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Lettre 027 Prison de Milan, 30 janvier 1928

Mise en ligne : 24 janvier 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, 30 janvier 1928

Mon très cher Berti,

J’ai reçu ta lettre du 13, il y a une semaine et alors que j’avais déjà écrit les deux lettres hebdomadaires auxquelles j’ai droit. Rien de neuf par ici. L’habituelle grisaille et l’habituelle monotonie. Même la lecture devient toujours plus indifférente. Naturellement, je lis toujours beaucoup, mais sans intérêt, mécaniquement. Bien que je ne sois plus seul dans ma cellule, je lis un livre par jour et même un peu plus. Livres disparates comme tu peux l’imaginer (j’ai relu jusqu’au Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper) et tels que les distribue la bibliothèque payante de la prison. Dans ces dernières semaines, j’ai lu quelques livres envoyés par ma famille, mais aucun de passionnant intérêt. Je te les énumère, ne serait-ce que pour te faire passer le temps.

1. Le Vatican et l’Action française. Il s’agit de ce qu’on a appelé le « livre jaune » de l’Action française [1], un recueil d’articles, de discours et de circulaires que je connaissais en grande partie puisqu’ils avaient parus dans l’Action française de 1926. La substance politique, dans le livre, est cachée sous sept fois sept voiles. On distingue seulement la discussion « canonique » sur la « matière mystique », sur la « juste liberté (selon les canons)... des fidèles ». Tu sais de quoi il s’agit : il existe en France une organisation catholique de masse, du type de notre « Action catholique », présidée par le général de Castelnau. Jusqu’à la crise politique française de 1926, les nationalistes, en fait, étaient le seul parti politique qui, organiquement, se greffât sur cette organisation et en exploitât les possibilités (quatre ou cinq millions de souscriptions annuelles, par exemple). Ce qui veut dire que toutes les forces catholiques étaient exposées aux contre-coups des aventures de Maurras et Daudet qui, en 1926, avaient déjà tout prêt un gouvernement provisoire à hisser au pouvoir en cas de troubles. Le Vatican, qui prévoyait au contraire une nouvelle vague des lois anticléricales du type Combes, a voulu rompre démonstrativement avec l’Action française et travailler a mettre sur pied un parti catholico-démocratique de masse qui ferait fonction de centre parlementaire, selon la politique Briand-Poincaré. Dans l’Action française, pour des raisons compréhensibles, sortirent seulement des articles assez respectueux et modérés, les attaques violentes étaient réservées au Charivari, publication hebdomadaire qui n’a pas d’équivalent en Italie et qui n’était pas officiellement une publication de parti ; cependant cet aspect de la politique n’est pas rapporté dans le livre. J’ai vu que les orthodoxes ont publié une réponse au « livre jaune », élaborée par Jacques Maritain, professeur à l’Université catholique de Paris, ce chef reconnu des intellectuels orthodoxes. Et cela signifie que le Vatican a remporté un succès notable car, en 1926, Jacques Maritain avait écrit un livre pour défendre Maurras et avait, auparavant encore, signé une déclaration dans le même sens. Aujourd’hui donc, ces intellectuels se sont coupés en deux groupes et l’isolement des monarchistes doit avoir fait des progrès.

2. R. MICHELS, La France contemporaine. C’est une escroquerie d’éditeur. Il s’agit d’un recueil, sans aucun lien ni motif, d’articles très partisans sur divers aspects de la vie française. Michels se croit destiné, parce qu’il est né dans la Prusse rhénane, zone de confluence de la latinité et du germanisme, à cimenter l’amitié entre les Allemands et les Néo-Latins, alors qu’il réunit en lui les pires défauts de l’une et de l’autre culture : la morgue du philistin teuton et la pitoyable fatuité des méridionaux. Et puis cet homme, qui met en avant comme une cocarde son reniement de la race germanique et qui se vante d’avoir donné le nom de Marius à l’un de ses fils en souvenir de la défaite des Cimbres et des Teutons, me donne l’impression qu’il use de la plus raffinée des hypocrisies pour mener à bien une carrière universitaire.

... Écris-moi lorsque tu le peux, mais je crois que tes possibilités sont encore moins grandes que les miennes. Cordialement.

ANTOINE

Notes:

[1en fraçais dans le texte