutionnel particulier, dans lequel l’autorité du commandement et l’autorité hiérarchique sont en principe dissociées, tant au niveau local où s’exécute le travail qu’au niveau des administrations dont relèvent les professions du judiciaire. Mais cette dissociation, destinée sans doute à préserver une certaine autonomie professionnelle et les valeurs d’un métier, se traduit davantage par une confusion des rôles et des retournements d’alliances nés de la dyarchie qui en résulte que par l’organisation d’une division des pouvoirs véritable, garante de l’existence d’un débat contradictoire au sein du champ de l’exécution des peines, où les travailleurs sociaux, les mieux placés pour connaître la situation sociale des condamnés et leurs besoins auraient une place à part entière. Cette dissociation n’est que de principe puisqu’une dépendance hiérarchique est introduite de fait. En effet ; les juges de l’application des peines disputent à des directeurs de services plus ou moins offensifs la faculté de décider des “ orientations ” du service, de l’affectation ou non des dossiers aux travailleurs sociaux, et interviennent -ou intervenaient- dans l’appréciation de leur travail.
Ils peuvent par ailleurs retirer à un travailleur social un dossier qui lui aura été auparavant confié.
De ce point de vue, la réforme qui visait à séparer physiquement les différents corps professionnels, sans doute dans le but de dégager les travailleurs sociaux de l’emprise du judiciaire, sans diminuer celle-ci sur le fond, contribue à l’inverse, en tout cas aujourd’hui, à fragiliser la situation des CPAL au sein des juridictions tout en contribuant à leur isolement. Elle alourdit les relations fonctionnelles nécessaires entre les travailleurs sociaux et les JAP. En divisant la fonction de direction elle affaiblit celle-ci localement et coupe le nouveau corps départemental du terrain. Elle suscite aussi localement la concurrence au sein de l’autorité bicéphale sur la question de l’attribution des moyens de travail, etc.
A cette ambiguïté structurelle, la hiérarchie pénitentiaire est tentée de répondre par une rationalisation du travail social qui passe notamment par l’imposition de formats et de méthodologies standardisés d’intervention. Outre que ces tentatives méconnaissent la réalité de situations trop complexes pour être réduites à de tels formats, ignorent la dimension professionnelle réelle du métier et en récusent le principe même, elles provoquent l’aggravation des positions de repli défensif sans avoir d’influence sur les facteurs qui, au fond, peuvent rendre compte de cette ambiguïté, comme des tensions et des incertitudes qui en résultent.

Déculturation et repli individuel
Ces positions de repli défensif sont une des constantes importantes relevées. Elles se manifestent surtout par la faiblesse des débats professionnels à l’intérieur des trois CPAL étudiés. Les travailleurs sociaux abordent très peu les références techniques et théoriques, la formation, les lectures, l’éthique qui guident leur pratique. Par ailleurs, les tentatives de mise en place de groupes de réflexion sur les cas, ou sur d’autres sujets, celui par exemple des questions posées par la relation entre services de Justice et psychiatrie et sur l’obligation de soins, avec ou sans la présence de tiers extérieurs n’aboutissent pas, ou bien les groupes mis en place n’existent plus. Ou bien encore, ils n’attirent que quelques membres de l’équipe. Pourtant tous les travailleurs sociaux interrogés déplorent cette situation considérant comme indispensable et fondamental le débat. C’est pourquoi ils vont chercher ailleurs, à l’extérieur de l’institution, les lieux de formation, de réflexion critique, de supervision ou de contrôle de l’éthique de leur pratique. Dans les trois CPAL, les collègues apparaissent comme les derniers interlocuteurs avec lesquels discuter, échanger sur la pratique. Demeurent les échanges interindividuels sur la base des relations de confiance et des affinités personnelles. Il apparaît donc clairement que l’institution ne peut aujourd’hui fonctionner comme un lieu de débat et n’est plus un lieu d’apprentissage collectif. On verra là un phénomène de déprofessionnalisation collective, ou de déculturation institutionnelle. Celles-ci sont d’autant plus aiguës que la dépendance, la colonisation, la subordination voire l’instrumentalisation des travailleurs sociaux par le tribunal sont plus élevées, ce que montre la comparaison. Dans le CPAL du Nord apparaît une véritable imperméabilité des pratiques des uns au regard des autres et se développe entre travailleurs sociaux une nonne implicite qui impose le respect de “ l’autonomie ” de chacun.
On ne peut être que frappé ici par là similitude des situations institutionnelles des travailleurs sociaux et des surveillants de prisons, où cette nonne, là, est explicite.
Mais en prison cette norme est destinée à définir, construire et imposer un minimum d’espace de liberté dans le travail, condition de l’accès à un certain professionnalisme informel dénié a priori par l’institution et les règlements. Chez les travailleurs sociaux, cette dimension de l’autonomie est nettement plus défensive qu’offensive, destinée à préserver ce qui définit le professionnel comme tel, c’est-à-dire une autonomie fondée sur des savoirs et savoirs faire, guidés par une déontologie établie, destinés à prendre en charge une valeur centrale de la société, ici les actions de réinsertion. Pourtant cette posture défensive apparaît contre-productive dans la mesure où elle contribue à affaiblir plus encore la position professionnelle, dont le débat permanent entre pairs est un élément constitutif.- Elle provoque en outre des phénomènes “ d’ignorance multiple ” ou “ de malentendu partagé ” dans lesquels chacun croît défendre une position minoritaire et isolée, alors qu’elle est largement majoritaire, ce qui contribue à isoler davantage les professionnels les uns des autres et à interdire le débat.

