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Lettre 165 Prison de Turi, 30 janvier 1933

Mise en ligne : 4 mai 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 30 janvier 1933.

Très chère Julca,

J’ai reçu une lettre de toi assez longue. Que julien ait proposé de m’envoyer sa première dent de lait m’a fait grand plaisir : il me semble que ce trait montre d’une manière concrète qu’il sent qu’entre lui et moi un lien réel existe. Peut-être auriez-vous bien fait en m’envoyant la quenotte ; ainsi cette impression se serait-elle fortifiée dans son esprit. Les nouvelles que tu me donnes des enfants m’intéressent énormé¬ment. Je ne sais si mes observations sont toujours adéquates ; peut-être pas parce que, malgré tout, mon jugement ne peut être qu’unilatéral. Tania a recopié pour moi une lettre que tu lui adressais. J’ai l’impression que lorsque tu m’écris tu évites de me dire beaucoup de choses peut-être par crainte de m’attrister étant donné mon état d’empri¬sonné. Je crois que tu dois te persuader que tu peux user avec moi de toute la fran¬chise possible et ne rien me cacher ; pourquoi n’y aurait-il pas entre nous le maximum de confiance sur toute chose ? Crois-tu que ce ne soit pas pire de ne pas savoir, de se douter que l’on cache quelque chose et n’être jamais sûr, par conséquent, que mon comportement soit juste ? Ma chère Julca, tu dois vraiment m’écrire sur toi-même et sur ton état de santé avec toute la précision possible et sans hésiter par crainte de -m’abattre. Ce qui seulement pourrait m’abattre serait de savoir que tu ne luttes pas pour améliorer ton état de santé, pour retrouver tes forces ; et je ne crois pas que tu le fasses. Bien que l’avenir soit encore obscur, ce n’est pas pour cela qu’il faut se relâcher. J’ai traversé de nombreux mauvais moments ; je me suis senti bien des fois affaibli physiquement et presque épuisé, pourtant je n’ai jamais cédé à la faiblesse physique et, dans la mesure où il est possible d’affirmer en pareille affaire, je ne crois pas que je céderai jamais. Et pourtant je ne dispose que de peu de moyens pour me soutenir. Plus je m’aperçois que j’aurai de mauvais moments à passer, que je suis faible, que les difficultés s’aggravent, plus je me raidis et plus je tends toutes mes forces de volonté. Parfois, je revois les années passées, je pense à mon passé ; il me semble que si, il y a six ans, j’avais pu savoir que j’aurais à traverser ce que j’ai traversé je ne l’aurais pas cru possible ; j’aurais pensé que j’aurais été brisé à tout instant. Il y a juste six ans je suis passé, devine donc ?, par Revisondoli, dans les Abruzzes, dont tu t’es souvenue quelquefois pour y avoir été en villégiature estivale. J’y suis passé enfermé dans le wagon métallique qui était resté toute la nuit sous la neige et je n’avais ni pardessus, ni tricot de laine et je ne pouvais même pas me mouvoir parce qu’il fallait rester assis faute de place. Je tremblais de la tête aux pieds comme si j’avais eu la fièvre, je claquais des dents et il me semblait que je ne serais pas en état de finir le voyage parce que mon cœur se serait gelé ! Et pourtant six ans ont passé depuis et j’ai réussi à m’enlever du dos ce froid de glacière et si quelquefois les mêmes frissons me saisissent (car ils me sont quelque peu restés dans les os), je me mets à rire en me souvenant de ce que je pensais alors et qui n’était qu’enfantil¬lage. En somme, ta lettre à Tania m’a paru trop mélancolique et trop sombre. Je crois que toi-même tu es beaucoup plus forte que tu ne l’imagines et que tu dois encore te raidir et te tendre toute pour surmonter de manière décisive la crise que tu as traversée. Chérie, je voudrais t’aider, mais je pense souvent que dans le passé, pour n’avoir pas su exactement comment tu allais, j’ai pu avoir contribué à te faire encore plus désespérer. Écris-moi souvent ; fais des efforts sur foi-même et écris-moi plus souvent. Fais écrire aussi Delio et julien. Sur Delio, j’ai lu une lettre de Genia à Tania, qui, en vérité, m’a plu très peu. Après la lecture de cette lettre, ce que tu écris au sujet de la maîtresse de Delio, et de ses erreurs de jugement, ne me parait pas convaincant. Il me semble que Delio vive dans une atmosphère idéologique un peu morbide et un peu byzantine, qui ne l’aide pas à être énergique, mais qui, au contraire, lui ôte toute énergie et le débilite. Je vais encore écrire à Delio quelque histoire d’animaux vivants, mais j’ai peur de répéter des choses déjà écrites parce qu’à présent j’oublie les choses très facilement. Je t’embrasse très fort, ma chérie.

ANTOINE.