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Date : 13-10-2004

La solidarité familiale à l’épreuve de l’incarcération

Mise en ligne : 20 octobre 2004

Dernière modification : 30 mars 2008

Texte de l'article :

La solidarité familiale a l’épreuve de l’incarcération : une analyse comparative

Gwénola RICORDEAU
sous la direction scientifique de François CHAZEL
Institut des Sciences Humaines Appliquées (Université Paris IV)
Décembre 2003

Recherche réalisée avec le soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice
© Mission de recherche Droit et Justice / Synthèse 101 / décembre 2003

http://www.gip-recherche-justice.fr
C’était terrible, humiliant pour mes parents. Ça ne se faisait pas pour eux. Lorsqu’elle est venue me voir au parloir, ma mère m’a dit : « Tu es mon fils, je t’aime beaucoup, mais celui qui est mort avait une mère aussi. »
Elle avait raison, c’est un jugement humain. Mais elle aussi, elle a perdu son fils...
Faouzi, Maison centrale de Clairvaux

OBJECTIFS DE L’ENQUETE ET SA METHODE
L’idée de cette enquête est née d’une certaine perplexité face à l’intense médiatisation de la question de la prison en l’an 2000. En effet, si toutes sortes d’intervenant(e)s étaient appelé(e)s à parler de la prison, une catégorie de la population, directement concernée par le monde carcéral, était négligée : les proches de détenu(e)s. D’ailleurs, les travaux sociologiques français - à l’inverse de ceux menés en Amérique du Nord et au Royaume-Uni - ne se sont jamais intéressés à ces personnes (mis à part quantitativement), et plus généralement à la problématique du maintien des liens familiaux et/ou affectifs des personnes incarcérées. Toutefois, des travaux sur des situations familiales marquées par l’absence ou la disparition d’un de ses membres peuvent utilement inspirer cette exploration.
Alors que débute, en France, l’expérimentation d’Unités de Vie Familiale (UVF), c’est-à-dire de « parloirs intimes » pouvant aller jusqu’à 72 heures, beaucoup d’autres pays considèrent, depuis longtemps, ce type d’aménagement comme partie intégrante de la politique pénitentiaire, et notamment de sa mission de réinsertion. C’est tout particulièrement le cas du Canada : c’est donc naturellement que l’objet de notre enquête est une comparaison entre ce pays et la France. Mais nous ne rendons compte ici que de la partie française de l’étude.
La recherche s’est organisée autour d’un ensemble de questionnement :
- Quelle est la variable la plus pertinente pour expliquer la rupture (ou le maintien) des liens familiaux : la structure familiale (mariage, nombre d’enfants, appartenance communautaire, etc.), le type de délit/crime ou les contraintes de l’univers carcéral ?
Pourquoi les hommes sont-ils plus soutenus que les femmes ? Pourquoi les mères soutiennent plus leurs enfants que les pères ?
- Les aménagements pénitentiaires (actuels ou futurs, comme les UVF) permettent-ils réellement d’éviter les ruptures ou renforcent-ils des liens familiaux et/ou affectifs inconditionnels ?
- Comment les familles se réorganisent-elles pendant l’incarcération (éducation des enfants, prise de décision, etc.) ? Ces changements survivent-ils à la libération ? Le mode de réorganisation des familles diffère-t-il selon le sexe du parent incarcéré ?
Comment les familles se réorganisent-elles lorsque le délit a été commis au sein de la famille (coups et blessures, homicide, viol, inceste...) ou « en famille » ?
- Que disent les parents de la prison et des motifs de l’incarcération aux enfants ?
- Dans quelle mesure le choix des épouses des hommes incarcérés peut-il s’expliquer par leur choix d’être « femme de bandit » avant d’être « la femme de... » ? (Ou, pour le dire autrement : l’amour rend-il vraiment aveugle ?) L’obstacle est-il le véritable « ciment » de certaines de ces relations amoureuses ?
- Dans quelle mesure l’absence de sexualité - ou du moins son appauvrissement et assujettissement aux contraintes carcérales - (y compris dans les cas où elle implique l’impossibilité de procréer) est-elle un frein à l’épanouissement affectif des couples dont l’un des partenaires est incarcéré ? Comment les personnes incarcérées et leurs conjoints surmontent-ils les incertitudes sur l’identité sexuelle - « l’homosexualité de pénurie » - entraînées par l’incarcération ? Peut-on comparer les réactions des hommes et des femmes incarcérés au manque sexuel ?
Cette recherche a été effectuée à partir de plus de 130 entretiens (de type semi directif, d’une durée souvent supérieure à deux heures) avec des personnes détenues (dans deux maisons d’arrêt, deux centres de détention et une maison centrale), des proches de détenu(e)s et des ancien(ne)s détenu(e)s.

