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Le temps "Dedans", le temps "Dehors"

Mise en ligne : 19 août 2003

Texte de l'article :

Information – PRISON-JUSTICE n° 82 – septembre 1997
L’heure fuit ; le temps s’évade…
ARAPEJ-ILE DE France
Association réflexion action prison et justice – Membre de la FARAPEJ

LE TEMPS “ DEDANS ”, LE TEMPS “ DEHORS ”
De Madeleine Perret, vice-présidente de la FARAPEJ

Nous l’avons tous, un jour ou l’autre, expérimenté : le temps n’est pas vécu de la même manière par une personne libre de ses mouvements et par une personne séjournant dans un milieu clos, un internat, un hôpital, une prison. En milieu carcéral – circonstances aggravantes – le consentement de l’intéressé n’a pas été requis et la durée de la “ clôture ” peut être longue. D’où ce sentiment étrange éprouvé par le détenu, d’être hors du temps “ des autres ”.

Georges B. est en maison d’arrêt depuis cinq mois. Des mois qui lui paraissent durer des années ! Il a 41 ans et connaît la prison pour la première fois. L’instruction de son affaire se déroule très normalement. Cependant, ignorant des mœurs du Palais, il ne comprend pas que la date de son jugement ne soit pas encore fixée. Il ne comprend pas davantage que son avocat s’accommode de ces délais et réponde laconiquement aux missives qu’il lui adresse plusieurs fois par semaine. Il réagit comme si son procès était le seul, comme si son avocat n’avait qu’un seul client ; en un mot, comme s’il était, lui, Georges B., le cas le plus lourd de la maison d’arrêt. C’est que, à ses yeux, une seule chose compte : “ Il faut que je sois dehors avant le… ” Il s’est fixé (sans le moindre réalisme) une date-butoir, en fonction du plan de charge de l’entreprise qui l’emploie. S’il n’est pas dehors à la date prévue, il risque d’être licencié. Or, il a contracté plusieurs emprunts et son épouse a été licenciée. Il n’a qu’une idée en tête, reprendre son travail avant le terme fixé par l’employeur, terme qui sera dépassé dans quelques jours. Il vient d’avoir successivement deux malaises assez graves. Le médecin les attribue à l’anxiété. Pour lui, le “ temps carcéral ” ne passe pas. Les heures, les jours, les semaines ont pris une durée sans commune mesure avec ce qu’ils étaient auparavant, quand les journées de l’homme actif passaient trop vite avec le travail à l’atelier, la maison à finir, les copains à dépanner. A la maison d’arrêt, il se ronge dans une inaction fébrile.

Les malentendus du parloir
Dehors, son épouse surmenée a du mal à faire face. Elle qui vivait paisiblement, abandonnant son mari la responsabilité des décisions importantes, se démène désormais pour mettre au point un dossier de surendettement. Il lui faut de plus être assidue au parloir alors qu’elle habite à 60 km, ne conduit pas et doit se plier aux horaires incommodes des cars. Un parloir, en maison d’arrêt, c’est trente minutes ; un temps inattendu, espéré et presque toujours décevant. Elle a du mal à comprendre l’impatience de Georges. Il a du mal à admettre qu’elle fait tout ce qu’elle peut. Leurs rencontres sont comme des duos où, en l’absence d’un chef d’orchestre, chaque partenaire jouerait la partition sur son rythme à lui, sans s’occuper de l’autre.

Le “ cocon ”
André S. est dans la même maison d’arrêt. Il a le même âge que Georges B., appartient lui aussi au monde ouvrier, est également marié et père de plusieurs enfants. Les similitudes s’arrêtent là. Georges est en instruction correctionnelle, André en instruction criminelle. Georges ne pense qu’à sa sortie. André sait qu’il part pour une longue peine et il en accepte sans révolte la perspective . Il s’affirme même soulagé car sa mise à l’écart interrompt une escalade qui aurait pu le conduire à des actes encore plus graves. Détenu modèle, il s’est facilement adapté au “ temps carcéral ”. Le fait qu’il ait été “ classé ” pour travailler à la cuisine a certainement facilité les choses. Sa famille lui a rendu quelques visites puis a cessé de le voir et même de lui écrire. Il ne fait rien pour renouer le contact. “ C’est très bien comme ça. Il faut qu’ils apprennent à se passer de moi et à se débrouiller. Quand je sortirai, les enfants seront peut-être pères de famille. En tout cas, je ne veux pas peser sur eux ”. Pour André S., comme pour Georges B., le temps “ dedans ” ne court pas au même rythme que le temps “ dehors ” car, dehors, la machine judiciaire fonctionne et Georges ne veut pas y penser. La fin de l’instruction, le cérémonial des assises, le verdict, il se refuse à l’envisager. Installé dans son cocon, il craint sans vouloir l’avouer, l’irruption du “ temps des autres ”, le temps des juges et même le temps de sa famille. Pourtant, un jour, ce temps le rattrapera.

Régression à un stade enfantin
On pourrait donner bien d’autres exemples de ces ruptures de rythme qui s’expliquent, en grande partie, par l’état de totale dépendance où est réduit le prisonnier. Privé de sa possibilité d’exprimer ses choix, paralysé dans ses velléités d’initiatives, soumis à un carcan d’interdits, il régresse très vite, retrouvant des comportements enfantins. Il peut s’endormir dans sa bulle. Il peut aussi tempêter parce qu’un mandat n’est pas arrivé ou qu’une “ provisoire ” lui a été refusée. Pendant ce temps, dehors, la vie des autres se poursuit et les rouages de la Justice fonctionnent…