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Lettre 082 Prison de Turi, 15 juin 1931

Mise en ligne : 16 mars 2005

Dernière modification : 16 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 15 juin 1931

Très chère maman,

J’ai reçu la lettre que tu m’as écrite avec la main de Thérésine. Tu devrais souvent m’écrire ainsi : j’ai senti dans ta lettre toute ton âme et ta manière de raisonner ; c’était vraiment une lettre de toi et non une lettre de Thérésine. Sais-tu ce qui m’est revenu en mémoire ? Le souvenir m’est revenu très clair du temps où j’étais en première ou seconde élémentaire et que tu me corrigeais mes devoirs : je me souviens parfaitement que je n’arrivais jamais à me rappeler que « uccello [1] » s’écrit avec deux c et que cette faute tu me l’as corrigée au moins dix fois. Par conséquent si tu nous as appris à écrire (et, avant cela, tu nous avais appris par cœur beaucoup de poésies ; je me souviens encore de Rataplan et de cette autre : « Le long des rives de la Loire, - ce ruban d’argent -qui court sur cent lieues - à travers une belle région fortunée ») il est juste que l’un de nous te prête sa main pour écrire lorsque tu n’en as pas la force. Il est vrai que le souvenir de Rataplan et de la chanson de la Loire te feront sourire. Et pourtant je me rappelle aussi combien j’admirais (je devais avoir quatre ou cinq ans) ton habileté à imiter sur la table le roulement du tambour lorsque tu déclamais Rataplan. Et tu ne peux imaginer combien de choses je me rappelle dans lesquelles tu apparais toujours comme une force bienfaisante et pleine de tendresse pour nous. Si tu y penses bien, toutes les questions de l’âme et de l’immortalité de l’âme et du paradis et de l’enfer ne sont en fin de compte qu’une façon d’interpréter ce fait : à savoir que chacun de nos actes se transmet chez les autres selon sa valeur en bien ou en mal, passe de père en fils, d’une génération à l’autre et selon un mouvement perpétuel. Puisque tous les souvenirs que nous avons de toi sont des souvenirs de bonté et d’énergie et que tu as donné ta force pour nous élever, cela signifie que tu es déjà dans l’unique et réel paradis qui existe et qui, je pense, pour une mère est le cœur de ses enfants. Tu vois ce que je t’écris ! Mais ne va pas imaginer que je veuille offenser tes opinions religieuses ; je pense d’ailleurs que tu es d’accord avec moi plus qu’il n’y paraît. Dis à Thérésine que j’attends l’autre lettre qu’elle m’a promise. Je t’embrasse affectueusement avec toute la famille.

ANTOINE

Notes:

[1Uccello : oiseau