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Lettre 051 Prison de Turi, 13 janvier 1930

Mise en ligne : 16 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 13 janvier 1930

Très chère Tania,

... Je te remercie des nouvelles de la famille que tu m’as envoyées. Quant à mon état d’âme, je pense que tu ne l’as pas encore parfaitement compris. Je te dirai, il est vrai, qu’il est difficile de comprendre ces choses comme il faut parce que trop d’éléments concourent à les former et qu’il est impossible d’imaginer un grand nombre de ces éléments ; il est par conséquent impossible de se représenter l’ensemble qu’ils constituent. Ces derniers jours, justement, j’ai lu un livre, De 1848 à 1861, dans lequel sont recueillis des lettres, des écrits, des documents intéressant Silvio Spaventa, un patriote abbruzzais, député au Parlement napolitain en 48, arrêté après l’échec de l’insurrection nationale, condamné au bagne, libéré en 1859 à la demande de la France et de l’Angleterre, ministre du royaume par la suite et l’une des personnalités les plus en vue du Parti libéral de droite jusqu’en 1876. Il m’a semblé que dans beaucoup de ses lettres, dans le langage du temps, c’est-à-dire un langage plutôt romantique et sentimental, il exprime parfaitement des états d’âme semblables à ceux que j’éprouve souvent. Par exemple, dans une lettre du 17 juillet 1853 à son père, il écrit :

 De vous je n’ai pas de nouvelles depuis déjà deux mois, depuis quatre mois et plus de mes sœurs et depuis quelque temps de Bertrand [son frère]. Croyez-vous que pour un homme comme moi, qui se flatte d’avoir un cœur affectueux et resté très jeune, cette absence de nouvelles puisse être tout autre que très douloureuse ? Moi je ne pense pas qu’aujourd’hui je sois moins aimé de ma famille que je ne l’ai toujours été ; mais le malheur a habituellement deux effets : souvent il éteint toute affection envers les malheureux et, non moins souvent il éteint chez les malheureux toute affection envers les autres. Moi, je ne crains pas tant le premier de ces effets en vous que le second en moi ; car, coupé comme je le suis ici de tout commerce humain et affectueux, le grand ennui, le long emprisonnement, la crainte d’être oublié de tous, m’aigrissent et me stérilisent lentement le cœur.

Comme je disais, malgré le langage correspondant aux habitudes sentimentales de l’époque, l’état d’âme apparaît avec beaucoup de précision. Et, cela me réconforte, Spaventa ne fut pas un faible, un pleurnichard comme tant d’autres. Lui, il fut l’un des rares (une soixantaine) parmi plus de six cents condamnés à ne vouloir jamais faire de demande de grâce au roi de Naples ; il ne s’adonna pas non plus à la dévotion ; au contraire, comme il l’écrit souvent, il fut toujours plus persuadé que la philosophie de Hegel était l’unique système et l’unique conception rationnelle du monde digne de la pensée d’alors. Sais-tu, maintenant, quel sera l’effet pratique de cette concordance entre mes états d’âme et ceux d’un détenu politique de 48 ? Ils me paraîtront désormais quelque peu comiques, ridiculement anachroniques. Trois générations ont passé et il s’est fait bien du chemin dans tous les domaines. Ce qui était permis aux grands-pères ne l’est plus aux petits-fils (je ne parle pas de nos grands-pères, parce que le mien, je ne te l’ai jamais dit, était justement colonel de la gendarmerie bourbonienne et il fut probablement de ceux qui arrêtèrent l’anti-bourbonien Spaventa tenant de Charles-Albert). Tout cela doit s’entendre dans le sens objectif parce que, subjectivement, c’est-à-dire individu pour individu, les choses peuvent changer.

... C’est à ma mère que j’aurais dû écrire aujourd’hui. A toi de lui écrire, je te prie, afin qu’elle ne s’alarme pas en ne recevant pas de mes nouvelles.

Ma chère, je t’embrasse.

ANTOINE