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Note sur la sursuicidité carcérale en Europe : du choix des indicateurs

Mise en ligne : 19 décembre 2009

Auteur : Bruno Aubusson de Cavarlay
Source : Champ pénal / Penal field, nouvelle revue internationale de criminologie [En ligne]
URL : http://champpenal.revues.org/7558

Cette note, d’orientation plutôt méthodologique, pose, dans le cadre des comparaisons européennes, la question classique de la construction d’un indicateur pertinent pour la mesure du suicide en prison. La situation française en la matière (forte croissance du nombre de suicides en prison) est trop souvent évaluée à partir d’un simple taux de suicide. Le recours à un facteur de sursuicidité carcérale change les résultats de même que la référence à un taux par rapport à la file active de détenus plutôt qu’à un taux par rapport au stock.

Texte de l'article :

La forte croissance du nombre absolu de suicides recensés en 2008 et 2009 dans les prisons françaises conduit de nombreux commentateurs à évoquer la situation de la France en la matière par rapport aux autres pays européens. Partant d’un constat fait un peu rapidement, il est alors tenu pour une évidence que le fort taux de suicide carcéral observé en France , « l’un des plus élevés d’Europe » (Sénat, 2008), doit être relié à la surpopulation carcérale et à un fort taux de détention. La discussion qui suit vise à engager un examen un peu plus détaillé et raisonné des données relatives au suicide dans les établissements pénitentiaires d’Europe, telles qu’elles résultent de la collecte SPACE du Conseil de l’Europe. Elle se limite au seul exercice de comparaisons internationales et ne prétend pas reprendre de façon approfondie l’étude du suicide en prison en France1.

Dans cette perspective comparatiste, l’interrogation principale porte sur la construction d’un indicateur incorporant des informations relatives à la situation pénitentiaire des pays européens et des informations relatives au suicide en général dans les mêmes pays. La démarche adoptée est de montrer empiriquement les conséquences des choix de méthode, tant pour le classement des pays européens en matière de suicide carcéral que pour l’étude d’un lien éventuel entre ces suicides et le taux de détention ou de sur-occupation carcérale. Au fil du texte et en conclusion seront évoqués les enjeux de ces choix pour l’évaluation des politiques pénitentiaires.
 
L’enquête européenne SPACE-I (Statistique Pénale Annuelle du Conseil de l’Europe), menée sous l’égide du Conseil de coopération pénologique, fournit depuis 1988 le nombre de suicides enregistrés dans les établissements pénitentiaires des pays membres. Il peut y avoir des différences dans la définition des cas de suicides en prison propre à chaque pays. La question de méthode abordée par l’enquête concerne les décès (y compris les suicides) de détenus qui surviennent à l’hôpital ou dans la communauté alors que ces détenus sont toujours sous la responsabilité de l’administration pénitentiaire (sous écrou dans le cas français). Cependant les informations chiffrées disponibles sur ce point n’isolent pas systématiquement les suicides. Celles-ci ne seront donc pas détaillées ici et le lecteur pourra se reporter aux commentaires donnés par Aebi et Delgrande (2008).
 
En pratique, le point le plus important dans la construction d’un taux comparatif européen concerne le dénominateur. Pour SPACE-I, le choix initial a été fait de rapporter les suicides dénombrés pendant une année donnée dans les établissements pénitentiaires au nombre moyen de détenus pendant la même année2. Ce nombre moyen était lui-même calculé à partir du nombre total de journées de détention. Or, il se trouve que ce nombre total n’est pas fourni systématiquement, ni de façon très fiable, par tous les pays participant à la collecte SPACE. Pour les dernières publications, le taux de suicide a donc été calculé par rapport à la population au 1er septembre, qui est elle-même la base du taux comparatif de population pénitentiaire pour les pays européens (ou taux de détention).
 
Deux inconvénients découlent de ce mode de calcul. Le moindre vient de ce que la population pénitentiaire au 1er septembre peut donner un indicateur imprécis, voire biaisé, car rien n’autorise à penser que tous les pays connaissent le même cycle de variations saisonnières3. L’inconvénient le plus significatif vient de l’hétérogénéité de dimensions des deux nombres mis en rapport : le nombre de suicides concerne l’ensemble des personnes ayant été détenues une année donnée tandis que la population au 1er septembre ne compte évidemment que les présents à cette date. Ceci a des conséquences importantes en termes de comparaisons européennes comme on va le voir.
 