Des pratiques en évolution
La recherche a permis de relever plusieurs traits quant à l’évolution des pratiques des travailleurs sociaux. Le premier est relatif à l’importance de la notion de “ rappel à la loi ”. Dans un contexte où le discours public lie l’importance du chômage, “ la crise des valeurs ” et la “ croissance de la délinquance ”, cette notion de rappel à la loi, parée d’une symbolique forte apparaît comme le versant acceptable, légitime et consensuel de la montée, puis de l’installation des idéologies sécuritaires répressives dans leur contenu. Des contrats locaux de sécurité aux politiques de la Ville, en passant par l’obligation de soins et les injonctions thérapeutiques, la notion pénètre et mobilise aujourd’hui nombre de services publics, non seulement ceux qui ont une vocation répressive mais aussi bien ceux qui en semblaient le plus éloigné.
Chez les travailleurs sociaux, on constate les effets et l’influence de ce discours à deux niveaux. Les trois monographies montrent que les oppositions qui faisaient débat parmi les professionnels entre partisans de l’aide et partisans du contrôle, il y a encore une dizaine d’années, se sont largement émoussées depuis. Du moins, ne se présentent-elles plus sous cette forme et ne sont plus affichées comme telles. On constate que le “ cadre ” judiciaire est accepté de façon générale. C’ - est à l’intérieur même de ce cadre que la part faite aux deux dimensions contradictoires de la fonction se situe maintenant.
Un autre effet de cette influence apparaît dans l’importance accordée à la notion de responsabilité individuelle. Celle-ci est le plus souvent intégrée à la pratique comme relevant du mandat de justice.
Il convient néanmoins d’introduire ici des distinctions, notamment entre la fonction idéologique de la notion de rappel à la loi et sa fonction d’outil de travail, au sens où la loi s’est toujours vue reconnaître une valeur éducative. De même, il importe de distinguer la responsabilité, comme mesure de la liberté, de la responsabilité individuelle comme objet d’un déplacement au niveau des idéologies de ce qui antérieurement était politiquement perçu comme relevant des responsabilités collectives, du domaine publie et de la solidarité sociale.
Autrement dit à l’ambiguïté fondamentale de la mission correspond pour les professionnels une situation de choix permanent entre de multiples frontières, de multiples valeurs contradictoires, de multiples écueils qui apparaissent comme autant d’oppositions et de contradictions. Il y a les écueils de la toute puissance et de l’impuissance, ceux de l’interprétation très formelle de la loi et de son évitement, de l’interventionnisme intrusif et de la démobilisation personnelle. Il y a la nécessité de respecter le cadre judiciaire et l’obstacle qu’elle constitue pour établir des relations de confiance, l’écueil d’une trop grande confiance, quand la confiance fonde la relation de travail social et d’une trop grande méfiance qui lui fait obstacle, celui de trop aider jusqu’à se substituer à autrui et celui de trop s’abstenir au motif que l’on veut faire appel à la responsabilité de la personne et ainsi favoriser son autonomie, le rappel de la loi en tant que moyen socio-éducatif et la loi réduite à ses dimensions de contrôle et de répression, l’écueil qui consiste à réduire l’intégration sociale à des catégories formelles participant aux critères pénaux de dangerosité et celui qui consiste à ignorer, en raison du contexte social la liberté individuelle.
C’est, en fait, à l’occasion de chaque prise en charge que se joue l’éthique et la philosophie politique de la pratique.
Ainsi comme le disent M. Foucault ou M. Lipsky, en des termes différents, malgré tout le pouvoir vient toujours d’en bas. Ce sont les employés de la base qui décident et imposent ce qu’il en est des politiques des gouvernements, en vertu précisément de ces multiples choix. Ceux-ci définissent des outils communs aux travailleurs sociaux, varient alors les circonstances de leur mise en oeuvre. Le contexte et la pression judiciaire, le niveau des ressources locales et les orientations individuelles peuvent faire pencher la pratique constamment d’un côté ou de l’autre de chacune de ces multiples alternatives.
On constate également que l’évolution du contexte judiciaire et social de la pratique du milieu ouvert conduit les travailleurs sociaux à des ajustements et à des recompositions dont l’objectif est de maintenir l’orientation philosophique et politique fondatrice de la profession. En particulier la valorisation, plus insistante que jamais, de la relation de face à face ne se réduit pas seulement à une position de repli qui résulte de la faiblesse des ressources locales, et notamment de l’importance du chômage. Elle refonde, sur une base qui participe de la démarche thérapeutique et de son éthique, l’aide qui peut être apportée. La fréquence du prononcé de l’obligation de soin y contribue largement. Celle-ci mobilise beaucoup les travailleurs sociaux tant par l’approche du condamné que celle-ci induit, quand le but est de préparer le relais vers l’institution de soins et de favoriser “ l’appropriation ” par le condamné de la démarche de soins, que la part du temps qu’ils lui consacrent. L’importance de sa présence et les problèmes de santé que rencontrent - au delà de l’obligation - les condamnés, contribuent à orienter aujourd’hui l’ensemble de l’approche socio-éducative, dont le but est de mobiliser à la fois les partenaires et la personne concernée à sa propre cause, vers un dépassement du cadre judiciaire dans lequel la relation de confiance et la mobilisation personnelle du travailleur social sont des ressorts essentiels.
Lorsque se conjuguent un nombre considérable de dossiers (jusqu’à 130 dossiers dans l’un des trois CPAL) qui rend illusoire la, notion de suivi, une situation de chômage très importante, comme dans le CPAL du Nord, région sinistrée, l’insuffisance de structures d’hébergement, et une crédibilité auprès du Tribunal de Grande Instance qui passe par l’intériorisation par les travailleurs sociaux des nonnes pénales définies notamment par les procureurs, c’est la possibilité de défendre cette tentative de recomposition et par conséquent l’exercice même de la profession de travailleur social qui est en cause.
L’analyse du CPAL d’Ile de France montre à l’inverse que lorsque les travailleurs sociaux ont en charge un nombre de suivis raisonnable, que le marché du travail est sensiblement plus ouvert, et l’indépendance du CPAL au regard du TGI plus grande, les travailleurs sociaux peuvent encore prétendre se définir comme tels.

