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Lettre 121 Prison de Turi, 4 avril 1932

Mise en ligne : 11 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 4 avril 1932

Ma chère Tania,

... Je ne désire pas avoir de tabac « macédonia », ni de quelque autre marque ; je suis arrivé, comme je te l’ai déjà écrit, à diminuer notablement ma consommation. J’en suis pour le moment à un paquet de tabac « macedonia » tous les cinq jours ; lorsque j’aurai raffermi cette position, j’essaierai de diminuer encore progressivement. Et puis le café sans caféine ne me sert à rien ; je ne peux pas l’utiliser, On peut de temps à autre avoir de l’eau chaude, mais elle est tout juste bonne pour se laver les pieds. Elle n’est pas potable, parce qu’elle a servi à chauffer de grosses Chaudières au bain-marie, sans avoir bouilli, elle a seulement été chauffée à soixante ou soixante-dix degrés. Comme je te l’ai déjà dit plusieurs fois, tu te laisses aller trop facilement à bâtir des châteaux en Espagne.

Cela me fait beaucoup de peine que Giacomo [1] soit mort ; notre amitié était bien plus grande et bien plus vive que tu n’as pu avoir l’occasion de t’en apercevoir, ne serait-ce que parce que Giacomo était peu expansif et peu loquace. C’était un homme comme on en trouve peu, je t’assure, bien que, dans les dernières années, il eut beaucoup changé et dépéri de façon incroyable. Quand je l’ai connu dans l’après-guerre, il était d’une force herculéenne (il était sergent dans l’artillerie de montagne et il portait sur son dos des pièces de canon d’un poids considérable). Il était courageux et audacieux, mais sans fanfaronnade. Il était toutefois d’une sensibilité incroyable qui atteignait des accents de mélodrame, mais sincères, sans affectation. Il savait par cœur une grande quantité de vers, mais ils étaient tous tirés de cette littérature romantique de pacotille qui plait tellement au peuple (du genre de ces livrets d’opéra qui sont généralement rédigés dans un style baroque très curieux avec des mièvreries pathétiques répugnantes, mais qui plaisent pourtant de façon surprenante). Il aimait réciter ces vers, bien’ qu’il lui arrivât de rougir comme un enfant pris en faute chaque fois que je me faufilais parmi son public pour l’écouter. Ce souvenir me fournit le trait le plus vivant de son caractère et qui me revient à l’esprit de manière insistante : cet homme à la taille démesurée déclamant avec une passion sincère des vers de mauvais goût, mais qui expriment des passions élémentaires, robustes et impétueuses, et qui s’interrompt et rougit quand il est écouté par un « intellectuel » même si cet intellectuel est un ami.

Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1Giacomo BERNOLFO : ouvrier turinois ; il dirigeait les services de sécurité et de défense de l’Ordre nouveau. Il était lié à Gramsci par une profonde affection. Il l’accompagnait dans les rues de Turin lorsque les fascistes devenaient plus menaçants et il se considérait responsable de sa sécurité. Après la marche sur Rome il était parti pour Moscou.