Il peut sembler a priori cohérent de mesurer ainsi le taux de suicide en prison puisque c’est ce que l’on fait pour la population totale. Les démographes ont leur raisons pour considérer que ce mode de calcul ne présente pas d’inconvénient majeur en population générale4. Mais pour la prison, il en va autrement et le dénominateur pertinent pourrait bien être la « file active », terme qui renvoie plutôt à une vision sanitaire et épidémiologique. L’argument est assez simple à comprendre : étant donné que l’on s’accorde à penser que le risque de suicide des détenus est le plus fort au moment de l’entrée en prison, un pays ayant un nombre relatif d’entrées plus important (pour un stock donné) devrait, toutes choses égales par ailleurs, présenter un nombre de suicides en prison relativement plus important. Si partout en Europe les suicides en prison ne survenaient qu’au moment de l’entrée, l’indicateur pertinent serait alors le rapport du nombre annuel de suicides au nombre annuel d’entrées. Comme ce n’est pas le cas, la file active (personnes ayant connu une période d’incarcération pendant une année donnée) semble un choix logique. Là surgit encore une difficulté puisque peu de pays semblent capables de fournir cette donnée. En pratique, on doit lui substituer alors la somme des entrées pour une année donnée et des présents au premier janvier, avec d’éventuels doubles comptes. En France, la file active annuelle des établissements pénitentiaires n’est pas connue pour le moment et les études épidémiologiques qui la concernent procèdent de cette façon5.
 
Cette question de méthode est loin d’être négligeable (pouvant être considérée comme une source d’erreur constante par exemple) car la diversité des régimes de démographie pénitentiaire est importante en Europe (Aebi et al., 2007). Pour un même taux de population pénitentiaire, deux pays peuvent avoir des taux d’entrées très différents, lesquels par ailleurs sont susceptibles de varier dans le temps. Ces régimes différents de démographie pénitentiaire vont probablement influer sur les nombres de suicides en prison observés dans ces deux pays.
 
Dans bon nombre de pays européens, mais pas dans tous, les taux de suicide en prison, quel que soit leur mode de calcul, sont nettement plus élevés que le taux en population générale. Pour comparer la situation des pays européens, on ne peut donc se contenter de comparer les taux de suicide en prison tels qu’ils sont présentés dans le recueil SPACE (taux par rapport au stock) ou selon la méthode alternative d’un taux par rapport à la file active. Procéder ainsi conduit à rechercher les raisons des variations observées dans les niveaux ou les conditions de détention dans les pays européens, alors que ces mêmes pays présentent d’importantes différences au regard des taux de suicide en population générale. Si le taux de suicide en détention est deux fois plus élevé dans le pays A que dans le pays B, il n’est pas logique d’attribuer de prime abord cette différence à la situation pénitentiaire dans le pays A s’il s’avère que le taux de suicide en population générale y est deux fois plus élevé que dans le pays B.
9Cette précaution n’est pas de pure forme. Pour l’année 2005, selon les données diffusées par Eurostat, le taux de suicide pour 100 000 habitants était en moyenne de 10,8 (27 pays) mais variait de 3,1 pour la Grèce à 37 pour la Lituanie. Cette amplitude est moindre que celle observée pour les taux de suicide en détention (de 0 à 840 pour 100 000) mais elle lui est comparable si l’on ne tient pas compte des pays dont la population pénitentiaire est très faible (ainsi le taux de 840 est celui de l’Islande et correspond à un seul suicide pour un effectif total de 119 détenus). Dès lors l’indicateur comparatif pertinent doit s’attacher à mesurer ce qu’il est convenu d’appeler la sursuicidité carcérale.

Cette sursuicidité est caractérisée par le rapport entre le taux de suicide en prison et le taux de suicide en population générale. Mais ici il faudrait, dans la pureté des principes démographiques, neutraliser tous les effets de structure de population pouvant entrer en ligne de compte et influer sur ce rapport. La population pénitentiaire est masculine6 et les classes d’âge allant de 20 à 44 ans y sont surreprésentées même sur fond de « vieillissement » de cette population, en France comme probablement ailleurs. Or, de façon générale en Europe, les taux de suicide sont plus élevés qu’en moyenne pour les hommes de 20 à 44 ans7. Le calcul de la sursuicidité doit intégrer ce différentiel comme on le fait d’ailleurs en principe pour les taux de suicide en population générale avec des taux de mortalité dits standardisés. Ceci conduit à de notables difficultés de recueil, de traitement et d’interprétation des données (Bourgoin, 1993, 1994 ; Hazard 2008). Il ne sera pas question ici de les examiner en détail et de démêler les facteurs qui contribuent à la sursuicidité carcérale. Il s’agira uniquement de tenir compte, de façon globale et approchée, de la variabilité des taux de suicide européens en population générale pour évaluer la variabilité des taux de suicide dans les établissements pénitentiaires.
 
