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Le travail en prison

Mise en ligne : 23 janvier 2002

Nicolas Frize est en train de terminer un rapport pour la LDH sur le travail en prison : il y dresse le terrible portrait d’un service public imprudemment passif, voire complice d’exploitation, d’un échec des politiques d’incarcération et fait des propositions qui englobent la question du travail dans une réflexion plus large sur le sens de la peine. Le texte qui suit, interview accordée à " Dedans dehors " a été publié dans " Hommes & libertés ", revue de la ligue des droits de l’Homme.

Texte de l'article :

Dedans Dehors : Pouvez-vous nous parler de la question du statut du détenu au travail ?

Nicolas Frize  : Le détenu au travail n’a précisément pas de statut. Dans tous les espaces et moments de la prison, il n’est que détenu et rien d’autre. Il croise un lieu dans lequel on lui demande d’effectuer un travail pour lequel on le défraye, mais ne rentre pas pour autant dans un cadre statutaire. Cette absence de statut n’est pas le fait de certains employeurs ou d’un oublié général. Le statut du travailleur est interdit en prison, la loi stipule qu’on n’a pas le droit d’appliquer le droit du travail en détention. Si bien que tout peut arriver ; le salaire minimum est un terme inconnu, les détenus sont la plupart du temps rémunérés à la pièce, ce qui est interdit en France, etc. Dans ce contexte, j’ai décidé de créer des ateliers pilotes à la centrale de St Maur où le droit du travail serait appliqué dans tous ses points, allant par conséquent m’opposer à la loi : il s’agit de prouver que c’est possible, que cela ne fait pas mal ... cela fait même du bien !

DD : Avec des contrats de travail ?

NF  : Oui. Ainsi que les congés payés, l’assurance maladie, le maintien du salaire et du poste en cas de soin... Il n’y a pas de contremaîtres extérieurs, ces postes sont occupés par des responsables d’équipe détenus, qui changent tous les deux mois. Les employés sont tous rémunérés à salaire égal. Il s’agit de contrats d’un an renouvelables de façon tacite (sauf interruption du marché extérieur) payés sur la base du SMIC. Seuls ne sont pas appliqués les droits collectifs comme le droit de grève.

DD : Qu’est-ce qui empêche les pouvoirs publics d’appliquer la législation du travail ?

NF  : Sur cette question, l’administration n’a probablement pas encore totalement compris l’utilité du droit !! Certains continuent à croire que le droit s’accompagne de façon indissociable du devoir. Or, le droit ne supporte pas le devoir comme monnaie d’échange ; tous deux ne relèvent pas du même champ. Le droit par essence n’est pas négociable, on ne peut rien lui opposer. Tout le monde a les mêmes droits, de façon irréductible. Cette question est primordiale en prison car la plupart des détenus n’ont pas compris que le droit sert à garantir l’égalité entre tous. Souvent, ils confondent le droit et la loi, et ignorent que le droit existe pour protéger les individus contre la pression du tout et pour protéger le tout contre la pression des individus. Si nous voulons le leur apprendre, il ne faut pas le leur retirer mais au contraire qu’ils puissent en bénéficier afin de leur faire prendre conscience du statut de citoyen qui est le leur, qu’ils soient détenus ou non. Je constate tous les jours qu’à partir du moment où on respecte les droits des détenus, un processus d’identité par rapport au groupe se met en branle, leur rappelant une chose qu’ils n’ont pour beaucoup d’entre eux jamais su, à savoir qu’ils font partie du corps social. Pour les surveillants (comme pour nous tous), il est aussi très important de comprendre qu’après que la peine ait été prononcée, il n’y a plus de jugement. La détention, fait du juge, ne représente pas la continuité du jugement, elle n’en est que la conséquence. Le lieu du travail n’est pas un lieu ni un temps de jugement. Il faut que la loi cesse de nier le droit du travail et par là le travail lui-même.

DD : Quel est l’enjeu du travail dans l’exécution de la peine ?

