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Le temps des longues peines

Mise en ligne : 8 septembre 2003

Texte de l'article :

Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ

LE TEMPS DES LONGUES PEINES
Du Père Jacques Thierry, responsable de l’aumônerie catholique nationale des prisons

La conscience humaine ne peut s’affirmer que dans la relation du présent au passé comme à l’avenir dit-on. Relation complexe, douloureuse à établir voire impossible à gérer pour certains détenus condamnés à 10, 20, 30 ans ou plus… S’y investir est pourtant une question de survie psychologique et sociale.

Aumônier catholique dans un centre de longues peines, à Caen, depuis près de quatorze ans, il me semble que le temps vécu en détention se modifie selon les détenus et les moments de leurs peines. Je ne parlerai dans cet article que des longues peines.
Avant le jugement, qui est celui des assises avec son côté spectaculaire et médiatique, le temps de la peine est rarement vu en vérité.
L’avocat assure l’accusé qu’il devrait être condamné “ à une peine de huit ans, dix ans au plus ” et lorsque le verdict tombe, l’accusé prend vingt ans. Combien de fois ai-je entendu raconter cela depuis des années et des années ! C’est trop fréquent pour en pas croire la parole des hommes et des femmes incarcérés.
Lors du procès, le procureur réclame vingt ans “ parce que mesdames et messieurs les jurés, il n’en fera que dix ”. Mais ce procureur sait très bien que la moyenne d’incarcération est des deux tiers de la peine prononcée. Il sait que ce ne sont pas dix mais douze ou treize qui seront effectués.
Revenu à la maison d’arrêt, avant le départ pour le C.N.O.* de Fresnes, certains ne vont pas se priver de lui dire “ qu’à tiers de peine il sera en permission et qu’à mi-peine la conditionnelle sera au rendez-vous ”. Chacun oublie, mais quoi de plus révélateur que l’oubli, mister Freud, qu’une peine de sûreté existe qui interdit toute démarche avant la mi-peine.
De plus, surtout dans les petites maisons d’arrêt où l’homme condamné à une lourde peine criminelle a fait la une des journaux locaux, le chef d’établissement va lui procurer un travail, pour des raisons de tranquillité et d’humanité. Et le détenu s’imagine qu’arrivé en centrale ou en centre de détention il aura immédiatement un job, mais son régime de faveur de la petite maison d’arrêt sera alors terminé. Il ne sera plus qu’une longue peine parmi d’autres longues peines.
Ces débuts dans la vie carcérale et judiciaire ne sont pas très indiqués pour avoir une juste mesure du temps que le condamné devra effectuer. Il lui faudra arriver dans un établissement pour peines pour que naisse une plus juste appréciation du temps qu’il va devoir effectuer en prison. Lorsque la première permission lui sera refusée, parce que la fin de peine est trop éloignée, lorsqu’il connaîtra deux, trois bons copains qui ne se font plus d’illusions sur l’obtention de la conditionnelle, il va devoir affronter la durée de sa peine.

Plus jamais
Le temps de l’incarcération n’est naturellement pas vécu de la même manière selon les actes criminels. L’auteur d’un crime passionnel n’aura pas les mêmes réactions que le braqueur. Celui qui a tué celle qu’il aimait connaît un avant et un après. Le temps ne sera plus jamais le même. Est définitivement brisé l’espoir, le rêve de vivre à nouveau avec la personne aimée. Est survenue une cassure irrémédiable qui ne pourra jamais être réparée. Il va falloir s’habituer à vivre cette fracture ouverte. L’auteur de braquages ne connaît pas les mêmes affres, l’emprisonnement a mis un temps d’arrêt à ses activités mais une reprise n’est pas nécessairement exclue !
Dans les centres de longues peines, le travail est possible à la différence des maisons d’arrêt, même si l’intérêt et la rémunération de ces travaux sont très discutables. De nombreuses activités se sont mises en place pour permettre de “ traverser ” le temps de la peine qui ne fait que s’allonger depuis une quinzaine d’années. J’ai souvent constaté que ceux qui s’habituaient trop à toutes ces activités, qui se glissaient totalement dans le moule du temps carcéral, avaient d’énormes difficultés dehors. En prison, l’emploi du temps peut être “ fourni sur un plateau ”. Le détenu n’a plus rien à penser de son présent, de son avenir, il est toujours occupé, ce qui lui permet de ne pas prendre le recul pour faire la vérité sur les raisons qui l’ont poussé à commettre tel acte. Il risque de ne pas se préserver un domaine réservé non programmé par l’administration pénitentiaire, il est trop bien adapté et dehors, les désillusions seront grandes car les tuteurs n’y sont pas si fermes. Les personnels de la pénitentiaire savent bien que les détenus trop dociles, trop conformes au moule ne sont pas ceux qui ont le plus de chances de trouver leurs marques dehors.