La carte des taux de suicide en détention en Europe produite directement à partir des taux pour 10 000 détenus fournis par SPACE (carte diffusée par le journal Le Monde du 1er avril 2009 indiquant la source « La statistique pénale annuelle du Conseil de l’Europe/ P.-V. Tournier ») place la France parmi les pays ayant un résultat supérieur à 15 pour l’année 2006 : soit 16 pour la France, contre 19 pour la Serbie et la Slovaquie, 24 pour la Suisse, 40 pour le Luxembourg ce qui correspond dans ce pays à 3 suicides pour moins de 800 détenus, avec un problème de représentativité déjà mentionné8. Cette position défavorable de la France (le journal Le Monde titre son infographie « La France reste parmi les pires élèves du Conseil de l’Europe ») est pourtant basée sur une année pour laquelle le nombre de suicides en prison a reculé. Avec les données de 2005 et en excluant les pays présentant un trop faible effectif pénitentiaire (dont encore le Luxembourg), la France était en tête du classement et il est probable qu’elle y sera de nouveau avec les résultats de 2008. Pour le moment, les années 2006 et 2007 restent des points bas dans la série plutôt mouvementée des observations françaises et pour l’exercice qui suit on préfèrera travailler sur les données de 2005, ce qui d’ailleurs permet d’éviter un décalage trop important entre les données pénitentiaires et les données en population générale. Car on ne peut en rester à cette vision caricaturale relayée par les médias. La comparaison menée sur la base d’un indicateur de sursuicidité change le tableau. La France ne vient plus seule en tête du classement (après le Luxembourg) et ne figure plus vraiment parmi « les pires élèves du Conseil de l’Europe ».
 
Le tableau suivant montre comment les résultats sont modifiés si l’on compare les taux de suicide en prison aux taux de suicide masculins pour chaque pays d’une part et, d’autre part, comment ils changent aussi lorsque les suicides en prisons sont rapportés à une file active plutôt qu’à un effectif de détenus présents à un moment donné. Ce double déplacement permet donc d’envisager quatre indicateurs potentiels pour le suicide carcéral.
Tableau 1 : Comparaison européenne des taux de suicide en prison et de la sursuicidité carcérale. Année 2005.
Tableau 1Agrandir
 Source : SPACE I, 2006, WHO
 
Les premières colonnes de ce tableau donnent les variables de base de description de la situation pénitentiaire de chaque pays : nombre de détenus au 1er septembre 2005 (dit stock), nombre d’entrées au cours de l’année 2005, taux de population pénitentiaire pour 100 000 habitants, densité carcérale (taux d’occupation) en nombre de détenus pour 100 places. Il est ajouté une variable approchant la file active de l’année 2005 obtenue en additionnant les entrées de 2005 et le stock au 1er septembre. L’approximation est double puisque dénombrer la file active supposerait de prendre en considération les présents au 1er janvier de l’année et ne compter qu’une fois les personnes entrées en prison plusieurs fois dans l’année. Elle permet cependant de mesurer l’impact du changement de dénominateur sur le calcul des taux de suicides. Ces taux pour 10 000 détenus figurent dans le bloc de colonnes suivant, après le nombre absolu de suicides dans les établissements pénitentiaires en 2005. Le premier taux est celui que propose SPACE, calculé de façon traditionnelle par rapport au stock. Le second est calculé par rapport à l’approximation de la file active. La dernière partie du tableau donne les taux de suicide masculins en population générale pris comme référence pour évaluer une sursuicidité carcérale : celle-ci est calculée comme le rapport au taux de suicide masculin du taux de suicide dans les établissements pénitentiaires, lui-même calculé soit par rapport au stock, soit par rapport à la file active. Les données utilisées sont celle de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, cf. annexe), l’année de référence étant 2005 ou la dernière année disponible antérieure à 2005. Le choix d’ordonner les pays (en ligne) selon le taux de suicide calculé par rapport au stock fait mieux apparaître, par comparaison avec les autres indicateurs, les inconvénients de cette présentation usuelle.
 
Selon ce classement, la France figure parmi le groupe des pays à taux de suicide en prison élevés, supérieurs à 15 pour 10 000 détenus alors que la médiane s’établit à 9 pour les pays où au moins un suicide a été observé. Le cas du Luxembourg n’est pas très significatif puisque la population pénitentiaire de ce pays est inférieure à 1 0009. Parmi les autres pays de ce groupe, se trouvent trois États des Balkans (Ancienne république yougoslave de Macédoine, Slovénie, Serbie) et deux États nordiques (Danemark, Norvège). Ces pays présentent une grande diversité selon les taux de population pénitentiaire et selon les densités carcérales observés.