NF : L’influence de l’église sur la pénalité constitue l’un des vestiges les plus graves du passé que l’administration n’est pas arrivée encore à dépasser. Le principe même de la peine s’inscrit dans le trio expiation- souffrance-rédemption, derrière lequel se blottit sournoisement une pulsion de vengeance. Le travail n’a pas cessé de constituer une espèce d’enjeu de la peine (certains l’appellent travail pénal voire travail carcéral !). Pensez aux galères, au travail forcé... On a commencé à faire travailler les détenus dans l’idée que plus ils souffrent, plus ils sont aptes à se repentir. Encore aujourd’hui, le département travail de l’administration tient ce discours : "il faut les habituer au travail par la contrainte". Autrement dit, pour encourager un détenu à acquérir un métier et faire quelque chose dans sa vie, à espérer lui insuffler le goût des menottes, qu’il puisse retrouver ce qu’il a vécu en prison, l’exploitation, la confusion des ordres et des consignes, le statut d’exécutant sans la moindre responsabilité, l’habituation à la contrainte par et dans le travail. Une idéologie s’est organisée ici et a été plusieurs fois énoncée, qui décrète que dans le travail il n’y a pas de réalisation personnelle, pas d’expression, pas de qualification, pas de responsabilité, seulement de la hiérarchie, de l’obéissance et des obligations de gestes. Aujourd’hui, le travail n’est plus obligatoire en prison (il l’est néanmoins dans la terrible réalité de certaines indigences), mais cette idée de travail forcé perdure insidieusement.

DD : Est-ce que cette honte de travailler dont vous parliez en 1992 perdure ?

NF : Oui, mais elle est essentiellement liée au type d’activités qui sont proposées. Dans la majorité des cas, les détenus n’ont jamais ou peu travaillé par le passé. Ils ont une perception très dégradée du travail et en parlent ainsi : "mon père s’est fait roulé toute sa vie en allant travailler à la chaîne au SMIC, je ne suivrai pas ce chemin". L’administration réussit une seule chose actuellement : associer définitivement chez eux travail et humiliation. On les appelle quand on a besoin d’eux, on les débarque à n’importe quel moment. L’individu n’a pas le droit de penser, juste celui d’exécuter des gestes techniques. Il ne peut même pas s’approprier ces gestes, car on le rappelle aussitôt à l’ordre. Nous nous trouvons dans la continuité de l’exploitation du corps de l’ouvrier, non plus par un patron, mais par une espèce de puissance de bonté (vous avez déjà de la chance d’avoir du travail !) et d’humiliation, qui se déguisent derrière une série d’arguments dont le premier est le suivant : "un détenu qui travaille est un détenu calme, il peut s’acheter un survêtement et play-boy, c’est donc un détenu qu’on maîtrise. Car celui qui se trouve dans un état de dénuement extrême peut à tout moment perdre son contrôle, ne plus avoir rien à perdre, vivant davantage seul et dans l’indigence, il est plus exposé à des dépressions, plus sensible aux influences...".

DD : Cette idée de gérer la détention par le travail est très présente.

NF : L’administration a besoin d’occuper les détenus à tout prix. "N’importe quoi plutôt que rien", dit-elle quasiment partout. Je crois pour ma part que ce "n’importe quoi" peut être irrémédiablement destructeur, car il confirme les détenus dans leur exclusion, leur inexistence. A les faire travailler dans ce contexte de non qualification et de déresponsabilisation, on discrédite définitivement le travail à leurs yeux. Et il sera encore plus difficile de leur proposer de travailler plus tard. Ils ne connaissent que le travail forcé et dehors, ils voient les travailleurs comme des prisonniers. Je crois qu’il faut se battre pour qualifier le travail, le remplir de contenu, de sensibilité et de sens. Ce combat est plus que jamais nécessaire partout évidement.

DD : Sous quelle forme ?

NF : Il ne doit pas être un lieu de prostitution dans lequel s’échangent des corps en mouvement contre de l’argent, mais le lieu d’une activité professionnelle. Cette activité recèle autant de savoirs faire techniques que de valeurs sensibles, irrationnelles et culturelles. L’intelligence du travail, savoir faire des propositions, réfléchir sur sa compétence, son organisation, la finalité de l’emploi, la propriété de l’outil de production, sont des facteurs primordiaux. Chaque métier comprend des savoir-faire techniques et des savoir-faire culturels, avec une mémoire, des personnes qui vous la transmettent, des nouvelles façons d’avancer, une part d’invention constante pour rendre le travail plus riche.

DD : Comment peut-on leur donner accès à cette richesse depuis le lieu de détention ?

