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Lettre 096 Prison de Turi, 12 octobre 1931

Mise en ligne : 29 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 12 octobre 1931

Très chère Tania,

J’ai reçu ta carte postale du 10 octobre qui n’a atténué en rien l’effet provoqué par ta lettre du 2. Cette lettre n’était pas sévère, mais injurieuse à mon égard. Qu’est-ce que ça peut signifier que je joue à « colin-maillard » avec toi et que j’essaie de te « coincer » ? je devrais te répondre avec des paroles dures. Mais je crois qu’il serait préférable d’éviter à l’avenir la répétition de ces incidents désagréables pour ne pas dire plus... C’est pourquoi ton allusion dernière à ma qualité d’ex-journaliste n’est, pour employer une expression trompeuse, qu’un trait impuissant qui ne peut m’atteindre [1]. Je n’ai jamais été un journaliste professionnel vendant sa plume à qui la paie le mieux et devant continuellement mentir parce que le mensonge fait partie de la qualification professionnelle. J’ai été un journaliste très indépendant, toujours de la même opinion, et je n’ai jamais dû cacher mes convictions profondes pour faire plaisir à des patrons ou à des protecteurs. Tu m’écris que je t’ai peinée en t’écrivant que tu avais corrigé la conception que tu avais des juifs. Tu as raison : tu n’as rien corrigé, parce que dans ta conception il y a un peu de tout. Il y avait au début un point de vue qui menait tout droit à l’antisémitisme, puis une conception de nationaliste juive et de sioniste et enfin des points de vue qu’auraient partagé Ces vieux rabbins qui s’opposèrent à la destruction des ghettos en prédisant que la disparition des communautés installées sur des territoires déterminés aurait fini par dénaturer la « race » et par affaiblir les liens religieux qui donnaient à celle-ci sa personnalité. J’ai eu tort de discuter sérieusement. J’aurais mieux fait de plaisanter et de t’opposer le « flegme » britannique, la « furia » française, la « fidélité » germanique, la « grandeur » espagnole, l’ « esprit d’intrigue » italien et enfin le « charme » slave, toutes choses qui sont très utiles pour écrire des romans feuilletons et des films populaires. Ou bien j’aurais pu te poser la question : qui est le « vrai » Juif et qui est le « juif » en général, ou même l’homme « en général » que je ne crois pas qu’on puisse trouver en aucun musée anthropologique ou sociologique. Je pourrais te demander aussi ce que signifie aujourd’hui pour les juifs leur conception de Dieu en tant que « Dieu des armées » et tout le langage de la Bible sur le « peuple élu » et la mission du peuple juif, langage qui ressemble à celui du gros Guillaume [2] avant la guerre. Marx a écrit que la question juive n’existe plus depuis que les chrétiens sont tous devenus juifs en s’assimilant ce qui a été l’essence du judaïsme, la spéculation - ou que la solution de la question juive interviendra lorsque toute l’Europe sera délivrée de la spéculation ou de l’hébraïsme en général. Il y a là la seule manière, me semble-t-il, de poser la question d’ensemble en mettant cependant à part la reconnaissance du droit pour les communautés juives a l’autonomie nationale dans le cas où quelque communauté juive réussirait d’une manière ou de l’autre à habiter un territoire défini.