Les positions du Danemark et de la Norvège dans ce tableau sont instructives : on ne s’attend pas vraiment à trouver ces pays, souvent pris comme exemples de bonnes pratiques en matière pénitentiaire, parmi les pays à plus forte fréquence du suicide en milieu fermé. Or, il se trouve aussi que ces deux pays se caractérisent par des taux d’entrées élevés. Si l’on calcule le taux de suicide par rapport à l’approximation de file active proposée ici, le Danemark et la Norvège rejoignent la valeur médiane observée sur 29 pays. Mais ce mode de calcul ne modifie pas radicalement la position de la France qui reste en deuxième position après le Luxembourg toujours. La Slovénie et la Serbie restent également parmi les pays où le taux de suicide calculé par rapport à la file active est nettement plus élevé que la médiane. Ce deuxième indicateur fait en revanche apparaître d’autres pays où le suicide en milieu fermé peut être considéré comme élevé : le cas du Portugal illustre bien ce changement de perspective avec un effet opposé à celui du Danemark et de la Norvège. Dans ce pays, avec une durée moyenne de détention parmi les plus élevées d’Europe selon l’estimation usuelle du rapport du stock au flux, l’ajout des entrées pour calculer la file active produit une diminution bien moindre que dans les autres pays. Alors que le taux de suicide par rapport au stock situe le Portugal nettement sous la médiane, le calcul par rapport à la file active le situe nettement au dessus10. Cependant, cet effet d’optique ou de méthode de mesure n’est pas systématique : l’Espagne dont le régime de flux et stocks pénitentiaires est voisin de celui du Portugal reste dans la partie médiane du tableau lorsqu’il est classé selon le taux de suicide calculé par rapport à la file active11.
 
Ces différents modes de calcul font apparaître une relation complexe entre taux de suicides et régimes de démographie pénitentiaire. Avant d’avancer plus sur ce terrain, il faut maintenant introduire la relation observable entre le suicide en milieu carcéral et le suicide en population générale. La dernière partie du tableau en propose une première approche. Pour les pays qui peuvent être ainsi étudiés12, les taux de suicide masculins en population générale présentent une valeur médiane d’environ 23 pour 100 000. Ce sont la précision des calculs et la présentation des sources internationales qui imposent ce changement d’unité de référence (taux pour 100 000 et non pour 10 000) : cette valeur médiane se traduit par un facteur de sursuicidité carcérale de l’ordre de 4 sur l’ensemble des pays étudiés. Mais on observe un facteur supérieur ou égal à dix pour 7 pays. La France n’y figure pas, même si la sursuicidité carcérale ainsi évaluée est plutôt élevée (8). Ce relatif recul de la France indique que le niveau élevé de suicide carcéral observé directement avec les taux s’explique pour partie (mais pour partie seulement) par des taux de suicides masculins plutôt élevés en population générale. Cette explication joue encore plus pour la Slovénie et la Serbie qui finalement présentent une sursuicidité carcérale se situant plutôt dans la moyenne. À l’opposé, la position du Danemark et de la Norvège se trouvent rehaussée. La sursuicidité carcérale semble confirmée, du moins si l’on prend comme base de comparaison le ratio calculé par rapport au stock (avant-dernière colonne du tableau 1). En fonction de ce qui a été montré supra, on peut s’attendre à ce que le résultat change en travaillant par rapport à la file active (dernière colonne). Mais, en s’arrêtant encore un instant sur cette avant-dernière colonne du tableau, on remarque d’autres changements :
  • D’abord la position singulière de l’Albanie, de la Grèce et de l’ERY de Macédoine. Les taux de suicide masculins enregistrés par l’OMS étant très bas dans ces pays, le facteur de sursuicidité carcérale est évalué à un niveau très élevé. Ceci renvoie assez directement à la limite des sources utilisées. Cette sursuicidité peut être effective mais elle peut aussi être renforcée par une sous-déclaration différente des suicides dans les deux sources, les suicides en milieu fermé pouvant être plus systématiquement enregistrés que les suicides en population générale.
  • Le calcul d’un facteur de sursuicidité carcérale fait aussi apparaître le Royaume-Uni parmi les pays où ce ratio est de l’ordre de 10. Il apparaît donc, ce qui n’était pas directement lisible sur les seules données pénitentiaires, que la sursuicidité est importante dans les prisons de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, ce dernier pays ne pesant pratiquement pas dans le résultat du Royaume-Uni13.
  • Enfin, il permet de repérer quelques pays où le taux de suicide en prison paraît équivalent au taux de suicide masculin en population générale (Moldavie, Slovaquie, Pologne, République Tchèque, Roumanie), voire nettement inférieur (Lettonie, Estonie, Hongrie, Bulgarie). En dehors de leur appartenance passée au bloc de l’Est, ces pays ont en commun d’avoir un taux de population pénitentiaire pour 100 000 habitants nettement supérieur à la médiane (109 pou 100 000 habitants). Ce résultat –pas de sursuicidité carcérale voire sous-suicidité carcérale – ne change pas lorsque l’on tient compte du taux calculé sur la file active. Il concerne des pays où le taux de suicide masculin est parfois très élevé (Hongrie, Estonie, Lettonie). Mais le cas de la Lituanie interdit de généraliser abusivement puisque dans ce pays où le taux de suicide masculin semble atteindre son maximum européen, la sursuicidité carcérale est encore visible… sauf à remarquer qu’elle s’estompe avec le calcul du taux de suicide par rapport à la file active.
Figure 1 : estimation du facteur de sursuicidité carcérale en Europe (pour la file active 2005)14
Figure 1Agrandir
Carte réalisée avec Philcarto
 