Les activités concrètes d’un CPAL
Une analyse des dossiers des condamnés effectuée -dans un des CPAL permet de connaître ce que peuvent faire les travailleurs sociaux dans ces conditions au regard de certains aspects de la situation sociale des condamnés.
On note d’abord que près de 41% des personnes dont les dossiers ont été archivés sur une année, l’année 1997, ont une obligation de soins, 36% d’entre elles ont été prononcées par les tribunaux, les autres par les JAP. Le motif le plus fréquent du prononcé de cette obligation concerne des problèmes d’alcool (58% des obligations). En réalité, les problèmes de santé de la population suivie débordent largement ce qu’en révèle la présence de l’obligation de soins, pour autant que les deux notions se recouvrent. Indépendamment des obligations prononcées et en estimant queces données sont sous-évaluées, il ressort que 13 % des personnes ont fréquenté antérieurement des institutions psychiatriques ou consultent actuellement, et 3% de la population ont été hospitalisés en hôpital psychiatrique pendant la mesure. S’ajoutent des maladies somatiques confiées aux travailleurs sociaux (12% de la population). Les jeunes qui ont entre 25 et 30 ans sont les plus touchés.
Nombreux sont ceux qui connaissent des problèmes d’hébergement aigu (14% de la population étudiée) et un jeune sur dix de 18 à 21 ans arrive au CPAL comme SDF.
Un des problèmes majeurs est naturellement l’importance du chômage chez les condamnés. Alors que la population étudiée est domiciliée dans un département où le taux de chômage est inférieur à celui de la moyenne nationale, on observe que le chômage, parmi les condamnés, touche 40% d’entre eux, les moins de trente ans surtout. Plus frappante encore est la situation familiale qu’ont connue les moins de 30 ans, puisque un jeune sur cinq a connu des événements familiaux violents (décès précoce de l’un ou des deux parents, abandon ou violences). Les femmes, peu nombreuses en proportion (8% de l’effectif) sont plus touchées que les hommes quant à la plupart de ces aspects. Il ressort donc de ce bref résumé que les travailleurs sociaux et leurs partenaires sont bien souvent face à des situations qui débordent de toute part les différents moyens et ressources sur lesquelles ils peuvent compter.
Malgré toutes les difficultés et les incertitudes du métier, malgré un environnement en ressources sociales et sanitaires trop limitées au regard de ce qui est demandé aux travailleurs sociaux et aux condamnés en période de chômage très élevé, lesquels peuvent parfois se trouver placés en situation de double contrainte (l’obligation de travail pour les jeunes chômeurs, l’obligation de soins pour ceux qui, adressés aux CMP doivent attendre plusieurs mois avant d’être reçus), malgré des situations personnelles dont magistrats du siège, du Parquet, de l’application des peines, psychiatres, médecins, travailleurs sociaux, partenaires constatent la dégradation, l’activité déployée par les travailleurs sociaux des CPAL, articulée à celle de leurs partenaires apparaît comme loin d’être vaine. Si l’évaluation directe des effets de celle-ci est impossible, l’analyse des dossiers de condamnés permet au moins de connaître quels types d’action sont entrepris par les travailleurs sociaux ainsi que quelques aspects de l’évolution de la situation sociale des condamnés entre le début et la fin de la prise en charge. C’est ainsi que les travailleurs sociaux ont un rôle de conseil juridique auprès des condamnés sur de multiples aspects de leur existence, tant sur le plan pénal qu’en matière de droit de la famille et de droit du travail. Ils leur apportent également conseil en matière de situation financière (situations d’endettement ou de surendettement) et administrative. Parmi les personnes qui étaient dépourvues de pièces d’identité ou de protection sociale en début de mesure, la moitié d’entre elles ont réglé le problème avec, le plus souvent, l’intervention des travailleurs sociaux auprès des administrations concernées. Ajoutons qu’en fin de mesure il y a globalement près de 15% de moins de chômeurs qu’il n’y en avait en début. On notera que ces résultats concernent presque toujours les mesures de sursis avec mise à l’épreuve et, à un moindre degré, les libérations conditionnelles (de loin beaucoup moins fréquentes). Ceci invite à reconsidérer les critiques qui portent sur la mesure du SME, considérée comme obsolète, ou relevant d’une conception bureaucratique du travail socio-éducatif
Quant au respect des obligations, l’étude montre d’abord que les condamnés se soumettent dans leur grande majorité à leurs obligations générales. En ce qui concerne le respect des obligations particulières, l’étude montre que, malgré des situations financières souvent désastreuses, 60% des personnes qui ont une obligation de réparation pécuniaire se sont, en fin de mesure, acquittées en totalité ou en partie de leur dette. Pour 12% d’entre elles, les travailleurs sociaux estiment que cette obligation est inexécutable en raison de la situation sociale ou médicale de la personne. Les autres se dérobent à leur obligation, soit qu’ils échappent à la justice, les plus nombreux d’entre eux, soit que les travailleurs sociaux ne parviennent pas à obtenir d’eux un engagement.