Un temps rebelle
Ce sont ceux qui ont été plus ou moins rebelles, de façons diverses, qui se sont préservés un temps pour eux, en dehors des mailles du filet, qui auront plus tard une colonne vertébrale solide. Pour quelques-uns, ce sont les études, pour d’autres le sport. Ce peut être aussi le refus de tel travail trop exploité, au risque de vivre quelques mois difficiles, mais en ayant gagné en estime de soi et en s’étant prouvé que le temps vide n’était pas nécessairement un temps mort.
Le rapport au temps dépend, pour une large part, des liens familiaux ou amicaux avec l’extérieur. Celui qui n’a jamais de parloir, et il en existe, vit une bulle irréelle. Voir ses enfants grandir au fil des ans, ses parents vieillir permet de ne pas perdre le contact avec la grande horloge qui continue à égrener ses heures dehors. Le temps de la prison tourne au ralenti alors que le temps de la société semble aller deux fois plus vite pour celui qui est incarcéré. La sauvegarde des liens existants ou la création de nouvelles relations permettent de garder un contact vrai avec les paramètres du dehors. C’est une chose d’entendre parler du chômage à la télévision, c’en est une autre de connaître un de ses proches touché par ce fléau. Les parents, les amis pourront aider à la mise en place d’un projet de sortie même si la sortie est encore lointaine. Tout contact, me semble-t-il, avec l’extérieur est une aide pour la seule réalité qui compte, l’après prison.
Les condamnés à la peine de perpétuité vivent toutes ces dimensions du rapport au temps avec un handicap supplémentaire. Ils n’ont pas de date de fin de peine, ils ne peuvent se baser que sur la peine de sûreté qui pour quelques-uns va jusqu’à trente ans. Il est évident que le rapport au temps n’est pas le même que celui des autres longues peines. Il faut un courage, une lucidité et un amour de la vie extraordinaires, cela existe, j’en suis témoin, pour envisager l’après prison, préparer sa sortie lorsqu’il n’y a aucune certitude par rapport à l’échéance.

Un passé omniprésent
Ces hommes et ces femmes vivent aussi le rapport au temps d’une autre manière, comme me l’ont expliqué certains, parce que leur sortie qui est aléatoire, les fait toujours, plus que les autres, revenir à leur crime commis dix-huit, vingt ans ou plus auparavant. Tous les autres sortent un jour, en fin de peine ou en conditionnelle, quoi qu’ils aient commis. Pour qu’un perpétuité sorte, c’est essentiellement de son affaire que dépendra sa date de libération. Il est continuellement renvoyé à son histoire et le passé, le passif de sa vie, rebondit chaque fois que son dossier est examiné.
Il est bien d’autres aspects du rapport au temps, je voudrais simplement terminer en citant Frédérique Lebelley dans sa préface de “ Tête à tête ” : “ Chacun fait ainsi sa peine, à sa façon, unique et peut-être aussi immuable que ses empreintes digitales. Et chacun s’impose, naturel et indiscutable, le tuteur qui permet ou non de se redresser, de projeter sa vie enfin, ou qui simplement évitera d’être broyé ”.