La combinaison des deux principes méthodologiques appliqués dans la présentation de ce tableau européen conduit finalement à montrer combien le classement et la cartographie basée sur le taux de suicide pour 10 000 détenus présent un jour donné sont réducteurs. Ainsi la France présente un taux de suicide carcéral par rapport au stock deux fois plus élevé que celui du Royaume-Uni. La différence se réduit mais reste importante en calculant le taux par rapport à la file active. Cependant, le Royaume-Uni se trouve parmi les pays où le taux de suicide en milieu fermé calculé sur le stock est au moins 10 fois supérieur au taux de suicide masculin en population générale tandis que, selon ce dernier indicateur, la situation est moins défavorable en France (facteur 8). Finalement, les deux pays reviennent à égalité en calculant la sursuicidité pour la file active, à un niveau faisant état d’un risque de suicide multiplié par 3 avec l’incarcération.

Cette approche ne vise pas à substituer un indicateur sans défaut à un indicateur assez critiquable en matière de suicide carcéral. Trop d’approximations demeurent pour cela. D’ailleurs, même en renouvelant les analyses détaillées réalisées dans le cas français par Nicolas Bourgoin (1993) pour construire vraiment des taux comparatifs, même en introduisant, pour calculer ces taux, les entrées en prison à côté ou, comme ici, en combinaison avec les présents un jour donné dans les établissements pénitentiaires15, une étape bien plus difficile resterait à parcourir dans la voie de la mesure et de l’interprétation. Il a été montré en effet dans quelques pays que la sursuicidité ne concerne pas seulement les personnes détenues mais l’ensemble des personnes ayant été en contact plus ou moins étroit avec le système pénal (Sattar, Killias, 2005). En France, les données épidémiologiques (Coldefy, 2005) indiquent parmi les entrants en prison une proportion beaucoup plus élevée qu’en population générale de personnes déclarant avoir fait une tentative de suicide dans les douze mois précédant l’incarcération.
19La relative complexité méthodologique de cette évaluation du suicide carcéral ne doit pas pour autant laisser le champ libre à des choix arbitraires. Le choix du dénominateur n’est pas une option ouverte en fonction du classement plus ou moins avantageux pour tel ou tel pays qui en résulte ; il doit se faire de façon à prendre en compte la diversité des régimes de démographie pénitentiaire européens et ses conséquences possibles sur la fréquence des suicides. De même, passer de taux bruts à une mesure de la sursuicidité n’exonère pas les administrations pénitentiaires de leur responsabilité par rapport à la fréquence des suicides en prison ; cela permet de l’apprécier avec plus de justesse.
 
Il reste que la plus ou moins grande fréquence du suicide carcéral en Europe ne peut être tenue comme le produit inéluctable d’un taux de détention élevée ou d’une forte sur-occupation des établissements pénitentiaires sur la seule base des données statistiques européennes disponibles régulièrement. Il n’apparaît aucune corrélation au niveau européen entre la densité carcérale et la sursuicidité. Et là encore, les résultats observés varient selon l’indicateur choisi.
 
La corrélation entre les simples taux de suicide en prison et la densité carcérale est plutôt négative (-0,3). Ceci découle pour une bonne part de la situation dans certains pays baltes ou d’Europe de l’Est. La situation de certains pays anciennement soviétiques – taux de détention élevés et plutôt sous-suicidité carcérale – produit également sur l’ensemble des pays européens observés une corrélation négative mais faible entre le taux de population carcérale et la sursuicidité en milieu pénitentiaire (-0,4 avec le calcul par rapport au stock, -0,2 par rapport à la file active).
 
