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Billets d’humeur

Les belles innocentes

Mise en ligne : 14 octobre 2002

Texte de l'article :

On était côté à côte à attendre devant la porte de la prison. Avec nos mêmes chagrins, nos mêmes petites galères de femmes de parloirs, on aurait pu nous confondre. On n’arrive pas ici comme au supermarché...

Alors, naturellement, je te souris, parce que je retrouve en toi ce que j’étais il y a… ah ! oui ! le premier parloir, c’était pas hier, mais c’est comme si… Et toi, tu me souris parce que tu connais par cœur ce que je découvre : quand ça devient la routine… Et puis toi, je t’envie un peu, toi qui porte sur ton visage l’espoir ce soient – enfin – les derniers de ces putain de parloir !… Et puis il y a tous ces moments où on ne prend pas la peine d’esquisser un moindre geste de sympathie : je te vois, tu me vois depuis des mois, fidèles à ces trois fois trente minutes… alors, on partage : l’attente, les cris des enfants qui viennent perturber nos rêveries ou distraire nos chagrins, et toutes les anecdotes de ces après-midi passés là.

Des fois, on engage la conversation, sur des banalités : pas sur le temps, parce qu’il fait toujours froid devant les prisons, mais des banalités de parloir (« ras-le-bol d’attendre », « un parloir, c’est toujours trop court »), les juges (« quelle sale race ! »), la prison (« quelle misère ! »), les avocats (« difficile d’en trouver un correct »)…

Evidemment, j’ai appris à en « rester là » de peur de me blesser. Je sais qu’approfondir est toujours un peu risqué… Parce qu’il est fréquent d’entendre que, « finalement, la prison, ça lui fera une bonne leçon » ou « certains méritent pire que la prison »… Je commence à les connaître ces femmes de parloir, mais je m’illusionne encore. Je n’arrive pas à imaginer qu’on puisse avoir un proche en prison et ne pas être en guerre (oui, en guerre !) contre la prison.

Je sais bien qu’elles ne se blessent pas quand le gardien leur souhaite un « bon parloir ». Non ! Elles apprécient l’humanisme du gardien, et oublient – les belles innocentes ! – que c’est le même uniforme qui ferme la porte sur leur mec et lui regarde le trou du cul, qui tire sur l’évadé, qui cogne le rebelle du mitard… et que tous ces uniformes, ça constitue un répugnant système.

Me revoilà devant la porte de la prison. Qu’ont-elles encore aujourd’hui à jacter avec les surveillants ? Et celle-ci, elle accepte la trompeuse jovialité du maton qui prend un air bonhomme pour blaguer avec le fiston… Que je regrette cette vaillante qui disait à son fils avant de franchir l’enceinte : « tu ne leur parles pas, c’est des cons »...

Et dans cette atmosphère de duplicité, les uniformes oublient qu’ils ne sont que des uniformes.

L’un me dit : « Vous pourriez nous faire un sourire… » Non, mes sourires sont précieux ! « On ne mélange pas les torchons et les serviettes ». Là, l’uniforme est redevenu uniforme, c’est à dire sans capacité d’abstraction. Il faut expliciter : « Vous êtes surveillant, je suis famille, chacun sa place ». Ni injure, ni calomnie, juste de l’irrévérence à la hauteur de leur indélicatesse et de leur participation – irresponsable – à ce système assassin.

Quand comprendront-elles… que leur « innocence » légitime tous les jours un peu plus la prison et l’enfermement de nos proches ?

On me chuchote qu’il y a peu de braves mecs parmi les détenus… ça ne me console pas, ça ne change rien à ma colère. Mais certainement, ceci explique cela !

Gwénola Ricordeau
ricordeaugwen@aol.com