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Lettre 042 Prison de Turi, 22 avril 1929

Mise en ligne : 7 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 22 avril 1929

Très chère Tania,

... La rose a pris une terrible insolation : toutes les feuilles et les parties les plus tendres sont brûlées et carbonisées ; elle a un aspect désolé et triste, mais elle possède de nouveaux bourgeons. Elle n’est pas encore morte. La catastrophe solaire était inévitable : je ne pouvais abriter la fleur qu’avec du papier que le vent emportait ; il eût fallu une bonne poignée de paille ; la paille est mauvaise conductrice de la chaleur et, dans le même temps, elle abrite des rayons directs. En tout cas le pronostic [1] est favorable à moins de complications extraordinaires. Les graines ont tardé assez à germer et à sortir de terre : un certain nombre d’entre elles s’entêtent à mener une vie souterraine. C’étaient, il est vrai, des semences vieilles et en partie piquées des vers. Celles qui sont venues à la vie du monde se développent lentement. Lorsque je t’ai dit qu’une partie de mes plantations étaient très belles, je voulais dire qu’elles étaient bonnes à manger. En effet, certaines petites plantes ressemblent plus à du persil et à des échalotes qu’à des fleurs. Chaque jour me vient la tentation de les tirer quelque peu pour les aider à croître, mais je reste incertain entre les deux conceptions du monde et de l’éducation : être un disciple de Rousseau et laisser faire la nature qui ne se trompe jamais et qui est fondamentalement bonne - ou être volontariste et forcer la nature en introduisant dans l’évolution la main experte de l’homme et le principe d’autorité. Jusqu’ici je n’en ai pas fini avec mon incertitude et les deux conceptions s’opposent encore l’une à l’autre. Les six plants de chicorées se sont tout de suite sentis chez eux et n’ont pas eu peur du soleil : déjà ils sortent la tige qui donnera les graines pour les moissons à venir. Les dahlias et les bambous dorment dans la terre et n’ont encore donné aucun signe de vie. Les dahlias plus particulièrement, je crois qu’ils sont vraiment fichus. Puisque nous sommes sur cette question je te prie de m’envoyer encore quatre sortes de graines : 1. de carottes, mais de la variété du panais, qui est un plaisant souvenir de ma première enfance : à Sassari [2] on en vend qui pèsent un demi-kilo et qui coûtaient un sou pièce avant-guerre, ce qui faisait une certaine concurrence à la liguliforme [3] ; 2. de petits pois ; 3. d’épinards ; 4. de céleri. Sur un quart de mètre carré, je veux mettre quatre ou cinq graines de chaque plante et voir comment elles arrivent. Tu trouveras tout cela chez Ingegnoli, sur la place du Dôme ou rue de Buenos-Aires ; tu en profiteras pour te faire donner le catalogue où est indiqué quel est le mois le plus propice aux semis.

J’ai reçu un autre billet de Mme S. Transmets-lui ces lignes :

« Je comprends les difficultés financières qu’il y a à se procurer les livres que j’ai conseillés. Je l’avais moi-même noté, mais j’avais d’abord à répondre à des questions précises. Je réponds aujourd’hui à une question, qui, même si elle ne m’a pas été posée, était impliquée dans votre lettre et qui est celle que tout emprisonné s’est posée, à savoir : « Comment faire pour ne pas perdre de temps et étudier quelque chose d’une manière ou d’une autre ? » Il me semble qu’avant tout il soit nécessaire de se dépouiller de l’habit mental « scolastique », et de ne pas se mettre en tête de faire des cours réguliers et approfondis : cela serait impossible même pour qui se trouve dans les meilleures conditions. Parmi les études les plus profitables sont celles des langues modernes : il suffit d’une grammaire, que l’on peut se procurer aux étalages des bouquinistes pour presque rien, et de quelque ouvrage de la langue choisie. On ne peut pas apprendre la prononciation parlée, c’est vrai, mais on saura lire et cela est déjà un résultat important. De plus : beaucoup d’emprisonnés sous-estiment la bibliothèque de la prison. Certes, les bibliothèques des prisons sont, en général, hétéroclites : les livres ont été réunis au hasard, donations de patronages, fonds de magasin des éditeurs, ouvrages abandonnés par des prisonniers libérés. Il faut laisser tomber les livres de dévotion et les romans de troisième ordre. Toutefois, je crois qu’un prisonnier politique doit tirer du sang même d’une rave. L’essentiel consiste à donner un but à ses propres lectures et à savoir prendre des notes (si on a l’autorisation d’écrire). Voici deux exemples : à Milan j’ai lu un certain nombre de livres de tous les genres... (ici la lettre est coupée)... assez s’ils ont été lus sous ce point de vue ; pourquoi cette littérature est-elle toujours la plus lue et la plus imprimée ? Quels besoins satisfait-elle ? A quelles aspirations répond-elle ? Quels sentiments et quels points de vue sont représentés en ces mauvais livres pour qu’ils plaisent tant ? Pourquoi Eugène Sue ne ressemble-t-il pas à Montépin ? et Victor Hugo n’appartient-il pas lui aussi à ce genre d’écrivains à cause des sujets qu’il traite ? Et le Coupon ou l’Aigrette ou l’Envol de Dario Nicodemi [4] ne sont-ils pas peut-être la continuation directe de ce bas romantisme de 1848 ? etc., etc., etc. Le second exemple est le suivant : un historien allemand, Groethuysen, a publié récemment un gros volume dans lequel il étudie les rapports entre le catholicisme français et la bourgeoisie au cours des deux siècles qui ont précédé 89. Il a étudié toute la littérature de dévotion de ces deux. siècles : recueils de sermons, catéchismes des divers diocèses, etc., etc., et il a ainsi composé un magnifique volume. Il me semble que cela suffise à prouver que l’on peut tirer du sang même d’une rave. Chaque ouvrage, surtout s’il s’agit d’un ouvrage d’histoire, peut être utile à lire. Dans n’importe quel opuscule on peut trouver quelque chose qui peut servir... surtout lorsque l’on se trouve dans notre position et que le temps ne peut pas être évalué avec une mesure normale.

Chère Tatiana, j’ai trop écrit et je vais te contraindre à faire un exercice de calligraphie [5]. A propos : souviens-toi de prendre des dispositions pour que je ne reçoive plus de livres tant que je n’en réclamerai pas. Si jamais il sortait des livres dont tu jugerais qu’ils pourraient m’être utiles, fais-les mettre de côté ; on me les expédierait lorsque je les demanderais. Très chère, je souhaite vraiment que le voyage ne t’ait pas trop fatiguée. Je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE

Notes:

[1Pronostic : prévision de ce qui devra se passer au cours d’une maladie quant à sa marche, à ses crises, à sa terminaison. Elle se déduit (le la connaissance des circonstances présentes on passées et de l’expérience acquise par l’observation des maladies du même genre

[2Ville du nord-ouest de la Sardaigne, 45,000 habitants

[3Plante de la racine de laquelle on extrait un suc intervenant dans la préparation d’un médicament (glicirriza glabra Linné).

[4Dario NICODEMI : notable auteur dramatique du début du siècle

[5Il en a trop mis sur le bout de papier dont il dispose, d’où écriture serrée et difficile à lire