De façon générale, on observe des différences importantes entre les politiques pénales et pénitentiaires des pays de l’ancien bloc soviétique et celles des pays de l’Europe de l’Ouest. Les résultats particuliers relatifs au suicide carcéral ne font pas exception : les taux sont généralement relativement plus faibles à l’Est même si des contre-exemples sont significativement présents (Albanie, Macédoine). On limitera alors l’analyse suivante aux pays de l’Europe de l’Ouest et du Nord en supposant cette restriction faite implicitement par ceux qui évoquent la particularité française en Europe. Pour apurer les calculs, on ne tiendra pas compte non plus du Luxembourg, dont le caractère atypique prend du poids parmi un nombre restreint de pays, ni de la Grèce, pays pour lequel le calcul en terme de file active est impossible. Restent 14 pays dont les résultats peuvent être étudiés. Les corrélations que l’on vient d’évoquer sont alors modifiées sans qu’il apparaisse plus de liaisons franchement significatives16.
 
Pour la sursuicidité calculée sur la base des stocks, le coefficient de corrélation est quasiment nul avec le taux de population pénitentiaire comme avec la densité carcérale. Ces corrélations sont positives quoique peu élevées pour la sursuicidité appréciée sur la base de la file active. Un examen attentif des résultats montre que la faible corrélation positive (R=0,4) observée entre sursuicidité (en termes de file active) et densité carcérale est due uniquement à deux pays : l’Italie et de l’Espagne, dont les taux de suicide bruts sont plutôt sous la moyenne, ce qui n’empêche pas la mise en évidence d’une sursuicidité carcérale (voir carte), présentent les plus fortes densités carcérales en Europe de l’Ouest en 2005. La corrélation positive entre le ratio de sursuicidité apprécié par rapport à la file active le taux de population pénitentiaire est un peu plus fort (R=0,6).
Figure 2 : variations du taux de population pénitentiaire et de la sursuicidité carcérale (file active), Europe de l’Ouest et du Nord.

Figure 2

La représentation graphique de ces variables pour les 14 pays concernés montre une opposition assez nette entre les pays nordiques d’un côté, avec leur taux de population pénitentiaire plutôt inférieurs à la moyenne et un ratio de sursuicidité carcérale inférieur et, de l’autre, l’Italie, le Portugal, le Royaume-Uni et l’Espagne qui présentent la situation symétrique. Mais cette représentation indique aussi pourquoi la liaison reste faible : pour prendre quelques exemples, la France se rapproche en termes de sursuicidité carcérale des pays où ce ratio est fort alors que son taux de détention est nettement plus faible ; la Norvège, l’Allemagne et les Pays-Bas sont dans une même situation moyenne quant à la sursuicidité carcérale mesurée sur la file active mais leurs taux de détention varient du simple au double.
 
L’hypothèse d’un lien systématique entre les variations européennes des taux de détention et celles du taux de suicide carcéral n’est donc pas vraiment confirmée et encore moins celle d’une influence déterminante de la sur-occupation des prisons, elle aussi variable d’un pays à l’autre. Cette constatation rejoint pour les comparaisons européennes ce qu’avait observé il y a longtemps J.-C. Chesnais (1976) sur les données historiques de la France. Et le fait que ce lien n’apparaisse pas du tout avec le mode traditionnel de calcul (taux de suicide par rapport au stock) mais seulement avec le calcul par rapport à la file active invite à la prudence dans le maniement et l’interprétation de ces indicateurs européens
 
Cette absence de liaison mesurable et bien établie au niveau des pays européens entre taux de suicide carcéral ou sursuicidité carcérale d’un côté et, de l’autre, taux de population pénitentiaire ou densité carcérale ne permet pas de conclure à l’absence de lien entre l’occurrence du suicide en prison et la situation des prisons pour un pays donné, que ce soit la France ou un autre. Ceci mérite d’être souligné au terme d’une discussion qui tend à invalider seulement une argumentation mal fondée statistiquement, sur la seule base des données européennes disponibles et couramment invoquées dans les médias, mais bien évidemment pas à relativiser l’inquiétude que suscitent à juste titre une fréquence accrue des suicides en prison et une situation pénitentiaire inacceptable en France. Situation dont les principaux traits négatifs sont aggravés par le surpeuplement mais non générés par lui seul comme l’observe le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son premier rapport annuel (CGLPL, 2009).
 
Si, en toute rigueur, la portée de cette note s’arrête là, quelques pistes peuvent être indiquées pour articuler, d’une façon plus positive, l’approche quantitative du suicide carcéral et des approches qualitatives indispensables, sauf à considérer qu’une évaluation des politiques pénitentiaires peut se borner au suivi de quelques indicateurs quantitatifs :
 
- Au delà de la possibilité de calculer des taux standardisés selon les catégories sociodémographiques des détenus, étape nécessaire d’un point de vue quantitatif, est en jeu la compréhension de la spécificité du suicide carcéral pour les personnes concernées, laquelle ne se réduit pas au classement des individus dans des catégories nosographiques. À cet égard, la prise en compte de leur biographie pénale serait probablement utile.
 