LA PRISON, EPREUVE INDEPASSABLE ?
On évoque souvent, pour les détenu(e)s, à l’entrée en prison, un « choc carcéral ». Mais les proches décrivent également un phénomène similaire à ce « choc », fréquemment assimilable à un état de « sidération ». Les premiers temps sont en effet marqués, généralement, par l’irréalité de la prison et la révélation des faits reprochés. C’est surtout à ce moment-là que se produisent les premières ruptures et que l’angoisse de la solitude est à son paroxysme pour les personnes détenues. La plupart des récits du début de l’incarcération sont marqués par l’impossibilité de communiquer et toute la fantasmagorie venant compenser l’oppression du silence.
Pour les proches, beaucoup d’obstacles s’opposent à l’expression de la solidarité : les difficultés variées pour l’obtention d’un permis de visite (le labyrinthe juridicoadministratif et ses délais, l’impossibilité de faire valoir de « simples » liens amicaux, etc.), les coûts d’une visite, notamment dus à la localisation des prisons (excentrées des centresvilles, mal réparties sur le territoire français, le passage obligé par le Centre National d’Orientation, situé à Fresnes, pour les longues peines, etc.) et les parloirs eux-mêmes,
souvent sordides et trop courts.
De la même façon, la sortie de prison ne marque pas la fin du traumatisme ou de la perturbation familiale. En effet, les effets de l’incarcération sont tels (et affectant l’intimité elle-même) qu’ils rendent dérisoires de parler de réinsertion. La sociabilité étant en détention obligée (la prison, ce n’est que du social), c’est la libération qui est synonyme d’un nécessaire effort de socialisation.

