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Lettre 017 Prison de Milan, 8 août 1927

Mise en ligne : 16 janvier 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, 8 août 1927

Très chère Tania,

J’ai reçu ta lettre du 28 juillet et la lettre de Julie. Je n’avais pas reçu de lettres depuis le 11 juin et j’étais en grand souci, si bien que j’ai fait une chose qui te semblera une folie. Je ne veux pas te la dire cependant ; je te la dirai quand tu viendras me voir. Je suis peiné de te savoir moralement fatiguée. Cela me déplaît d’autant plus que je suis persuadé que j’ai contribué à te déprimer. Ma chère Tania, j’ai toujours peur que tu n’ailles plus mal que tu ne le dis et que tu puisses te trouver ennuyée à cause de moi. Il y a là un état d’âme que rien ne peut détruire. Il est enraciné en moi. Sais-tu que dans le passé j’ai toujours mené une vie d’ours dans sa caverne parce que justement je voulais que personne ne fut associé à mes contrariétés. J’ai essayé de me faire oublier même de ma famille écrivant à la maison le moins possible. En voilà assez ! je voudrais dire quelque chose pour te faire au moins sourire. Je vais te raconter l’histoire de mes passereaux. Sache donc que j’ai un passereau et que j’en ai eu un autre qui est mort, je crois, empoisonné par quelque insecte (une blatte ou un mille-pattes). Le premier était beaucoup plus sympathique que le second. Il était très fier et de grande vivacité. Le second est très effacé, d’esprit servile et sans initiative. Le premier devint vite le maître de la cellule. Je crois qu’il devait avoir un esprit éminemment gœthien - j’écris cela d’après ce que j’ai lu de Gœthe lui-même dans une biographie à lui consacrée. Uber allen Gipfeln  [1] ! Mon passereau occupait tous les sommets existant dans la cellule et il s’y installait quelques minutes pour en savourer la sublime paix. Grimper sur le bouchon d’un flacon de tamarin était son perpétuel souci ; c’est à cause de cela qu’une fois il tomba dans un récipient plein des restes de la cafetière et qu’il fut sur le point de mourir étouffé. Ce qui me plaisait dans ce passereau, c’est qu’il ne voulait pas être touché. Il se révoltait férocement les ailes déployées et il becquetait la main avec grande énergie. Il s’était apprivoisé, mais sans me permettre trop de libertés. Le plus curieux est que sa relative familiarité ne fut pas graduelle, mais subite. Il avait commencé par se déplacer dans la cellule toujours dans le coin opposé au mien. Pour l’attirer je lui offrais une mouche dans une boîte d’allumettes ; il ne la prenait que lorsque je m’étais éloigné. Un jour, au lieu d’une mouche il en avait cinq ou six dans la boîte ; avant de les manger il dansa frénétiquement autour pendant quelques secondes ; cette danse se renouvela toutes les fois qu’il y eut de nombreuses mouches. Un matin, en revenant de la promenade, le passereau se mit à mes côtés ; il ne se détacha plus, je veux dire par là que depuis, il se tint toujours près de moi, me regardant attentivement et venant de temps en temps me becqueter les souliers pour obtenir de moi quelque chose. Mais il ne se laissa jamais prendre dans la main sans se révolter et tenter tout de suite de s’enfuir. Il est mort lentement ; il a reçu un coup, un soir qu’il était accroupi sous la petite table, il a poussé un cri comme l’aurait fait un enfant, mais il est mort seulement le jour suivant : il était paralysé du côté droit, et il se traînait avec peine pour manger ou boire ; puis d’un coup il mourut. Le passereau actuel est au contraire d’une servilité à donner la nausée ; il veut que je lui donne la becquée bien qu’il puisse manger fort bien tout seul ; il monte sur les chaussures et il -se niche dans le pli des pantalons ; s’il avait des ailes entières il volerait sur mes genoux ; on voit qu’il voudrait le faire : il s’allonge, frémit, puis saute sur les souliers. Je crois que lui aussi ne vivra pas longtemps ; il a l’habitude de manger les têtes brûlées des allumettes et puis le fait de manger constamment du pain mouillé doit provoquer chez ces petits oiseaux des troubles mortels. Pour l’instant il est assez bien portant, mais sans aucune vivacité ; il ne court pas, il est toujours près de moi, et il a déjà reçu d’involontaires coups de pied. Voilà l’histoire de mes deux petits passereaux.

ANTOINE

Notes:

[1« Au-dessus de toutes les cimes », premier vers d’un poème de Gœthe