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Lettre 015 Prison de Milan, 23 mai 1927

Mise en ligne : 14 janvier 2005

Dernière modification : 16 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, 23 mai 1927

Très chère Tania,

J’ai reçu de toi la semaine écoulée une carte postale et une lettre ainsi qu’une lettre de Julie.

Je vais te rassurer en ce qui concerne ma santé. Je vais assez bien, je t’assure. Cette semaine je mange vraiment avec une facilité qui me surprend moi-même. J’ai réussi à me faire servir tout ce qui me plaît et j’ai mg-me l’impression d’avoir grossi. En outre depuis quelque temps je consacre un peu de temps, aussi bien le matin que l’après-midi, à la gymnastique : gymnastique de chambre, que je ne crois pas être très rationnelle mais qui cependant m’aide beaucoup, j’en ai l’impression. Je pratique ainsi : j’essaie de faire des mouvements qui impulsent tous les membres et tous les muscles, méthodiquement et en essayant chaque semaine d’augmenter de quelque unité le nombre des mouvements. Que cela soit utile est démontré, d’après moi, du fait que les premiers jours je me sentais tout endolori et que je ne pouvais faire que peu de fois un mouvement alors qu’à présent j’ai déjà réussi à tripler le nombre des mouvements sans en ressentir aucun ennui. Je crois que cette nouveauté m’a beaucoup aidé et même psychologiquement en me distrayant en particulier des lectures absurdes et seulement faites pour tuer le temps. Ne crois pas toutefois que je travaille trop. L’étude véritable m’est, je crois, impossible, pour toutes sortes de raisons non seulement psychologiques mais même techniques ; il m’est très difficile de me consacrer entièrement à un sujet ou à une matière et de m’abîmer en elle, ainsi que l’on fait lorsqu’on étudie sérieusement de manière à trouver tous les rapports possibles et à les assembler harmonieusement. Quelque chose de ce genre commence peut-être à m’arriver dans l’étude des langues que j’essaye de faire systématiquement, c’est-à-dire en ne négligeant aucun élément grammatical - je n’avais jamais Procédé ainsi - je m’étais contenté d’apprendre ce qui suffisait pour parler et surtout pour lire, c’est ce qui explique que jusqu’ici je ne t’ai pas écrit de m’envoyer de dictionnaire. Le dictionnaire allemand de Kohler que tu m’avais envoyé à Ustica a été perdu par mes amis de là-bas. Je t’écrirai de m’envoyer l’autre dictionnaire, celui du genre Langenscheid, lorsque j’aurai étudié complètement la grammaire. Alors je te demanderai de m’envoyer même les Gesprâche  [1] de Gœthe avec Eckermann pour y faire des analyses de style et pas seulement pour les lire ; à présent je lis les contes des frères Grimm qui sont très élémentaires. Je suis tout à fait décidé à faire de l’étude des langues mon occupation dominante ; je veux reprendre systématiquement, après l’allemand et le russe. l’anglais, l’espagnol et le portugais que j’avais vaguement étudiés dans les années passées ; et aussi le roumain que j’avais étudié à l’Université, mais seulement dans sa partie néo-latine et qu’aujourd’hui je crois pouvoir étudier complètement, c’est-à-dire même dans la partie slave de son dictionnaire (qui comprend plus de cinquante pour cent du vocabulaire roumain). Comme tu le vois tout cela démontre que je suis entièrement tranquille moralement parlant, je ne souffre plus en effet de nervosité et je n’ai plus d’accès de sourde colère comme dans les premiers temps. Je suis acclimaté. Le temps s’écoule pour moi assez rapidement ; je le calcule par semaine et non par jour, le lundi est le point de repère parce que ce jour-là j’écris et je me rase, opérations éminemment dialectiques.

... J’ai voulu t’écrire tout cela ; il me semble qu’il y ait là le moyen pour que toi aussi bien que Julie vous vous fassiez une idée au moins approximative de ma vie et du cours ordinaire de mes pensées. Par ailleurs vous ne devez pas penser que je suis complètement seul et isolé ; chaque jour, d’une manière ou de l’autre, il y a quelque mouvement. Le matin il y a la promenade, lorsqu’il m’arrive d’être bien placé dans la petite cour j’observe les figures de ceux qui vont et viennent pour se rendre dans les petites cours voisines. Puis arrivent les journaux que peuvent lire tous les détenus. A mon retour en cellule je reçois les journaux politiques dont la lecture m’est accordée. Puis c’est le moment des achats et la livraison de la commande passée la veille. Puis c’est le déjeuner, etc., etc. On voit continuellement en somme des figures nouvelles dont chacune cache une personnalité à pénétrer. D’ailleurs, si je voulais renoncer à la lecture des journaux politiques, je pourrais rester en compagnie d’autres détenus quatre à cinq heures par jour. J’y ai pensé un moment, mais je me suis décidé à demeurer seul, afin de pouvoir lire mes journaux.

Une compagnie occasionnelle me divertirait pendant quelques jours, peut-être même pendant quelques semaines, mais après, selon toutes probabilités, elle ne réussirait guère à remplacer la lecture des journaux. Qu’en pensez-vous ? ou peut-être la compagnie elle-même et par elle-même vous semble-t-elle un élément psychologique à ne pas mésestimer ? Tania, en tant que doctoresse, donne-moi ton avis autorisé, car il est fort possible que je ne sois pas en état de juger avec toute l’objectivité nécessaire.

Voilà donc la structure générale de ma vie et de mes pensées. Je ne veux pas parler des pensées que je dirige vers vous tous, vers les enfants : il vous est facile de les imaginer, de les sentir.

Chère Tania, dans ta carte postale tu me parles encore de ton arrivée à Milan et de ta visite possible. Sera-ce vrai cette fois-ci ? Tu sais bien que, depuis plus de six mois, je ne vois aucun membre de ma famille. Cette fois-ci je t’attends sérieusement. Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1Entretiens