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Lettre 031 Prison de Milan, 5 mars 1928

Mise en ligne : 28 janvier 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, 5 mars 1928

Très chère Tania,

J’ai lu ta lettre avec beaucoup d’intérêt pour les observations que tu as pu faire et tes nouvelles expériences. Je pense qu’il n’est pas nécessaire de te recommander l’indulgence et non seulement l’indulgence pratique, mais aussi celle que j’appellerais la spirituelle. J’ai toujours été persuadé qu’il existe une Italie inconnue, qui ne se voit pas, bien différente de celle qui est apparente et visible. Je veux dire, puisque cela est un phénomène qui se vérifie dans tous les pays, que la séparation entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas est, chez nous, plus profonde que dans les autres nations civilisées. Chez nous la place publique, avec ses cris, ses enthousiasmes verbaux, sa vantardise, cache relativement parlant le chez soi [1] plus qu’ailleurs. C’est ainsi que se sont formés toute une série de préjugés et d’affirmations gratuites sur la solidité de la structure familiale comme sur la dose de génie que la Providence aurait daigné donner à notre peuple, etc. Même, dans un très récent livre de Michels, il est répété que la moyenne des paysans calabrais, tout analphabètes qu’ils soient, est plus intelligente que la moyenne des professeurs d’Université allemands ; c’est bien pourquoi beaucoup de gens ne se croient pas obligés de faire disparaître l’analphabétisme de la Calabre.

Je crois que pour bien juger des mœurs, des habitudes familiales de la ville, étant donnée la formation récente des centres urbains en Italie, il faut tenir compte de la situation moyenne du reste du pays ; cette situation moyenne est encore très basse et elle peut être résumée de ce point de vue par ce trait caractéristique ; un égoïsme extrême des générations entre vingt et cinquante ans qui se manifeste au grand dam des enfants et des vieillards. Naturellement, il ne s’agit pas d’un stigmate d’infériorité civile permanente ; il serait absurde et sot de penser cela. Il s’agit d’une donnée de valeur historiquement contrôlée, qui petit s’expliquer, et qui sera indubitablement surmontée par l’élévation du niveau de vie. L’explication, selon moi, tient dans la structure démographique du pays qui, avant la guerre, imposait la charge de 83 personnes passives à cent travailleurs, pendant qu’en France, avec une richesse énormément supérieure, la charge était seulement de 52 pour cent. Trop de vieux et trop d’enfants par rapport aux générations moyennes appauvries numériquement par l’émigration. Voilà la base de cet égoïsme des générations qui prend parfois des aspects d’épouvantable cruauté. Il y a sept ou huit mois, les journaux rapportaient cet épisode inhumain au possible : un père qui avait massacré toute sa famille (sa femme et ses trois enfants, parce que, revenu des travaux des champs, il avait constaté que la maigre soupe avait été dévorée par sa famélique nichée. Presque à la même date s’est déroulé à Milan le procès d’un père et d’une mère qui avaient fait mourir leur bambin de quatre ans en le tenant lié pendant des mois au pied de la table avec un fil de fer. On comprenait à travers le compte rendu des débats que l’homme doutait de la fidélité de sa femme et que celle-ci, plutôt que de perdre son mari en défendant l’enfant contre les mauvais traitements, s’accordait avec le mari pour la suppression du petit. Ils furent condamnés à huit années de réclusion. Il y a là un type de crime qui, dans le temps, était considéré, dans les statistiques annuelles de la criminalité, comme une singulière exception. Le sénateur Garofalo considérait la moyenne de cinquante condamnations par an pour de tels délits comme la simple indication d’une tendance criminelle : les parents coupables réussissent le plus souvent à échapper à toute sanction, car l’habitude est de porter peu d’attention à l’hygiène et à la santé des bébés et il y a un fatalisme religieux fort répandu qui porte à considérer comme une particulière faveur du ciel l’ascension de nouveaux petits anges à la cour de Dieu. Cette croyance n’est que trop répandue, et il n’y a rien d’étonnant de la retrouver encore ne serait-ce que sous des formes atténuées et adoucies dans les villes les plus avancées et les plus modernes. Tu vois que l’indulgence a lieu de se manifester, au moins chez ceux qui, même dans ces domaines, ne croient pas à l’absolu des principes, mais seulement à leur développement progressif en rapport avec le développement de la vie en général.

Tous mes vœux. Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1En français dans le texte