- La référence à la file active plutôt qu’au seul nombre de détenus présents un jour donné n’est qu’une façon approximative d’introduire plusieurs dimensions qu’une approche quantitative ne saurait décrire à elle seule : ensemble des personnes soumises au risque, poids du « choc carcéral » (conséquences individuelles d’une première incarcération), vécu du temps carcéral par exemple.
30- Il n’a pas été question ici des variations de la fréquence du suicide carcéral selon le statut pénal des détenus (prévenus ou condamnés) dont les données nationales françaises montrent l’importance. Indirectement, avec le calcul en termes de file active, la complexité des configurations européennes observées en porte la trace. Une meilleure connaissance de la situation française et des comparaisons européennes plus pertinentes supposeraient d’étudier l’occurrence du suicide carcéral en lien avec la transformation des modalités procédurales de poursuite et de mise à exécution des peines et mesures privatives de liberté.


Bibliographie
AEBI M., DELGRANDE N., 2008, Statistique pénale du Conseil de l’Europe SPACE I – Enquête 2006, Strasbourg, Conseil de l’Europe.
BOURGOIN N., 1993, Le suicide en milieu carcéral, Population, 1993, 3, 609-626.
BOURGOIN N., 1994, Le suicide en prison, Paris, L’Harmattan.
CHESNAIS J.-C., 1976, Le suicide dans les prisons, Population, 1, 73-85.
HAZARD A., 2008, Baisse des suicides en prison depuis 2002, Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, 22, Paris, ministère de la Justice, Direction de l’Administration pénitentiaire.
SATTAR G., KILLIAS M., 2005, The Death of Offenders in Switzerland, European Journal of Criminology, 2, 3, 317-340.
TOURNIER P., CHEMITHE Ph., 1979, Contribution statistique à l’étude des conduites suicidaires en milieu carcéral 1975-1978, Paris, Centre National d’Études et de Recherches Pénitentiaires, ministère de la Justice.


Annexe
Les données diffusées par l’Organisation Mondiale de la Santé couvrent une aire plus large que celles d’Eurostat et ce sont donc elles qui sont utilisées ici [consultation juillet 2009].
Les valeurs retenues concernent 2005 sauf dans les cas suivants (les chiffres d’Eurostat sont indiqués entre parenthèses en taux pour 100 000) :
Albanie : 2003
Belgique : 1997 (Eurostat 1999 = 25,6)
Bulgarie : 2004
Danemark : 2001 (Eurostat 2001 = 17,8)
France : données pour la Métropole
Allemagne : 2004 (Eurostat 2005 = 16,4 2004 = 17,4)
Italie : 2003 (Eurostat 2003 = 9,4 2006 = 8,3)
Malte : 2004
Pays-Bas : 2004 (Eurostat 2005 = 12,6)
Portugal : 2003 (Eurostat 2005 = 11,9)
Suède : 2002 (Eurostat 2005 = 17,1)
ERY Macédoine (ancienne république yougoslave de) : 2003 (Eurostat 2005 = 10,6)
Les données d’Eurostat situent en général les taux de suicide à un niveau inférieur à celles de l’OMS, ce qui peut venir de la méthode de standardisation. Pour cette raison, et par souci de cohérence, il n’a pas été substitué aux données OMS des données Eurostat plus récentes éventuellement disponibles.


