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Lettre 077 Prison de Turi, 20 avril 1931

Mise en ligne : 11 mars 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 20 avril 1931

Très chère Tatiana,

J’ai reçu les deux photographies et le manuscrit de Delio auquel je n’ai rien compris. Il me semble inexplicable qu’il commence à écrire de la droite à la gauche et non de la gauche à la droite. Je suis content qu’il écrive avec les mains, cela est déjà quelque chose. S’il lui était venu à l’idée de commencer à écrire avec les pieds, ça aurait été certainement plus grave. Puisque les Arabes, les Turcs qui n’ont pas accepté les réformes de Kemal, les Persans et peut-être aussi d’autres peuples, écrivent de droite à gauche, la chose ne me paraît ni très importante ni très dangereuse ; lorsque Delio apprendra le persan, le turc et l’arabe, d’avoir appris à écrire de droite à gauche lui sera très utile. Il n’y a qu’une chose qui m’étonne, c’est qu’il y ait eu si peu de logique dans ce système d’éducation. Pourquoi du temps qu’il était plus jeune l’avoir contraint à s’habiller comme les autres ? Pourquoi ne pas avoir laissé toute liberté à sa personnalité dans le domaine de l’habillement et l’avoir élevé selon un conformisme mécanique ? Il aurait mieux valu laisser autour de lui les pièces usuelles de l’habillement et attendre qu’il ait choisi en toute spontanéité : les culottes sur la tête, les souliers dans les mains, les gants aux pieds, etc. : mieux encore, il aurait fallu mettre près de lui des habits de garçon et de fille et lui laisser la liberté du choix Qu’en penses-tu ?

Les deux photographies m’ont plu, particulièrement parce qu’elles donnent des moments très expressifs de la physionomie de Julien ; l’effet que fait l’expression de Delio, qui était faible et maladif, est corrigé par les photographies suivantes prises à Sotchi.

... J’ai lu Michaël, chien de cirque, de jack London. Il me semble qu’esthétiquement il y a là une œuvre insignifiante : c’est un livre de propagande de la société contre la vivisection ou pour la protection des animaux ; j’avais à Rome Jerry dans l’Ile qui était fort beau, si je me souviens bien. De toute façon, les deux meilleures histoires de chiens de London sont Croc-Blanc et L’Appel de la forêt : ces histoires ayant obtenu un grand succès, London a ensuite trop écrit sur les chiens, sans fraîcheur et sans spontanéité.

J’ai lu quelque chose sur la psychanalyse, plus spécialement des articles de revues : à Rome, R. m’avait donné quelque chose à lire sur la question. Je lirai volontiers le livre de Freud que P. t’a signalé : tu peux le redemander. Il est possible que Julie profite d’une cure psychanalytique si sa maladie a des origines purement nerveuses. Pour nia part, je crois que plus que la psychanalyse compte le médecin traitant ; le vieux Lombroso obtenait sur la base de la psychiatrie traditionnelle des résultats surprenants qui étaient, je crois, plus dus à sa capacité de médecin qu’à la théorie scientifique abstraite. Son prestige scientifique était tel que beaucoup de malades, après la première visite et sans avoir encore entrepris aucun traitement, se sentaient déjà mieux, reprenaient confiance en eux-mêmes et finissaient par se rétablir rapidement. Il est possible que la psychanalyse soit plus concrète que la vieille psychiatrie ou tout au moins contraigne les médecins à étudier plus concrètement les différents malades, c’est-à-dire à voir le malade et non la maladie : pour le reste Freud a fait comme Lombroso, il a voulu faire une philosophie générale de quelques critères empiriques d’observation. Mais cela importe peu.

Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE