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Lettre 055 Prison de Turi, 7 avril 1930

Mise en ligne : 18 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 7 avril 1930

Très chère Tania,

... Le Diable à Pontelongo est assez « historique » dans ce sens que les événements de la baronnie et l’épisode de Bologne de 1874 sont réellement arrivés. Comme dans tous les romans historiques de ce monde, le cadre général est historique, mais ne le sont pas les personnages et les événements particuliers. Ce qui rend intéressant ce roman, ses remarquables qualités artistiques mises à part, c’est l’absence de tout sectarisme chez l’auteur. Dans la littérature italienne, le roman historique de Manzoni excepté, il y a une tradition essentiellement sectaire dans cette espèce de production et qui remonte à la période entre 48 et 60. D’un côté se tient le chef de file Guerrazzi [1]. de l’autre le père jésuite Bresciani [2]. Pour Bresciani, tous les patriotes étaient des canailles, des lâches, des assassins, etc., pendant que les défenseurs du trône et de l’autel, comme on disait alors, étaient tous des angelots descendus sur la terre pour y faire des miracles. Pour Guerrazzi, ça se comprend, les rôles étaient retournés ; les papistes étaient tous des sacs du charbon le plus noir pendant que les soutiens de l’unité et de l’indépendance nationale étaient tous de très purs héros de légende. Dans les deux traditionnelles coteries l’habitude s’est conservée jusqu’à ces tout derniers temps d’une littérature publiée par feuilletons jour après jour, le clan des jésuites conservant le monopole de la littérature dite artistique et cultivée. Bacchelli [3], dans le Diable à Pontelungo, se révèle indépendant ou presque ; son ironie devient rarement du parti pris ; elle dépend des choses elles-mêmes et ne découle pas d’une préférence extra-littéraire de l’écrivain.

Sur la fille de Costa [4] et de la Koulichov [5] il existe un roman, la Gironda de Virgile Brocchi, dont je ne sais si tu l’as lu. Il vaut peu de chose, il est douceâtre, tout lait et miel, dans le genre des romans de Georges Ohnet. Il raconte comment Andréa Costa épouse le fils de l’industriel catholique Gavazzi, il dit la succession des contacts entre les milieux catholiques et matérialistes et de quelle manière les angles finissent par s’arrondir : omnia vincit amor [6]. Virgile Brocchi est notre Ohnet national.

Le livre de d’Herbigny sur Soloviev est très ancien, mais il est le seul traduit en italien à ce jour. D’Herbigny cependant est un monseigneur jésuite de grande capacité ; il est aujourd’hui à la tête de la section orientale de la curie pontificale, cette section qui travaille au rétablissement de l’unité entre catholiques et orthodoxes. Même le livre sur l’Action française et le Vatican [7] est désormais dépassé ; il n’est que le premier volume d’une série qui peut-être continue encore : Daudet et Maurras sont infatigables lorsqu’il s’agit de servir les mêmes choses à des sauces différentes ; mais justement pour cela ce volume en tant qu’exposition des principes peut être encore intéressant. Je ne sais si tu as réussi à saisir toute l’importance historique que le conflit entre le Vatican et les monarchistes français a pour la France : il équivaut, dans une certaine mesure, à la réconciliation italienne. C’est la forme française d’un accord profond entre l’État et l’Église : les catholiques français, en tant que masse organisée dans l’Action Catholique française, se détachent de la minorité monarchiste, c’est-à-dire qu’ils cessent d’être la réserve populaire efficiente pour un coup d’État légitimiste, mais tendent au contraire à former un vaste parti républicain catholique de gouvernement qui voudrait absorber et qui absorbera certainement une notable partie de l’actuel parti radical (Herriot et Cie). En 1926, durant la crise parlementaire française, pendant que l’Action française annonçait le coup de force et publiait les noms des futurs ministres qui devaient constituer le Gouvernement provisoire qui aurait rappelé le prétendant jean IV d’Orléans, il a été remarquable que le chef des catholiques accepta de faire partie d’un gouvernement de coalition républicaine. La rage livide de Daudet et de Maurras contre le cardinal Gasparri et le nonce pontifical à Paris est justement due à la conscience qu’ils avaient d’être désormais diminués politiquement dans la proportion d’au moins 90 %.

Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

Notes:

[1Francesco GUERRAZZI : romancier et polémiste républicain italien (1804-1873). A écrit des romans historiques qui jouèrent un grand rôle dans la préparation des esprits à la (enquête de l’indépendance nationale : La Bataille de Bénévent, Le Siège de Florence, Pascal Paoli

[2BRESCIANI : père jésuite, fut l’un des plus fanatiques .adversaires du Risorgimento

[3BACCHELLI : notable romancier italien contemporain.

[4Andréa COSTA (1851-1910) : d’abord anarchiste puis socialiste, fut l’un des fondateurs du Parti socialiste italien et l’une des plus importantes figures du premier mouvement révolutionnaire italien.

[5Anna KOULICHOV (1857-1925) : très jeune participa au mouvement révolutionnaire en Russie ; exilée cri Italie, elle devint la compagne d’Andréa Costa puis de Filippo Turati et joua un rôle de premier plan dans la vie du mouvement socialiste italien

[6L’amour triomphe de tout

[7En français dans le texte