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Lettre 006 Prison d’Ustica, 15 janvier 1927

Mise en ligne : 7 janvier 2005

Dernière modification : 16 mars 2005

Texte de l'article :

Ustica, 15 janvier 1927

Ma très chère Julie,

Je veux te décrire ma vie quotidienne dans ses grandes lignes, afin que tu puisses la suivre et en retenir de temps en temps quelques traits. Comme tu le sais, Tania a dû déjà te l’écrire, je suis logé en compagnie de quatre amis. Nous sommes donc cinq, répartis dans trois petites chambres qui sont toute la maison. Nous disposons d’une très belle terrasse de laquelle nous admirons durant le jour la mer illimitée et un magnifique ciel durant la nuit. Le ciel débarrassé de toute fumosité citadine permet de jouir de ces merveilles avec le maximum d’intensité. Les couleurs de l’eau et du firmament sont vraiment extraordinaires par leur variété et leur profondeur : j’ai vu des arcs-en-ciel uniques en leur genre.

D’habitude, le matin, je suis le premier à me lever. C’est moi qui fais le café. Notre vie recommence alors : nous allons à l’école comme maître ou comme élèves. Si c’est jour de courrier, nous nous rendons à la marine pour attendre avec anxiété l’arrivée du petit vapeur. Si, à cause du mauvais temps, le courrier n’arrive pas, la journée est fichue, une certaine mélancolie se répand sur tous les visages. A midi, nous mangeons. Je fais partie d’une table commune et aujourd’hui justement c’est mon tour de faire le garçon et le plongeur. Je ne sais pas encore si, avant de servir à table, j’aurai à éplucher les pommes de terre, à préparer les lentilles ou à nettoyer la salade. Mes débuts sont attendus avec beaucoup de curiosité. Quelques amis voulaient me remplacer dans ce service. Mais j’ai été irréductible dans ma volonté d’accomplir ma tâche. Le soir nous devons regagner nos habitations à huit heures. De temps en temps, des rondes passent pour vérifier si nous sommes vraiment rentrés. A la différence des condamnés de droit commun nous ne sommes pas enfermés de l’extérieur. Une autre différence : notre sortie dure jusqu’à huit heures et non jusqu’à cinq seulement ; nous pourrions avoir des permissions pour la soirée si elles nous faisaient besoin. Chez nous, le soir, nous jouons aux cartes. J’ai déjà reconstitué une certaine petite bibliothèque et je puis lire et étudier.

Très chère Julia, dis-moi longuement comment vous vivez toi et les enfants. Dès que cela est possible envoie-moi la photo de julien. Delka a-t-il fait encore beaucoup de progrès ? Ses cheveux ont-ils à nouveau poussé ? La maladie a-t-elle laissé quelque trace en lui ? Parle-moi beaucoup de julien. Génia est-elle guérie ? Je t’embrasse en te serrant très fort.

ANTOINE