NF : Ce n’est pas parce que eux ne peuvent pas sortir que nous ne devons pas rentrer. Ils ont été privés de mobilité territoriale et simplement maintenus dans un espace. Mais jamais la loi n’a obligé l’espace à être étanche, coercitif et inutile. Pour moi, tant que la prison existe - il faudra bien que nous trouvions un jour une meilleure institution à lui opposer - il faut pouvoir en faire un outil acceptable. Pour cela, dans un premier temps, la société civile doit y être entièrement présente. Les artistes, les professionnels, les enseignants, les avocats, les familles, les médecins,... chacun doit investir la prison comme tout espace public (l’hôpital, la rue, le métro, l’école...). S’ils n’étaient pas exclus de nous, on ne serait pas obligés de parler d’insertion ! L’argent public sert à financer ce système, nous avons le devoir de poursuivre et d’y aller travailler. La réparation est de la responsabilité de tous.

DD : Quelle est la forme d’intervention de la "société civile" dans votre atelier ?

NF : Tout est fait en réseau avec les professionnels extérieurs. Nous avons fait venir à ce jour une soixantaine de professionnels, ingénieurs du son, bruiteurs, acousticiens, compositeurs, réalisateurs radios, techniciens de la Femis, de l’Ircam... Deux détenus ont été libérés récemment, ils étaient munis d’un carnet d’adresses de professionnels rencontrés à l’intérieur et ont trouvé du travail à leur sortie. Si dans la préparation d’un CAP de menuiserie, on apprenait tout ce qui peut être fait avec le bois, la lutherie, la sculpture, l’ébénisterie, l’artisanat d’art, la restauration de l’ancien, la recherche et la prospective, la relance d’objets usuels (jouets en bois, accessoires divers) etc, on verrait une foule de professionnels débarquer dans les ateliers de menuiserie pour ouvrir le métier vers sa richesse, sa personnalisation, sa sensibilité : imaginez le changement dans le rapport au travail, dans le rapport à la matière qu’on travaille... Un autre service à rendre est le service intellectuel : la distanciation par rapport à son travail, la théorisation, avoir lu des livres sur son métier, être capable d’en parler, tout cela est largement aussi important que le savoir technique. Pour ma part, j’organise des débats, des rencontres de façon régulière, un séminaire récemment (un colloque national sur le thème du temps est en préparation actuellement à la centrale de Saint-Maur, coorganisé par un groupe de trois surveillants, trois détenus et trois personnalités du monde universitaire).

DD : Les surveillants sont associés à vos activités ?

NF : Depuis que j’ai compris que la prison est un lieu de service public, je travaille avec toutes les personnes qui habitent son sol. Il ne s’agit pas de travailler avec l’administration et les surveillants au profit des seuls détenus, mais au bénéfice de tous. Il n’y a pas de raison que les surveillants voient passer des séminaires, des colloques et des personnalités sous leurs yeux, à destination exclusive des détenus et que leur rôle soit évacué dans ce cadre. Ils sont censés ouvrir la porte à des détenus qui sortent d’un cours avec un philosophe ! En les associant, on peut aussi enrichir leur travail : ils sont là pour maintenir une situation matériellement close de l’intérieur vers l’extérieur, mais aussi pour favoriser et encourager une situation OUVERTE de l’extérieur vers l’intérieur.

DD : Accorder les mêmes droits aux personnes détenus qu’aux autres, n’est-ce pas difficile à faire entendre ?

NF : Tout en étant parfois opposés théoriquement à l’expérience de St Maur, les surveillants reconnaissent qu’en pratique, leur rapport conflictuel avec les détenus disparaît, qu’ils peuvent enfin sortir de leur rôle coercitif. Ils sont replacés dans une fonction technique qu’ils peuvent alimenter et construire, une fois dégagés de la pression psychologique du rapport de force. Ils apprécient de travailler dans un lieu de bienveillance où des choses se construisent, qu’on vienne les chercher pour favoriser la venue enrichissante des gens, de matériels, pour des conseils organisationnels, etc.

DD : Tous les éléments semblent réunis pour généraliser cette expérience, qu’est-ce qu’on attend ?