Tout le reste me paraît mysticisme de mauvais aloi, juste bon pour les petits intellectuels juifs du sionisme - de même que la question de la « race » entendue dans un tout autre sens que celui purement anthropologique. Déjà, au temps du Christ, les juifs ne parlaient plus leur langue qui s’était réduite à une langue liturgique, et ils parlaient l’araméen. Une race qui a oublié sa langue natale, cela signifie qu’elle a déjà perdu la plus grande partie de l’héritage du passé, de la primitive conception du monde et qu’elle a absorbé (par le moyen de la langue) la culture d’un peuple conquérant. Que peut donc signifier encore la « race » dans ce cas ? Il ne peut s’agir que d’une communauté nouvelle, moderne, qui a reçu l’empreinte passive ou négative du ghetto, et qui, dans le cadre de cette nouvelle situation sociale, a acquis une nouvelle « nature ». Voici qui est étrange : tu ne te sers pas de l’ « histoire » pour comprendre la question d’ensemble et tu voudrais en même temps de moi une explication « historique » du fait que plusieurs groupe de Cosaques croyaient que les juifs avaient une queue. Il s’agit d’une turlupinade à moi racontée par un juif qui était commissaire politique d’une division d’assaut de Cosaques d’Orenbourg pendant la guerre russo-polonaise de 1920. Ces Cosaques n’avaient pas de juifs sur leur territoire et ils les imaginaient d’après la propagande officielle et cléricale comme des êtres monstrueux qui avaient assassiné Dieu. Ils ne voulaient pas croire que le commissaire politique fût juif : « Tu es des nôtres, disaient-ils, tu n’es pas juif ; tu es couvert des cicatrices des blessures que t’ont faites les lances polonaises ; tu combats à nos côtés ; les Juifs, c’est autre chose ». En Sardaigne aussi, le juif est conçu de diverses manières : il y a l’expression : « arbeu » qui désigne un monstre légendaire de laideur et de méchanceté ; il y a le « juif » qui a assassiné Jésus-Christ, mais il y a encore le bon et le mauvais juif parce que le pieux Nicodème a aidé Marie à descendre son fils de la croix. Mais, pour le Sarde, les juifs ne sont pas reliés à notre époque, Si on lui dit qu’un tel est juif, il demande s’il est comme Nicodème, mais, en général, il croit qu’il s’agit d’un méchant chrétien, comme ceux qui voulurent la mort du Christ. Et il y a aussi le terme « marranu », du mot : marrane qui, en Espagne, s’appliquait aux juifs qui auraient feint de se convertir et qui, dans le dialecte sarde, a une valeur générale injurieuse. Au contraire des Cosaques, les Sardes qui n’ont pas subi de propagande ne distinguent pas les juifs des autres hommes. Ainsi ai-je réglé, pour mon compte, la question. La question des races sortie de l’anthropologie et des études préhistoriques ne m’intéresse pas. (Ton allusion à l’importance des tombeaux pour ce qui regarde à la civilisation est de même sans valeur ; cela est seulement vrai pour les époques les plus vieilles dont les tombeaux sont les seuls monuments que le temps n’ait pas détruits, et parce que dans ces tombeaux, à côté du défunt, étaient placés des objets de la vie quotidienne. Dans chaque cas ces tombeaux nous donnent un aspect fort réduit des époques où ils ont été construits : histoire du costume et d’une partie des rites religieux. Et encore se rapportent-ils aux classes hautes et riches et souvent aux dominateurs étrangers du pays, et non au peuple.) Moi, je n’ai pas de race. Mon père était d’origine albanaise récente (la famille s’enfuit d’Epire après ou durant la guerre de 1821 et elle s’italianisa rapidement) ; ma grand-mère était une Gonzalez (elle descendait de quelque famille italo-espagnole de l’Italie méridionale comme il en resta tant après la cessation de la domination espagnole) ; ma mère est sarde par son père et par sa mère et la Sardaigne fut seulement réunie au Piémont en 1847 après avoir été un domaine personnel et un patrimoine des princes piémontais qui l’avaient eue en échange de la Sicile trop lointaine et moins défendable. Toutefois ma culture est fondamentalement italienne et cela est mon monde. Je ne me suis jamais aperçu que j’étais déchiré entre deux mondes, bien que cela ait été dit dans le Giornale d’Italia de mars 1920 où un article de deux colonnes expliquait mon activité politique à Turin entre autres par le fait que j’étais Sarde et non Piémontais ou Sicilien, etc. On ne mit pas en avant le fait que j’étais aussi d’origine albanaise parce que Crispi [3] aussi était albanais, qu’il avait été formé dans un collège albanais et qu’il parlait albanais. Par ailleurs, en Italie, ces questions n’ont jamais été posées et personne en Ligurie ne s’épouvante si un marin ramène au pays une épouse nègre. Personne ne va la toucher avec le doigt humide de salive pour voir si le noir s’en va, personne ne croit que les draps se teindront de noir.

Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

Notes:

[1En latin dans le texte : imbelle telum sine ictu

[2Guillaume II

[3François CRISPI : homme politique italien (1819-1901). Monarchiste. Partisan d’une alliance étroite avec l’Allemagne ; nettement hostile à la France. Partisan aussi d’une politique colonialiste de prestige. Fut le promoteur de l’entreprise mégalomane d’Abyssinie qui se solda en 1896 par le désastre d’Adoua qui entraîna la chute définitive de ce politicien