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Lettre 087 Prison de Turi, 24 août 1931

Mise en ligne : 21 mars 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 24 août 1931

Très chère maman,

J’ai reçu les lettres de Mea, de Franco et de Thérésine, avec des nouvelles sur la santé de tous. Mais pourquoi me laissez-vous tant de temps sans nouvelles ? Même avec la fièvre de la malaria on peut écrire quelques lignes et je me contenterais de quelque carte postale illustrée. Je vieillis moi aussi, tu comprends ? et j’en deviens nerveux, plus irritable et plus impatient. Je fais ce raisonnement : on n’écrit pas à un détenu ou par indifférence ou par manque d’imagination. En ce qui te concerne et ce qui concerne le reste de la famille, je ne pense nullement qu’il s’agisse d’indifférence. Je pense plutôt qu’il s’agit d’un manque d’imagination : vous n’arrivez pas à vous représenter exactement ce que peut être la vie de la prison et quelle importance essentielle a la correspondance, combien elle remplit les journées et comment elle donne encore une saveur à la vie. Moi je ne parle jamais de l’aspect négatif de mon existence et, avant tout, Parce que je ne veux pas être plaint. J’étais un combattant qui n’a pas eu de bonheur dans la lutte immédiate et les combattants ne peuvent et ne doivent pas être plaints lorsqu’ils ont lutté, non parce qu’ils y étaient contraints, mais parce qu’ils l’ont voulu ainsi en toute connaissance de cause. Mais cela ne veut pas dire que ma vie cellulaire n’a pas son aspect négatif, qu’elle ne soit pas fort pesante et qu’elle ne puisse pas ne pas être aggravée par des êtres chers. Du reste, ce discours ne s’adresse pas à toi, mais à Thérésine, à Gracieuse, à Mea qui pourraient justement m’écrire au moins quelque carte postale.

J’ai beaucoup goûté la lettre de François et j’ai apprécié ses petits chevaux, ses automobiles, ses bicyclettes, etc. : naturellement, dès que ce me sera possible, je lui ferai à lui aussi un cadeau pour lui montrer que je lui veux du bien et que je suis sûr qu’il est un brave et un gentil petit garçon, même si, comme je le pense, il commet quelquefois des espiègleries. J’enverrai à Mea la boîte de pastels dès que ce me sera possible, mais il ne faut pas que Mea attende quelque chose de grandiose. Thérésine ne m’a pas répondu à une demande que je lui avais faite : le colis de livres et de revues que Charles a expédié de Turi le mois dernier est-il arrivé ? Il est nécessaire que je sache si ces livres et ces revues vous gênent parce que j’en ai encore des dizaines et des dizaines de kilogrammes à expédier ; et s’ils doivent être perdus il vaut mieux que j’en fasse don, au moins en partie, à la bibliothèque de la prison. Naturellement, je pense que, de toute manière, même s’ils vous incommodent, vu le peu d’espace dont vous disposez, ils pourront être utiles lorsque les enfants grandiront. Leur préparer une bibliothèque familiale me paraît une chose importante. Thérésine surtout devrait se rappeler comme nous dévorions nos livres dans notre enfance et comme nous souffrions de ne pas en avoir assez à notre disposition. Mais comment expliques-tu que la malaria connaisse une telle recrudescence dans le centre du pays ? ou s’agit-il seulement de vous ? je pense que les actuels gérants de la commune devraient construire des égouts comme leurs prédécesseurs ont construit l’aqueduc : l’aqueduc sans égouts ne peut pas ne pas signifier extension de la malaria là où celle-ci existait déjà à l’état sporadique. En somme, dans le temps les femmes de Ghilarza étaient laides et ventrues à cause de l’eau mauvaise ; à présent elles doivent être encore laides à cause de la malaria ; les hommes doivent faire une cure intensive de vin, j’imagine.

Affectueuses embrassades.

ANTOINE