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Lettre 105 Prison de Turi, 18 janvier 1932

Mise en ligne : 4 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 18 janvier 1932

Très chère Tania,

Durant toute cette période, je n’ai éprouvé aucun malaise aigu ou semi-aigu. Au contraire, relativement parlant, il me semble que je me porte assez bien. Il est vrai que je me trouve toujours sans aucune envie, tantôt très nerveux, tantôt en proie à l’apathie. Je crois que cet état de semi-hébétude doit être une forme de défense de l’organisme contre l’usure permanente que l’on subit en prison à cause de toutes les petites choses et des menus ennuis. On finit par devenir des micromanes. (et peut-être moi-même le suis-je devenu plus que je ne le crois) à se sentir limer continuellement les nerfs par tant de petites choses, de petits soucis, de petites préoccupations. Voici d’ailleurs ce qu’il advient : Prométhée en lutte contre tous les dieux de l’Olympe nous apparaît comme un tragique titan ; Gulliver ligoté par les Lilluputiens nous fait rire. Si Prométhée au lieu d’avoir le foie chaque jour dévoré par l’aigle avait été grignoté par les fourmis, il aurait fait rire lui aussi. Jupiter n’a pas été en son temps très intelligent ; la technique pour se défaire de ses adversaires n’était pas encore très développée. Un moderne auteur de nouvelles (je ne me souviens plus qui, mais je crois qu’il s’agit de Guelfo Civinini) imagine qu’un mari, voulant ruiner les affaires d’un bellâtre dont sa femme commence à s’amouracher, l’enferme toute une nuit dans une cabane abandonnée infestée de puces affamées : on imagine la moue de la dame au spectacle du soupirant criblé de fort peu sympathiques piqûres de puces.

Très chère, je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE