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N°34 - Le risque de contamination en milieu carcéral

Mise en ligne : 12 avril 2006

Texte de l'article :

Revue critique de l’actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites
n°34 - avril 95

Le risque de contamination en milieu carcéral

Jean-Paul Jean
Inspection générale des services judiciaires (Paris)

Imprisonment : a risk factor for HIV infection counteracting education and prevention programmes for intravenous drug users
Müller R., Starck K., Guggenmoos-Holzmann I., Wirth D., Bienzle U.
AIDS, 1995, 9, 183-190

Une analyse synthétique de l’infection à VIH dans les prisons de onze pays dressée dans le British Medical Journal montre que si les actions d’information et de prévention se généralisent, la remise de matériel stérile d’injection aux toxicomanes IV incarcérés n’est effectuée qu’en Australie et en Suisse. Le risque de contamination en détention, résultant du partage de seringues souillées, apparaît pourtant comme majeur, comme le montre une étude menée en Ecosse analysée page 4. Une autre étude américaine permet de faire le point sur la situation française (page 7). Dans une étude effectuée à Berlin auprès des usagers de drogue par voie intraveineuse (UDVI), il apparaît que près de la moitié des 418 toxicomanes ayant connu l’incarcération se sont injecté de la drogue en prison, les trois-quart ayant eu recours au partage de seringues !

La mesure globale de l’infection par le VIH dans les prisons françaises repose sur l’enquête un jour donné, réalisée par l’administration pénitenciaire depuis 1988 [1]. Quelques pionniers de la médecine en milieu carcéral avaient réalisé les premières enquêtes qualitatives dans des conditions artisanales [2]. Les travaux de l’Observatoire régional de la santé Provence-Alpes-Côte d’Azur (ORS-PACA) permettent désormais de bénéficier de données qui annoncent de nouveaux champs de recherche [3].

Deux thèmes apparaissent aujourd’hui devoir être approfondis :

- Une approche plus fine du taux réel de séropositivité par établissement pénitenciaire et par type de population, compte tenu notamment des modalités différentes de dépistage et de déclaration de séropositivité. Comment expliquer par exemple que l’enquête un jour donné relève, en 1994, à la maison d’arrêt de la Santé, un taux de détenus contaminés légèrement inférieur à 3 % (51 personnes sur 1733), alors que ce taux est de 5,1 % au centre pénitenciaire de Fresnes, de 6,4 % à Fleury-Mérogis et de 8 % à la maison d’arrêt des Hauts-de-Seine ? Les catégories de populations incarcérées (part des toxicomanes IV, ancienneté dans la toxicomanie, etc), les questions culturelles et le turn-over très rapide -qui concernent notamment les étrangers en situation irrégulière-, les systèmes de représentation et les stratégies des médecins qui conduisent à des différences importantes au niveau des propositions de test et des refus de dépistage, autant de phénomènes peu analysés à ce jour ;

- La mesure du facteur de risque de contamination par le VIH en milieu carcéral. Si plusieurs études étrangères ont mis en évidence que la détention constitue, en elle-même, un lieu et un moment à haut risque, le tabou entretenu autour de ce débat en France a freiné la reflexion sur les mesures de prévention spécifiques qu’il conviendrait de favoriser.

Deux publications récentes viennent nous éclairer sur ces questions.

En Grande-Bretagne tout d’abord, le British Medical Journal, à travers de courts articles d’inégale valeur, dresse un panorama synthétique de la gestion de l’infection à VIH dans les prisons de 11 pays : Angleterre-Pays de Galles, Ecosse, Australie, Inde, Danemark, Etats-Unis, France, Pays-Bas, Allemagne, Thaïlande, et Israël [4].

Il y est affirmé que, partout, les détenus sont exposés au risque de contamination par le VIH et par les virus d’hépatites du fait des injections intraveineuses et des rapports homosexuels.

Dans tous les pays étudiés, des actions de prévention et d’information sont menées en direction des détenus. Mais la mise à disposition de préservatifs est encore loin d’être une réalité. Ils ne seraient toujours pas disponibles en Angleterre, en Ecosse, en Israël, en Thaïlande et en Inde, où l’homosexualité est toujours considérée comme un délit.

La méthadone est disponible par exemple en Angleterre, en Ecosse et au Danemark, ainsi qu’en Allemagne dans quelques länder -le programme le plus développé se situant à Hambourg.

La remise de seringues n’est généralement pas acceptée, car considérée comme une aide à une activité illégale, sauf en Australie, où les autorités, depuis une recommandation de la commission intergouvernementale sur le sida de 1992, fournissent aus détenus toxicomanes IV, outre de l’eau de javel, du matériel stérile d’injection ; le seul Etat qui s’y oppose -les Nouvelles Galles du sud- a, en revanche, mis en place l’unique programme méthadone, qui touche 600 détenus. En Allemagne, malgré une recommandation de 1988 du Bundestag de mise à disposition de matériel d’injection, n’aurait été entreprise qu’une seule expérience de remise de kits de nettoyage des seringues.

