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Mon ami Yves Gourdon est mort.

Mise en ligne : 10 février 2003

Dernière modification : 4 octobre 2004

Texte de l'article :

Bonjour,

Nous nous connaissons un peu, je vous ai déjà écrit, c’est moi Pierre, et je suis triste. Vous me direz qu’être triste en prison ce n’est pas une surprise, ni une nouveauté, et que ce lieu ne suinte ni la joie ni le bonheur. Non, ce n’est pas mon sort qui m’attriste ainsi.

Mon ami Yves Gourdon est mort, il avait cinquante sept ans, et je viens de recevoir la dernière carte que je lui adressais, avec le tampon "n’habite plus à l’adresse indiquée, retour à l’envoyeur". Yves n’habite plus à la Maison Centrale de Poissy, le matricule 11085Z s’est éteint, et un très élégant DCD tracé au feutre rouge sur mon enveloppe retournée, m’a servi de faire-part.

Je suis triste, nous correspondions régulièrement, et il me confiat sa lassitude, ses problèmes de santé et son manque de moral, mais il m’assurait aussi de ses pensées amicales et de ses prières. Je relis ma dernière carte, sa dernière carte : "Cher Yves, le soleil brille et le ciel est sans nuage. Il fait sec et doux. Mercredi, Soeur Michèle nous a projeté une belle cassette sur Rembrandt et son admirable tableau sur le retour du fils prodigue". Et je concluais : "Bon courage. Prends bien soin de toi et de ta santé. Avec toute mon amitié. Pierre".

Il n’a même pas eu le temps de lire ce message fraternel, mon mot est arrivé trop tard. Je suis immensément triste. mon ami s’est suicidé, lui, l’homme rondouillard, le compagnon accueillant, Yves-Joseph, le premier à me tendre la main à mon arrivée à Fresnes, alors que j’y débarquais à 60 ans, déboussolé, désorienté, angoissé, isolé. Un coeur brûlant ; il me gardait toujours une chaise vide près de lui à l’office, un coeur énorme, il ne possédait rien et le peu qu’il avait il le donnait, que de timbres et de cartes postales ne m’a-t-il offerts !

Un coeur attentif, il m’avait entraîné avec lui à participer à la chorale, aux groupes de réflexion biblique et, pour finir, à parrainer un ami commun Patrick, en marche vers la confirmation.

Je suis irrémédiablement triste. Yves était un enfant de l’Assistance publique, la vie ne l’avait pas gâté. La société ne lui a guère donné de chance, et ses vingt années de prison n’avaient rien arrangé.

Il avait passé plus de la moitié de sa vie entre quatre murs, il était classé DPS, une étiquette le désignat comme très dangereux. Il n’avait droit à rien et surtout à aucun espoir. Dangereux disait son dossier, donc pas d’accès au moindre travail, à la plus petite formation, à quelque activité culturelle ou atelier d’art. il avait dû se battre des années, soutenu par l’aumônerie, pour obtenir la permission d’assister au culte, puis aux activités liées à sa religion, avec les surprises de se voir refuser, toujours à cause de son profil, brutalement et sans explication, la participation aux messes de Noël ou de Pâques. Pourtant sa foi le soutenait, malgré tout, et en particulier sa grande tendresse envers la Vierge Marie.

Je suis désespérement triste. Vous ne lirez nulle part que mon ami Yves-Joseph Gourdon s’est suicidé à la Prison de Poissy, il n’y aura sans doute pas la moindre enquête, personne ne demandera pourquoi il a été contraint à ce geste de désespoir, personne ne remettra en question ce système qui broie les gens et les pousse à se supprimer. on est loin des discours hypocrites sur la réinsertion, la réhabilitation, la rédemption.

Je suis si triste, n’oubliez pas cet homme au grand coeur, cet ami chaleureux, il avait 57 ans dont plus de la moitié passée à être un numéro d’écrou, un dossier DPS, une étiquette de dangerosité.

Adieu Yves, que la Vierge Marie que tu aimais tant te recoive auprès d’elle, là-haut, loin, très loin des barbelés et des barreaux.

Mes yeux se brouillent, je dois vous quitter...

Pierre