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Lettre 010 Prison de Milan, 26 mars 1927

Mise en ligne : 10 janvier 2005

Dernière modification : 16 mars 2005

Texte de l'article :

Milan, 26 mars 1927

Très chère Tania,

Cette semaine, je n’ai reçu de toi ni lettres ni cartes postales. On m’a cependant remis ta lettre du 17 janvier (avec une lettre de Julie du 10) réexpédiée d’Ustica.

Ainsi, dans un certain sens et jusqu’à un certain point, j’ai été assez satisfait. J’ai retrouvé le caractère de Julie - c’est étonnant combien cette fille écrit peu et comme elle sait s’en excuser avec le chahut que font les gosses autour d’elle ! - et j’ai consciencieusement appris par cœur ta missive. J’y ai d’abord trouvé quelques erreurs. (J’étudie même ces menues choses, vois-tu, et j’ai eu l’impression que ta lettre n’a pas été pensée en italien, mais traduite à la hâte et très mal, et cela veut dire que tu étais fatiguée, mal à ton aise, que tu pensais à moi seulement par le moyen d’un tour compliqué ; peut-être avais-tu en ce moment reçu la nouvelle de la grippe de Julie et des enfants.) Parmi tes erreurs je te signale une impardonnable confusion entre saint Antoine de Padoue qui tombe au mois de juin et le saint Antoine vulgairement appelé du cochon, qui est justement mon patron - je suis né le 22 janvier - et auquel je tiens beaucoup pour de nombreuses raisons de caractère magique.

Ta lettre m’a fait repenser à la vie d’Ustica que certainement tu imaginais bien diverse de ce qu’elle était en réalité - un jour peut-être je me remettrai à te conter ma vie de cette époque et je t’en ferai un tableau. Aujourd’hui je n’en ai nulle envie, je me sens quelque pou fatigué. D’Ustica, je me suis fait envoyer les petites grammaires et le Faust. La méthode est bonne, mais exigerait l’assistance d’un professeur, au moins pour ceux qui débutent, Pour moi, elle s’avère excellente, puisque je n’ai qu’à revoir les premières notions et que je dois plus spécialement faire des exercices. Je me suis fait aussi envoyer la Maîtresse Paysanne de Pouchkine dans l’édition Polledro, texte, traduction littéraire et grammaticale, et notes. J’apprends le texte par cœur. Je pense que la prose de Pouchkine doit être excellente, aussi n’ai-je pas à craindre de me farcir la mémoire d’erreurs stylistiques, cette façon d’apprendre la prose par cœur je la retiens comme très bonne à tout point de vue.

J’ai reçu, expédiée d’Ustica, une lettre de ma sœur Thérèse avec la photographie de son fils François, né quelques mois après Delio, Il me semble qu’ils ne se ressemblent en rien alors que Delio ressemble beaucoup à Edmée [1]. François n’est pas frisé et il doit être châtain foncé. De plus, Delio est certainement plus beau. François a les linéaments essentiels trop prononcés déjà, ce qui laisse prévoir leur développement vers la dureté et l’exagération, cependant que chez lui sont plus marqués le sérieux de l’expression générale et aussi une certaine mélancolie qui n’a rien d’enfantin et qui donne à réfléchir. As-tu envoyé sa photographie à ma mère, comme tu l’avais promis ? Ce sera une bonne action : la pauvrette a beaucoup souffert de mon arrestation et je crois qu’elle souffre d’autant plus que dans nos pays il est difficile de comprendre que l’on peut aller en prison sans être ni un voleur, ni un escroc, ni un assassin. Elle vit dans un état d’inquiétude permanent depuis la guerre (trois de mes frères étaient au front) et elle avait alors et elle a encore une phrase à elle : « Mes enfants, on en fera de la viande de boucherie. » En dialecte sarde l’expression est bien plus expressive qu’en italien : on en fera des morceaux : « faghere a pezza » ; « pezza  [2] » se dit de la viande de boucherie mise à l’étal, cependant que pour l’homme on use du mot chair. Je ne sais vraiment comment consoler ma mère et lui faire comprendre que je vais assez bien et que je ne cours aucun des dangers qu’elle imagine ; cela est difficile, car elle soupçonne toujours qu’on veut lui cacher la vérité et elle ne se retrouve que très peu dans la vie actuelle. Imagine qu’elle n’a jamais voyagé, elle n’a même pas été jusqu’à Cagliari  [3] et je soupçonne qu’elle retient comme une belle fable beaucoup de ces descriptions que nous lui avons faites.

Très chère Tania, je ne réussis pas à t’écrire, aujourd’hui ; on m’a encore donné une plume qui gratte le papier et m’oblige à une véritable acrobatie digitale. J’attends tes lettres. Je t’embrasse.

ANTOINE

Notes:

[1Cousine de François

[2Pièce, morceau

[3Ville, port et capitale de la Sardaigne, 101.000 habitants