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Lettre 140 Prison de Turi, 9 août 1932

Mise en ligne : 22 mai 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 9 août 1932

Très chère Tania,

J’ai reçu ta lettre du 4 août avec les lettres de Julie. A présent, il me semble que l’on peut effectivement affirmer que Julie est « sortie des abîmes » et qu’une vie nouvelle commence pour elle.

Je n’attends pas de toi des diagnostics à distance et par correspondance sur mes maux. En t’écrivant, je m’épanche un peu et tout est là : tu ne dois pas trop te soucier de mes jérémiades. Je ne suis pas content au contraire lorsque tu crois pouvoir me donner des conseils qu’il est impossible de suivre et qui te semblent justes et faciles à observer. Cela me fait toujours penser que tu n’as pas encore une idée claire de ce qu’est la vie en prison et de ses conditions véritables et, après cinq années et demi ce n’est pas là une vie bien gaie. Ton conseil répété encore une fois de prendre des petites soupes, par exemple, peut être amusant ou non selon les tempéraments. Tu sais bien qu’il y a là le motif de bien des caricatures humoristiques sur la profession médicale : combien n’a-t-on pas vu de dessins représentant des médecins qui recommandent à des miséreux une cure en montagne avec vins généreux, poulets, etc., etc. Cela est toujours d’un comique irrésistible. Mais le comique n’est pas toujours irrésistible pour les patients. Tandis que la cure à la limonade est faisable, hygiénique, de peu de prix, elle n’occasionne aucun trouble et, il faut le dire, elle est même efficace. Et d’une ancienneté vénérable. Tu connais la nouvelle de Boccace sur le moyen employé par le brigand Ghino del Tacco pour obtenir la guérison de l’abbé de Cluny et rendre inutile une cure par les eaux ? [1]. Voilà donc que déjà au temps de Ghino del Tacco c’était une cure fort bien connue et, à ce qu’il semble, en chaque homme, même chez celui qui est réduit à la plus sordide indigence, il y a toujours un abbé de Cluny qui se cache.

Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1Dans la deuxième nouvelle de la dixième journée du Décaméron il no-as est conté que Ghino del Tacco assura la guérison de l’abbé de Cluny qui souffrait de l’estomac et qu’il avait fait prisonnier, en le mettant pendant un certain temps au régime quotidien de deux tranches de pain grillé et d’un verre de vin doux