Notes
1 On trouve une approche statistique détaillée de la question notamment dans Chesnais (1976) ; Tournier, Chemithe (1979) ; Bourgoin (1993, 1994) ; Hazard (2008).
2 La publication ajoute maintenant la part des suicides dans l’ensemble des décès enregistrés dans les établissements pénitentiaires. Cet indicateur ne semble pas très utilisé pour la population pénitentiaire : les variations observées (de 0 à 100 %) mélangent ce qui relève de la fréquence du suicide et ce qui relève des pratiques pénitentiaires à l’égard des détenus en fin de vie.
3 D’où le recours au nombre total de journées de détention pour calculer une population moyenne annuelle.
4 Un indicateur alternatif est la part des suicides dans les décès. Il est surtout employé pour apprécier la fréquence du suicide selon l’âge. Son utilité paraît douteuse dans le cas de la population pénitentiaire (cf. note 2).
5 Par exemple à propos de la santé mentale des détenus (Coldefy, 2005).
6 En 2006, la proportion de femmes parmi les détenus est en moyenne de 5 % pour les pays répondant à l’enquête SPACE-I 2006.
7 Ils sont bien sûr encore plus élevés pour les classes plus âgées mais seul l’écart à la moyenne générale est ici visé.
8 Après le « taux » de 840 pour 10 000 détenus relevé en Islande en 2005, on note un taux nul en 2006 pour ce pays, aucun suicide n’ayant été enregistré pour 119 détenus présents au 1er septembre. La dernière enquête SPACE publiée concerne l’année 2007 (Aebi, Delgrande, 2009) pour la plupart des informations recueillies, les décès en prison étant collectés pour l’année précédente, donc 2006.
9 Pour un stock de 1 000 détenus, un cas de suicide en plus ou en moins fait varier le taux de suicide de 10 pour 10 000. La mesure devient alors très imprécise puisque cette variation est de l’ordre de grandeur de la médiane des taux observés. L’Islande, dont la population pénitentiaire est encore plus faible a été exclue du tableau comme d’autres très petits « pays » (Liechtenstein, Monaco, Saint-Marin). Chypre et Malte ont été inclus, mais le nombre de suicides déclaré pour SPACE est régulièrement nul. À l’inverse, pour le Luxembourg ce nombre est assez régulièrement non nul.
10 Si l’on calcule le taux de suicide carcéral par rapport aux entrées, solution envisageable si l’on fait l’hypothèse que les suicides surviennent assez systématiquement dans la période suivant l’entrée, le Portugal vient en tête de liste, avec un taux de 16 pour 10 000. La France présente un taux de 14,3 et la médiane se situe à 4,4 pour 10 000 entrées.
11 Mais le taux pour l’Espagne devient élevé si le calcul rapporte les suicides aux entrées (10,5 pour 10 000).
12 Sont tenus à l’écart de ces calculs et commentaires Chypre et Malte (pas de suicide en prison) et la Turquie (taux de suicide masculin non disponible).
13 Les données de SPACE distinguent systématiquement Angleterre et Galles, Irlande du Nord et Écosse. Les données OMS (ou Eurostat) pour le suicide en population générale font état des résultats pour le Royaume-Uni. La population d’Irlande du Nord représente seulement 2,8 % du total. Les données de SPACE ont donc été agrégées.
14 Note : cette carte visualise géographiquement la dernière colonne du tableau 1. Le choix a été fait de classes correspondant à divers niveaux de sursuicidité pris comme ordres de grandeur. Les données sont manquantes pour les pays non colorés. La coloration la plus claire montre les pays ne présentant pas de sursuicidité carcérale (n=10, moyenne = 0,6). Ensuite viennent les pays ne présentant pas une sursuicidité supérieure à 2 (n=7, moyenne = 1,5). Les pays ayant une sursuicidité supérieure à 2, sont répartis entre ceux pour lesquels elle reste inférieure à 3 (3 pays, moyenne = 2,2) et ceux pour lesquels elle est supérieure à 3 (7 pays, moyenne = 3,7 sans le Luxembourg qui culmine à 5,7).
15 N. Bourgoin (1993) n’a pas suivi cette voie après l’avoir évoquée et semble s’être rangé plutôt par commodité à la ligne maintenue dans la publication des données officielles (DAP) et de SPACE-I (Conseil de l’Europe). Il donne d’ailleurs une justification étonnante (p. 611, note 2) : cette méthode [i.e. rapport des suicides annuels à la somme des présents au 1er janvier et des entrées de l’année] sous-estime de manière évidente la fréquence des suicides en ne tenant pas compte du lien qui existe entre le risque de suicide et la durée de la détention. Or, d’une part les durées de détention interviennent toutes choses égales par ailleurs dans la formation du stock et sont donc prises en compte et, d’autre part, l’argument confond facteur de risque et périmètre de la population soumise au risque. Le cas du Portugal illustre le fait que le calcul d’un taux par rapport à la file active ne gomme pas l’effet possible de longues durées de détention sur la fréquence du suicide. En l’occurrence, et si c’est la bonne interprétation pour ce pays, c’est le calcul du taux par rapport à la file active qui le montre.
16 La corrélation entre le taux de population pénitentiaire et le taux de suicide calculé sur le stock reste cependant plutôt négative (-0,5).


 
Pour citer cet article
Référence électronique
Bruno Aubusson de Cavarlay, « Note sur la sursuicidité carcérale en Europe : du choix des indicateurs », Champ pénal / Penal field, nouvelle revue internationale de criminologie [En ligne], Confrontations, mis en ligne le 16 décembre 2009, Consulté le 16 décembre 2009. URL : http://champpenal.revues.org/7558

 

Auteur
CESDIP (Centre de recherche sur le Droit et les Institutions Pénales. CNRS, Université de Versailles-Saint-Quentin, ministère de la Justice. 43, Boulevard Vauban, F - 78280 Guyancourt.aubusson@cesdip.fr


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