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Lettre 079 Prison de Turi, 18 mai 1931

Mise en ligne : 13 mars 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 18 mai 1931

Très chère Tania,

...Je reçois à l’instant ta lettre du 15 mai et celle de Julie. J’aurais souhaité que tu me donnes tes impressions sur la lettre de Julie. Moi, il m’est encore difficile de voir clair. Il me semble que l’on pourrait identifier un noyau positif : à savoir que Julie a acquis une certaine confiance en elle-même et dans ses propres forces, mais cette confiance de caractère purement intellectuel, rationnel, est-elle profonde ? Il me semble que soit trop évident le caractère cérébral de son état d’âme, que son analyse n’en soit pas encore arrivée au moment de l’effort, de l’impulsion volontaire. Ce qui rassure un peu, c’est que Julie, comme la majorité des Russes d’aujourd’hui, a une grande foi dans la science et j’entends bien une foi de caractère presque religieux, celle que nous, Occidentaux, nous avons éprouvée à la fin du siècle dernier et que nous avons perdue par le moyen de la critique de la Philosophie moderne et plus particulièrement à cause du désastre de la démocratie politique. La science elle-même a été soumise à la « critique » et s’est vue assigner des limites. Je n’aurais jamais cru qu’à Turi il pourrait se trouver quelqu’un capable de dire quelque chose d’intelligent, comme il me semble que tu aies eu l’occasion de le constater. Mais ce qui t’a été dit était-ce si intelligent ? Il me semble qu’il ne soit pas difficile de trouver de splendides formules de vie ; ce qui est difficile, c’est justement de vivre. Je lisais, il n’y a pas longtemps, que, dans l’Europe moderne, seuls quelques Italiens ou quelques Espagnols ont encore conservé le goût de la vie : c’est peut-être possible, bien qu’il s’agisse là d’affirmations générales qui pourraient difficilement être suivies de preuves. Parfois, il s’agit d’équivoques assez comiques. J’eus une fois une discussion curieuse avec Clara Zetkin qui justement admirait les Italiens pour leur goût de la vie et qui croyait en trouver une preuve subtile dans le fait que les Italiens disent : « heureuse nuit » et non « tranquille nuit » comme les Russes, « bonne nuit » comme les Allemands, etc. Que les Allemands, les Russes et même les Français ne pensent pas à des « nuits heureuses », c’est possible, mais les Italiens parlent aussi d’ « heureux voyage » et d’ « affaires heureusement réussies », ce qui diminue la valeur évocatrice du mot « heureux » ; par ailleurs les Napolitains disent d’une belle femme qu’elle est « bonne », sans aucune malice, c’est sûr, parce que « belle » est proprement une forme de l’antique « Donula ». En résumé, il me semble que les règles de vie usuelles, qu’elles soient exprimées avec des mots ou qu’elles résultent des habitudes d’un peuple, ont un seul intérêt : elles servent d’excitation ou de justification à ceux qui n’ont que des intentions, des velléités, pour transformer en actes de volonté ces velléités, ces intentions ; la vie vraie ne peut jamais être déterminée par des admonitions du milieu ou des formules, mais elle a ses racines en nous-mêmes. Pour ce qui a trait à Julie l’avis me semble juste de se « dépeloter », c’est-à-dire de chercher en soi-même ses forces et ses raisons d’existence, c’est-à-dire de ne pas être timide, de ne pas se laisser dépasser et surtout de ne pas donner à sa vie des fins irréalisables ou trop difficiles à atteindre. Et il me semble que cette indication vaille aussi pour toi qui penses parfois que l’on doive sortir de son propre moi pour réaliser son existence.

Je t’embrasse.

ANTOINE