EXPLIQUER LA RUPTURE OU LE MAINTIEN DES LIENS FAMILIAUX
Selon les types de famille, et notamment l’acceptabilité ou non, en son sein, d’un mode de vie délinquant, le détenu peut, sans trop de mal concilier son identité carcérale et celle de conjoint, de père, etc.
Le fait, pour le détenu, d’être placé entre plusieurs systèmes de légitimité est sans doute le plus difficile, et vient souvent conforter l’impression, chez les proches, que le détenu est accaparé par la prison. Sans doute que l’ignorance, de la part des proches, de la réalité de la vie carcérale (notamment, le fait, pour eux, de ne connaître de la prison, que ce qu’ils voient en allant au parloir) crée beaucoup d’inquiétudes. Finalement, les détenus et leurs proches parlent assez peu de la vie carcérale elle-même. Cette situation peut sans doute se rapprocher de celle des personnes qui confrontées à un événement grave, comme le décès d’un proche, constate que leur malheur les éloigne des autres, car ceux-ci ne savent pas s’il faut en parler ou non, et de quelle manière.
C’est donc paradoxalement plutôt chez les longues peines, qu’une fois dépassée la stigmatisation du délit/crime, la possibilité de se créer d’autres liens sera le mieux exploitée. D’ailleurs, ces liens seront ceux qui pourront le mieux résister à la libération, puisqu’ils ont été conçus dans cette perspective.
Ce qui est souvent interprété comme un désintérêt de la part du détenu ressemble en fait plus souvent à une sacralisation. On pourrait l’associer à un désir de ne pas « salir » ses proches. D’une façon générale, la représentation sociale qui fait que les proches sont « associés » à la honte de la prison rend difficile autant pour les proches que pour les détenus l’investissement dans les liens affectifs et/ou familiaux. Finalement, on est passé de la contrainte manifeste qui était celle du bannissement à une contrainte diffuse où ce sont les détenus, comme les proches, qui intériorisent la sanction. Les comportements de mortification sont particulièrement visibles chez certaines femmes détenues, qui s’enorgueillissent que la droiture de leurs proches leur a fait perdre tout lien avec elles.
Il est bien sûr difficile de poser comme absolues les conclusions d’une enquête comme la notre, de type qualitative. D’autre part, les variables considérées ne sont pas indépendantes les unes des autres : ainsi, les types de délit/crime ne sont pas les mêmes selon les milieux sociaux, ni même selon les origines sociales. Il est donc difficile de comparer, par exemple, ce qui, face à un acte à caractère sexuel, prime de la structure familiale antérieure ou du jugement moral de l’acte. La rupture des liens avec les proches est probablement beaucoup plus déterminée par la structure familiale et le type de délit que par la durée de la peine.
Ces questions paraissent très liées finalement dans le modèle explicatif que l’on peut proposer, dans la perspective d’une économie générale de la solidarité familiale : en effet, on demande plus aux femmes d’être solidaires et l’incarcération d’une femme brise plus de foyers qu’un homme.
La solidarité des mères, et a contrario la distance de beaucoup de pères, traduit en fait une vision traditionnelle très majoritairement partagée par les individus, où les mères - et plus largement les femmes - monopolisent les rôles affectifs. Le père est très généralement conçu comme celui, au sens large, « qui juge », d’où la réaction de beaucoup de détenus de préférer échapper à ce jugement. Par ailleurs, à travers le témoignage des détenus, on a perçu des pères de l’orgueil blessé, alors que les mères étaient plutôt dans la souffrance.
Les parents sont donc soumis à un partage des rôles traditionnels, où l’affectif est laissé aux femmes, qui peuvent alors légitimement soutenir leurs enfants, quoi qu’ils aient fait.
Nous avons été très marquées par les récits des femmes détenues : même si la misère est partout en prison, c’est chez les femmes qu’on rencontre les situations les plus dramatiques. Souvent, leur mode de vie (et notamment la consommation de stupéfiants) avant l’incarcération faisaient d’elles des personnes marginales, mais surtout dont les liens de sociabilité étaient très peu nombreux et/ou de faible qualité. Par ailleurs, lorsqu’elles vivaient en couple ou en famille, leur incarcération est plus stigmatisante que pour un homme, à délit/crime d’égale gravité.
En fait, les aménagements pénitentiaires, comme les UVF, pourraient améliorer des relations existantes : personne ne contredira qu’ils sont une possibilité supplémentaire, pour les proches, de se retrouver. Mais il ressort de tous les entretiens qu’ils n’apparaissent en aucun cas susceptibles de sauver les liens familiaux/affectifs. Par ailleurs, ils paraissent bien illusoires aux familles, comme aux détenus, confrontés aux difficultés actuelles des parloirs.

LA REORGANISATION DES ROLES FAMILIAUX
(PENDANT ET APRES L’INCARCERATION)
Si certaines familles arrivent à faire « comme si de rien n’était », notamment en cachant aux enfants les plus jeunes l’incarcération, cette situation est relativement exceptionnelle.
D’une façon générale, il semble vrai que la vie sociale des personnes dont un proche est incarcéré gagne en intensité avec ceux qui ont accepté l’incarcération (et le délit/crime), mais qu’elle perd en extension, c’est-à-dire en nombre de personnes fréquentées. Les familles, et plus particulièrement les compagnes de détenu, ont souvent l’impression de vivre dans un « monde à part », avec leurs propres références, leurs propres soucis, etc.
Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, la rupture n’est pas automatique lorsque le délit/crime a été commis au sein de la famille, y compris pour les plus graves d’entre eux.
Dans beaucoup de cas pourtant dramatiques, les proches du détenus, qui sont donc ceux aussi de la victime, essaient de sauver les rares liens qui subsistent, au nom des enfants du détenu (« c’est le père de mes nièces, quand même »), ou même de la victime (« elle doit comprendre qu’on fait ça pour le bien de ses enfants... »). Mais, a contrario, la solidarité est loin d’être mécanique lorsque le délit/crime a été commis « en famille ». On note souvent des comportements de dissociation qui engendrent des conflits familiaux.
Finalement, la plupart des parents-détenus s’accordent sur un point : la vérité est sans doute positive à dire, même si ce n’est pas sans mal. Si la valeur de la vérité est relativement bien partagée, c’est sans doute parce que beaucoup de détenus se sentent euxmêmes les victimes de secrets de famille, ou plus généralement de drames familiaux sur lesquels aucune parole n’a été portée. Par ailleurs, beaucoup de parents ont l’impression que la vérité permettrait à l’enfant de choisir par lui-même de maintenir ou non des liens, alors que dans beaucoup de cas, le détenu suppose une manipulation de proches ou d’institutions pour l’éloigner, voire le séparer.