NF : Un audit est en train d’être réalisé. Beaucoup de monde observe ce dispositif, l’expérience fait son bout de chemin pratique et idéologique. Le risque avec mon projet serait de créer des classes sociales entre ceux qui travaillent dans cet atelier et les autres. Cela ne tire pas tout le monde vers le haut comme je l’espérais. Il y a trop de paresse pour les uns, d’intérêts financiers pour les autres. Car il s’agit de proposer une contre-culture à cette culture carcérale et animale du "dominant-dominé". Il est difficile de sortir de ce duel permanent qui opère a tous les niveaux : la direction, les surveillants, les détenus, et chacun entre eux-mêmes. Chacun reproduit la situation de dominé qu’il vit avec l’un, en tant que dominant avec un autre. Cela existe partout. Par ailleurs, l’administration croit parfois que mon approche ouvre des emplois auxquels certains détenus seraient exclus, en raison de leur niveau d’études peu élevé. La réalité démontre avec bonheur le contraire. Si les détenus sont aujourd’hui si mal rémunérés partout, c’est parce que la conception actuelle du travail carcéral attire les entreprises sur le versant le plus inadmissible du travail. Cet atelier-ci prouve avec évidence et simplicité que quiconque dans certaines conditions, peut accéder à des emplois qualifiés, de diverses natures.

DD : Comment votre expérience pourrait-elle être généralisée ?

NF : Nous savons aujourd’hui comment cela peut marcher, même dans d’autres contextes et avec d’autres personnes. Pour sortir des emplois sous qualifiés, il faut trouver d’autres entreprises qui proposent des emplois qualifiés, en n’ayant pas peur de prendre le temps de préparer les gens. Il est tout à fait réaliste de trouver des entreprises intéressées pour faire faire du travail qualifié en prison avec pour salaire le SMIC, quand ils devraient le rémunérer plus cher à l’extérieur. Cela permet même de dégager des fonds supplémentaires pour financer un projet d’ensemble, les formations, la venue de personnes extérieures, le matériel, les colloques, la création... Il faut réfléchir et ne pas céder aux stéréotypes, ne pas dire que les détenus prendraient en ce cas le travail de personnes de l’extérieur. Sauf à se croire tous, des petits juges et des guerriers permanents, cette vision de la société de la concurrence découpée en petits morceaux d’affrontements (culturels, économiques, esthétiques...) est vaine : il n’existe pas de dehors et de dedans, tout est dedans. Personne n’est un sous-citoyen, personne a plus droit à du travail que d’autres et la prison est un service public interne à la société. J’ai beaucoup de propositions bien plus positives à faire aujourd’hui, assorties d’un calendrier, d’un programme de recherche, mettant par exemple la sous traitance de service public, le travail pour le compte de l’état en première priorité. Nous pourrons ainsi déclencher une opération à ramification nationale qui, même si elle ne concernera pas immédiatement tous les détenus, permettra de créer dans un premier temps au moins un atelier de ce type dans chaque établissement pénitentiaire.

DD : En synthèse, quelles sont vos grandes propositions au ministère de la justice en matière de travail carcéral ?

NF : Vous voulez dire en matière d’activité professionnelle : pas d’emploi sans formations, pas de formation sans emplois, pas de formation sans création. Relier tous les travaux effectués à l’intérieur aux professions extérieures, en se rappelant que l’intérieur fait partie de l’extérieur (relier veut dire construire, pas visiter). Ne pas oublier l’aspect sensible et immatériel dans l’approche de l’activité professionnelle. Se servir du lieu du travail comme le noeud de la transformation radicale de la prison, c’est-à-dire partir de l’activité professionnelle en tant que lieu d’enjeu immédiat, relationnel, social, citoyen, lieu de construction personnelle, sensoriel, idéologique. Cesser évidemment d’en faire un lieu d’occupation, d’humiliation, de dévalorisation pour l’envisager comme un lieu d’élévation et de réparation. Implanter le droit du travail, car c’est indissociablement lié. Tout cela est beaucoup plus simple à réaliser que l’on croit : nous avons besoin comme jamais d’une volonté politique réelle (c’est-à-dire d’une pensée politique), avec à ses côtés, la détermination d’un grand nombre de citoyens soucieux de construire une relation partenariale responsable et exigeante avec l’institution pénitentiaire. Vous savez, hormis une poignée d’extrémistes, un grand nombre de personnels de l’administration, ne cédant ni à l’inertie ni à l’appel de leur propre carrière, n’attendent que de se mobiliser pour repenser les objectifs de l’institution et l’améliorer en profondeur.