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Lettre 099 Prison de Turi, 2 novembre 1931

Mise en ligne : 31 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 2 novembre 1931

Très chère Tania,

... J’ai toujours oublié de t’écrire au sujet des recours présentés par Umberto [1] pour la révision du procès, que j’ai reçus en son temps et que j’ai étudiés. Les motifs de recours qui me sont propres, j’ai vu qu’ils étaient connus aussi par Umberto et qu’ils ont été exposés par lui. Un motif cependant qui dépendait d’Umberto et que je lui avais moi-même suggéré après notre condamnation n’a été développé ni exactement ni selon son importance. Peut-être pourrais-je développer ce motif s’il était possible par le moyen de l’avocat (mais quel avocat s’occupe de la question ?) d’avoir les données exactes à introduire dans le recours. Voici de quoi il s’agit. L’un des chefs d’accusation les plus importants contre les membres supposés du Comité central du Parti communiste, c’est-à-dire l’accusation de tentative d’insurrection armée dans le courant de l’année 1926, a été basé sur un opuscule intitulé Règlement universel de la guerre civile. Umberto, justement, rappelle qu’un tel écrit avait été intégralement publié dans la revue Politica dirigée par le même ministre lui-même des Grâces et de la justice et par l’académicien François Coppola et il affirme que l’opuscule incriminé n’est qu’une reproduction littérale de cette publication. Pour moi qui n’ai jamais vu l’opuscule, il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une réimpression de ce genre ; ce qui a peu d’importance, du reste, par rapport à la vérité exacte, à la vérité historique. L’écrit Règlement universel de la guerre civile a été publié, avant la revue italienne Politica, par la revue française Revue de Paris à la fin de :1925 ou aux premiers jours de 1926. Mais la Revue de Paris ne publia pas que cela : en 1926, je ne me souviens plus dans quel numéro, elle publia un éditorial (signé avec des étoiles ou anonyme) intitulé La Guerre civile et le bolchévisme [2] (sur la couverture, le titre est La Guerre et le bolchévisme [3], je me souviens bien) dans lequel elle résume la question de cette manière : l’étude « Règlement universel » etc. est un simple article de revue, de la revue La Pensée militaire (Voiennaïa Mysl) sans aucun caractère officiel et d’obligation pour les partis communistes. Au contraire même, l’article fut âprement critiqué par une série d’écrivains militaires russes qui en montrèrent le caractère pédant, abstrait, académique, etc. La seconde publication de la Revue de Paris, qui justement résume cette discussion, prouve précisément qu’aucun parti communiste et moins encore le parti italien ne pouvait diffuser cet écrit en faisant de son contenu une obligation à imposer à ses adhérents. L’opuscule italien, par conséquent, ne peut être considéré comme le document d’un parti et dont la responsabilité doive retomber sur les membres du Comité central dont je pense qu’ils devaient connaître la question et qu’ils ne pouvaient prendre au sérieux un écrit de ce genre, publication faite par des éléments irresponsables et qui ne l’avaient faite que pour leur propre compte. En ce qui me concerne, il existe un Bulletin du Parti communiste sorti dans les premiers mois de 1926 dans la seconde partie duquel est résumé, assez mal à vrai dire, mon discours à la commission politique du Congrès de Lyon et dans lequel, au nom du Comité central sortant et comme une directive qui devait être approuvée par le Congrès (comme elle le fut), j’affirmais péremptoirement qu’en Italie il n’y avait pas une situation telle que le travail à faire ne pût être celui d’ « organisation politique » et non de tentatives insurrectionnelles. Ce Bulletin ne fut pas invoqué au procès mais je pense qu’il doit se trouver dans le dossier.

Je pense que tu peux montrer ces éléments à l’avocat qui s’est occupé du recours et lui demander son avis. Naturellement, même un recours que je ferai laissera les choses inchangées mais il sera peut-être utile qu’il existe au dossier. Les références de la Revue de Paris [4] sont faciles à trouver dans quelque bibliothèque qui y serait abonnée. Du reste, l’avocat pourrait se servir de ces éléments pour faire avancer les recours d’Umberto lui-même, étant donné qu’il vaut mieux qu’il n’y en ait qu’un seul à conduire cette action pour la révision.

... Si la question des juifs t’intéresse et si tu veux l’approfondir scientifiquement, je t’indique deux écrits récents que j’ai trouvés cités dans une revue : ce sont deux rapports au récent congrès international de démographie qui s’est tenu à Rome et qui ont été publiés en fascicules séparés, l’un présenté par le professeur Livio Livi qui concerne l’ensemble des juifs, et l’autre par le professeur R. Bachi qui concerne les juifs italiens. Tous les deux me paraissent, à travers le résumé, très intéressants et instructifs. En Italie, selon Bachi, c’est seulement à Rome que se conserve un noyau israélite relativement compact : dans le reste de l’Italie, le phénomène de dispersion et d’absorption est en développement constant. De même, à l’échelle mondiale, le noyau israélite important est celui de l’Europe orientale ; autour de ce noyau forment un halo les autres communautés israélites qui se laissent absorber par le milieu ambiant. A Rome, où le ghetto a existé jusqu’en 1870 et où la présence du Vatican a continué une tradition d’exclusion, ainsi que dans l’Europe agricole orientale, la ségrégation des juifs, même sans ghetto, continue en fait.

J’attends quelque longue lettre de toi. Tu ne m’informes jamais de ta santé. Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

Notes:

[1Umberto TERRACINI : compagnon d’armes de Gramsci

[2En français dans le texte

[3En français dans le texte

[4En français dans le texte