L’absence
Un des problèmes importants que l’étude met en lumière est celui de l’absence. On peut sans doute voir dans sa fréquence un des signes les plus manifestes du lien qui peut exister entre la délinquance et la non-inscription dans le social. Ceux qui échappent aux obligations prononcées contre eux peuvent le faire volontairement, mais il ressort que ceux qui manquent le plus souvent les rendez-vous sont aussi ceux qui n’ont pas accès aux soins et cumulent les plus grandes difficultés. Par ailleurs, 13% des condamnés soit ne se présenteront jamais au tribunal, soit ne seront pas trouvés, le cas le plus fréquent, malgré les recherches entreprises à cette fin. Ce sont ceux là qui ”feront l’objet le plus souvent des demandes de révocation ou de mise à exécution (pour les mesures du D. 49-1). L’absence fait également apparaître un paradoxe dont la méconnaissance conduit bien souvent à critiquer le travail social en général et le travail social en milieu judiciaire en particulier pour la médiocrité de ses résultats. L’absence, peu bruyante et peu visible, est le point de butée, la résistance sociale dont le système judiciaire et le travail social ne peuvent venir à bout ; et les absents mobilisent en vain bien plus la police, les services d’exécution des peines, les JAP et les travailleurs sociaux que ceux, les plus nombreux, qui se soumettent à leurs commandements et à leurs exigences.

Notes:

[1B. Brunet, “ La politique de la Ville ”, Politique de la ville et Justice, Droit et Société, 23/24, 1993, pp. 117-141

[2J. Faget, Permanences d’orientation pénale et enquêtes sociales rapides, GERICO-CLCJ, Ministère de la Justice, Mars 1996