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Lettre 062 Prison de Turi, 6 octobre 1930

Mise en ligne : 24 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 6 octobre 1930

Très chère Tania,

J’ai été content de la visite de Charles. Il m’a dit que tu es assez bien remise, mais je voudrais avoir des nouvelles plus précises de ta santé. Je te remercie de tout ce que tu m’as envoyé. On ne m’a pas encore remis les deux livres : la bibliographie fasciste et les contes de Chesterton que je lirai volontiers pour deux raisons. D’abord parce que j’imagine qu’ils sont aussi intéressants. que ceux de la Première série et ensuite parce que je vais essayer d’imaginer l’impression qu’ils ont dû faire sur toi. Je t’avoue qu’il y aura là, pour moi un plaisir extrême. Je nie souviens avec précision de ton état d’âme à la lecture de la première série : tu avais une heureuse disposition à recevoir les impressions les plus immédiates et les moins compliquées. Tu n’avais pas d’autre part réussi à t’apercevoir que Chesterton a écrit une très fine caricature des romans policiers proprement dits. Le Père Brown est un catholique qui se moque de la manière de penser mécanique des protestants et le livre est fondamentalement une apologie de l’Église romaine opposée à l’Église anglicane. Sherlock Holmes est le policier protestant qui trouve en parlant de l’extérieur, en se basant sur la science, sur la méthode expérimentale, sur l’induction. Le Père Brown est le prêtre catholique qui, à travers les expériences psychologiques raffinées fournies par la confession et les travaux de casuistique des pères, et cependant sans négliger la science et l’expérience, mais en se basant surtout sur la déduction et sur l’introspection, bat Sherlock Holmes à plate couture, le fait apparaître comme un petit gamin prétentieux, en montre l’étroitesse et la mesquinerie. D’autre part, Chesterton est un grand artiste alors que Conan Doyle était un médiocre écrivain malgré qu’il ait été fait baronnet à titre littéraire ; il y a chez Chesterton une distinction à établir entre le contenu, l’intrigue policière et la forme, et aussi en-vers la matière traitée une subtile ironie qui rend les récits plus savoureux. Qu’en penses-tu ? je me souviens que tu lisais ces contes comme s’il s’était agi de faits réels et que tu les faisais tiens au point d’en arriver à exprimer ton admiration pour le Père Brown et sa merveilleuse finesse avec une ingénuité qui me divertissait beaucoup. Ne te formalise pas de cela, car, dans mon plaisir, il y avait une pointe d’envie pour ta capacité à recevoir des impressions fraîches et pures.

... Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE