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Lettre 007 Prison de Milan, 19 février 1927

Mise en ligne : 8 janvier 2005

Dernière modification : 16 mars 2005

Texte de l'article :

Prison de Milan, 19 février 1927

Très chère Tania,

Depuis un mois et dix jours je ne reçois plus de nouvelles de toi et je ne me l’explique pas. Comme je te l’ai déjà écrit la semaine passée, au moment de mon départ d’Ustica, le petit vapeur n’arrivait plus depuis dix jours environ. Avec le petit vapeur qui me transportait à Palerme il aurait dû arriver à Ustica au moins deux de tes lettres qui auraient dû m’être retransmises à Milan. Or parmi la correspondance retour de l’île que je viens de recevoir, je n’ai rien trouvé de toi. Très chère, si cela dépend de toi et non (comme il est possible et probable) de quelque complication administrative, tu devrais éviter de me faire éprouver tant d’anxiété et pendant si longtemps. Isolé comme je le suis tout accident imprévu et toute interruption dans les habitudes font que je suis assailli de soucis douloureux. Les dernières de tes lettres arrivées à Ustica étaient quelque peu inquiétantes. Qu’est-ce que c’est que ce souci de ma santé qui finit par te faire physiquement mal ? je t’assure que je me suis toujours assez bien porté et que j’ai en moi des énergies physiques qui ne s’épuisent pas facilement malgré ma frêle apparence. Crois-tu que cela ne voudrait rien dire d’avoir toujours mené une vie sobre et rigoureuse ? je vois aujourd’hui ce que signifie le fait de n’avoir jamais été gravement malade et de n’avoir jamais infligé à l’organisme aucune blessure décisive. Je puis arriver à être horriblement fatigué, c’est vrai. Mais un peu de repos et de nourriture me font rapidement retrouver mon état normal.

En fin de compte, je ne sais ce qu’il faudrait que je t’écrive pour que tu soies calme et sereine. Veux-tu que j’en arrive aux menaces ? Tu sais, je pourrais ne plus t’écrire et te faire éprouver, à toi aussi, ce que manquer de nouvelles veut dire.

Je t’imagine grave et sombre, sans un sourire même fugitif. Je voudrais m’efforcer de te dérider. Je veux, par exemple, comme intermède à la description de mon voyage en ce monde si grand et si redoutable, te dire quelque chose de bien divertissant concernant ma popularité. Je ne suis pas connu en dehors d’un cercle assez restreint ; mon nom est estropié de mille invraisemblables manières : Gramsci, Granùsci, Gràmisci, Gramesci et même Garamàscon, avec les variantes les plus bizarres. A Palerme durant une attente pour le contrôle des bagages je rencontrai dans un dépôt un groupe d’ouvriers turinois conduits en déportation. Parmi eux se trouvait un formidable type d’anarchiste ultra-individualiste connu sous le seul nom de l’Unique, qui refuse de faire connaître son identité à qui que ce soit et surtout à la police et aux autorités en général : « - Je suis l’Unique et cela suffit », Voilà sa réponse. Dans le groupe qui attendait, l’Unique reconnut parmi les condamnés de droit commun un autre type, un Sicilien (l’Unique doit être Napolitain ou plus méridional encore), un Sicilien arrêté pour des motifs assez compliqués, à la fois politiques et de droit commun, et l’on passe aux présentations. L’Unique me présenta. L’autre me regarda longuement, puis il demanda : « - Gramsci Antoine ? - Oui, Antoine », répondis-je. « - Ce n’est pas possible, répliqua-t-il, parce qu’Antoine Gramsci est certainement un géant et non un homme si petit ». Il ne dit plus rien, se retira dans un angle de la pièce, s’assit sur un récipient innommable et resta là, longtemps, comme Marius sur les ruines de Carthage, à méditer sur ses illusions perdues. Il évita avec soin de me parler durant tout le temps que nous restâmes ensemble dans la chambrée et il ne me rendit pas mon salut lorsqu’on nous sépara.

Quelque chose de semblable m’arriva plus tard, mais qui me paraît plus intéressant, plus complexe. Nous étions sur le point de partir, les carabiniers de l’escorte nous avaient déjà enchaînés. J’avais été lié d’une manière nouvelle et fort désagréable : les menottes empêchaient le jeu normal des poignets dont l’os se trouvant en dehors du métal battait contre lui d’une manière douloureuse. Le chef d’escorte entra, un brigadier, immense qui, au cours de l’appel, s’arrêta à mon nom et me demanda si j’étais bien le parent du « fameux député Gramsci ». Je répondis que le député Gramsci c’était moi-même et il me considéra alors avec compassion en murmurant je ne sais quels mots. A tous les arrêts je l’entendais qui parlait de moi, toujours en me qualifiant de fameux député, dans les attroupements qui se formaient autour du wagon cellulaire (je dois ajouter qu’il m’avait fait mettre les menottes d’une manière plus supportable) au point que, étant donné le vent qui souffle, je pensais que tout compte fait je pourrais recevoir quelque coup de bâton de quelque exalté. A un moment donné, le brigadier qui avait voyagé dans un autre compartiment, passa dans celui où je me trouvais et il attaqua la conversation. C’était un type extraordinairement intéressant et bizarre, plein de « besoins métaphysiques », comme dirait Schopenhauer, mais qui réussissait à les satisfaire de la manière la plus extravagante et la plus désordonnée qu’il se puisse imaginer. Il me dit qu’il avait toujours imaginé ma personne comme « cyclopéenne » et qu’il était fort déçu sur ce rapport. Il était en train de lire un ouvrage de M. Mariani, l’Équilibre des égoïsmes, et il venait à peine de finir un livre d’un certain Paul Gilles, une réfutation du marxisme. Je me gardai bien de lui dire que Gilles était un anarchiste français sans aucune qualification scientifique ou autre ; il me plaisait de l’entendre parler avec grand enthousiasme de tant d’idées et de notions disparates et sans lien, comme pourrait en parler un autodidacte intelligent, mais dépourvu de discipline et de méthode. A un moment donné il commença à m’appeler « maître ». Je me suis amusé au possible, comme tu peux l’imaginer. Ainsi ai-je fait l’expérience de ma popularité. Qu’en penses-tu ?

J’arrive presque au bout de mon papier. Je voulais te décrire minutieusement ma vie. Je vais le faire brièvement. Je me lève le matin à six heures et demie, une demi-heure avant le réveil. Je me prépare du café très chaud (ici, à Milan, on autorise le combustible « méta » très commode, très utile), je balaie ma cellule et je fais ma toilette. A sept heures et demie, je reçois un demi-litre de lait encore chaud que je bois immédiatement. A huit heures, je sors pour une promenade qui dure deux heures. J’ai un livre avec moi, je me promène, je lis, je fume quelques cigarettes. A midi je reçois mon déjeuner du dehors, de même que le soir je reçois le dîner. Je n’arrive pas à tout manger bien que je mange plus qu’à Rome. A sept heures du soir, je me couche et je lis jusqu’à environ onze heures. Je reçois dans la journée cinq journaux quotidiens : Corriere, Stampa, Popolo d’Italia, Giornale d’Italia, Secolo. J’ai un double abonnement à la bibliothèque et j’ai droit à huit livres par semaine. J’achète aussi quelques revues et Il Sole, journal économico-financier de Milan. Comme ça je lis toujours. J’ai déjà lu les Voyages de Nansen et d’autres livres dont je te parlerai une autre fois. Je n’ai éprouvé de malaise d’aucune sorte, à l’exception du froid des premiers jours. Écris-moi, très chère, et envoie-moi des nouvelles de Julie, de Delio, de Julien, de Genia et de tous les autres, et de tes nouvelles, de tes nouvelles. Je t’embrasse.

ANTOINE