Presque partout, la part importante des usagers de drogue par voie intraveineuse explique les forts taux de séropositivité parmi la population pénale. Le correspondant du BMJ en Ecosse relate que les risques de contamination en milieu carcéral ont été mesurés, confirmaznt des enquêtes (groupe de recherche de l’université de Strathelyde sur les conduites addicitives, 1991), selon lesquelles les pratiques d’injection étaient courantes durant l’incarcération. Ainsi, 13 détenus ayant échangé du matériel d’injection avec un détenu séropositif pour le VIH dans la prison de Glenochil en 1993 auraient été contaminés (6).

¬ Ces informations succintes sont étayées d’autre part par une importante recherche menée entre octobre 1992 et octobre 1993 à Berlin auprès de 612 UDVI au moyen d’entretiens, de questionnaires, de tests sanguins et salivaires, mettant en évidence que le plus important risque de transmission du VIH dans cette catégorie de population était le partage de seringues en prison.

Les participants à l’étude avaient tous eu des pratiques d’injection durant les trois derniers mois. 179 ont été recrutés dans les centres de soins, 227 dans des lieux de prévention du VIH, 55 à l’hôpital, 151 dans la rue ; 418 (68 %) des participants avaient été incarcérés pendant leur parcours de toxicomane IV, les hommes proportionnellement plus et plus longtemps (24 mois en moyenne contre 7,5) que les femmes.

¬ Sur les 418 personnes ayant connu l’incarcération, 202 (48 %) ont déclaré s’être injecté de la drogue en prison, dont 20 % moins de cinq fois et 53 % plus de cinquante fois. Trois-quart de ces 202 toxicomanes ont eu recours au partage de seringues.

Sur les 612 UDVI ayant participé à l’étude, 353 (58 %) ont déclaré avoir par ailleurs intégré une conduite de réduction des risques, concernant plus leurs pratiques d’injection que leurs pratiques sexuelles. Les déterminants majeurs du partage des seringues pendant les six derniers mois sont l’injection intraveineuse en prison, l’ancienneté dans la dépendance et la connaissance de la séronégativité. La raison la plus fréquemment exprimée du partage de seringues est l’échange avec un seul partenaire (45 %) et la nécessité due à l’emprisonnement (26 %).

En conclusion, les auteurs estiment que si les campagnes de prévention ont aidé à la prise de conscience des UDVI du risque VIH et entraîné des conduites à moindre risque, la situation actuelle dans les prisons, sans matériel stérile ni désinfectant, apparaît antinomique avec la politique de prévention menée en milieu libre ; ils demandent que soit élaborée une stratégie pour réduire le risque de contamination pendant les périodes d’incarcération.

Ces stratégies de prévention ne sont pas aisées à mettre en place. Comment, en prison plus qu’ailleurs, faire admettre la contradiction -le « double blind »- selon laquelle l’usage de drogue serait interdit, voire pénalement sanctionné, comme en France, et vouloir mettre à la disposition des détenus du matériel d’injection ?

La définition d’une véritable politique de réduction des risques en milieu carcéral passe par un préalable, à savoir la connaissance du risque actuel et donc de la réalité de la disponibilité des produits injectables et des pratiques des toxicomanes IV incarcérés, thèmes sur lesquels aucune enquête complète n’a, à ce jour, été menée dans les prisons françaises. Le projet en ce sens de l’ORS PACA, qui vient d’être soumis à l’ANRS, apparaît donc particulièrement opportun.

Jean-Paul Jean

Source : Transcriptases

Notes:

[1Enquête un jour donné, Administration pénitentiaire, Juin 1994

[2Pour l’inventaire des différentes recherches sur ce thème, voir Christian Sueur ; rapport sur « L’infection par le VIH liée à l’usager de drogue par voie intraveineuse en milieu carcéral » in « Sida et toxicomanie : une lecture documentaire » CRIPS/Toxibase, novembre 1993

[3Rotily M., Toubiana P., Vernay-Vaisse C. et al. « Le VIH en milieu carcéral, une enquête en région Provence-Alpes-Côte d’Azur » BEH, 14 juin 1994, Observatoire régional de la santé Provence-Alpes-Côte d’Azur « Evaluation de l’état de santé et des besoins sanitaires de la population carcérale », Décembre 1993

[4Voir également les communications présentées au troisième séminaire international de l’IREP, en mai 1993, sous l’égide de Rodolphe Ingold, rassemblée dans la revue Agora : « Drogues : mutations dans la cité », n°31, été 1994