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Lettre 173 Prison de Turi, 24 juillet 1933

Mise en ligne : 8 mai 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 24 juillet 1933.

Très chère Tania,

J’ai reçu ta lettre du 20 courant avec la lettre de Julie. Je crois pouvoir écrire que je vais un peu mieux, malgré que je sache combien de semblables constatations sont précaires. Le changement de cellule et, par là, de plusieurs des conditions extérieures de mon existence, m’a aidé dans ce sens que je peux au moins dormir ou qu’à tout le moins ont disparu les conditions qui m’empêchaient de dormir même quand j’avais envie de dormir, qui me réveillaient brusquement et me mettaient dans un état d’agi¬tation et. de crispation. Je ne dors pas encore régulièrement, mais je pourrais dormir ; en tous les cas, même lorsque je ne dors pas, je ne suis plus très agité. Il y a là, je crois, de quoi se contenter, étant donné que l’organisme démoli ne peut certes se réhabituer tout de suite à la vie normale et qu’en outre la pression artérielle qui s’est ajoutée au reste doit produire par elle-même une certaine insomnie. Dans peu de jours, je commencerai un traitement d’injections à base de strychnine et de phosphore. Le nouveau médecin qui m’a visité m’assure que cela me fera beaucoup de Tien. Il m’a dit qu’à l’origine de mes troubles il y a une dépression nerveuse et non organique. A ce qu’il paraît il faut soigner aussi le moral. Tout cela, pour autant que je puisse en juger, est vraisemblable. Je ne sais si l’artériosclérose peut être considérée comme une manifestation fonctionnelle et non organique. Les mains me font continuellement mal et je ne puis soutenir aucun poids ni serrer avec la moindre énergie. Pour ce qui regar¬de le moral, je ne puis rien dire de très précis : il est certain que pendant de nombreux mois j’ai vécu sans aucune perspective, étant donné que je n’étais pas soigné et que je ne voyais aucun moyen de sortir du mal physique qui me consumait. Je ne peux pas dire que cet état d’âme ait cessé, c’est-à-dire que je sois persuadé de ne plus me trouver dans des conditions de précarité extrême ; je crois toutefois pouvoir affirmer que cet état d’âme n’est plus aussi obsédant que dans le passé. A présent que je vais mieux, ceux qui étaient près de moi lorsque Je me trouvais au point critique de la maladie m’ont dit que, dans mes moments de délire, il y avait une certaine lucidité dans mes longues divagations (qui étaient entrecoupées de longues tirades en dialecte sarde). Cette lucidité consistait en ceci : j’étais convaincu que j’allais mourir ; j’essayais de démontrer l’inutilité de la religion et sa vanité, je craignais que, profitant de ma faiblesse, le curé ne me fit faire ou ne me fit des cérémonies qui me répu¬gnaient et contre lesquelles je ne savais comment me défendre. Il paraît que toute une nuit j’ai parlé de l’immortalité de l’âme dans un sens réaliste et historique. c’est-à-dire comme d’une nécessaire survivance de mes actions utiles et nécessaires et comme une intégration de ces actions dans le monde extérieur. Il y avait à m’écouter un ouvrier de Grosseto [1] qui tombait de sommeil et qui, je crois, a dû croire que je devenais fou - et c’était aussi l’opinion du gardien de service. Cet ouvrier, cependant, avait retenu les points principaux de mes divagations, points que je répétais conti¬nuellement. Chérie, comme tu le vois, le fait que je t’ai écrit ces choses démontre que je me sens un peu mieux. Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE.

Notes:

[1Port de Toscane au sud-ouest de Florence