LE COUPLE, LA FIDELITE ET L’EPREUVE DE LA SEPARATION
La prison, sans être toujours délibérément choisie, a été acceptée (au moins comme éventualité) par certaines conjointes de détenus : à côté de celles qui, par rejet de leur milieu d’origine - souvent bourgeois - répondent à une petite annonce d’un détenu, il y a les véritables « femmes de voyou », « femme à voyous ». De plus, l’incarcération joue souvent le rôle d’épreuve de vérité - pour le détenu - et de preuve d’amour - pour la conjointe. La stigmatisation sociale des femmes de détenu, comme d’ailleurs la dépendance de beaucoup d’entre elles à leur conjoint, l’accaparement de leurs vies par la prison, a tendance à priver les femmes d’une quelconque autonomie de leur identité : elles deviennent des « femmes de détenu » avant tout.
Comme d’autres obstacles (origines sociales, culturelles, etc. différentes, par exemple) permettent à des couples de se construire « en opposition », la prison permet aussi, paradoxalement, ce qui permet à certains couples de fonctionner. Finalement, la prison autorise certaines femmes, notamment issues de milieux populaires, à reprendre une certaine liberté, tout en restant solidaires de leur époux.

SEXUALITE(S) : « SILENCE » !

La sexualité est sans doute différemment vécue selon la longueur des peines. Pour les courtes peines, il s’agit souvent d’une absence totale de sexualité avec le/la partenaire. Par contre, beaucoup de détenus condamnés à de longues peines semblent pouvoir avoir des rapports sexuels avec leur partenaire (mais peu ont encore une partenaire), mais les conditions de ceux-ci sont très largement perçus comme humiliantes et/ou traumatisantes, et beaucoup de couples estiment « avoir des rapports sexuels » et non « faire l’amour ».
S’il est un sujet tabou entre les détenus et leurs proches, c’est bien la sexualité, et plus particulièrement la sexualité en détention. Pourtant, les uns comme les autres ont semblé, à travers les entretiens, craindre ce qui pouvait être imaginé à l’extérieur (la honte d’être dans un établissement où il y a beaucoup d’homosexuels, par exemple) ou justement, s’interroger, mais sans oser poser les questions au détenu.
Beaucoup de détenu(e)s nous ont fait part d’expériences homosexuelles en détention. Elles sont très diversement vécues, même si le point commun est souvent une grande culpabilité, car elle est associée à l’idée de faiblesse. Si l’homosexualité semble acceptée parmi les femmes détenues, sa dimension sexuelle est moins exprimée, car elle est souvent assimilée à une « amitié qui va un peu plus loin ».
Sans réelle surprise, la frustration sexuelle n’est pas ressentie de façon similaire chez les hommes et chez les femmes. En effet, celles-ci construisent plus souvent leur féminité par rapport à leurs enfants, que pour les hommes, la virilité est associée aux conquêtes féminines. En fait, pour les uns comme pour les autres, l’absence de sexualité est moins
problématique que l’absence de sensualité : celle-ci se traduit chez les détenu(e)s par une impression d’amputation.

RESISTER A L’EMPRISE DE LA PRISON
La plupart des travaux, notamment nord-américains, portant sur les relations familiales des personnes incarcérées s’attachent à décrire toutes les difficultés auxquelles les proches sonT confrontés. Nous avons voulu, au contraire, insister sur les stratégies, à la fois des détenus et de leurs proches, pour échapper à ces contraintes, bref, tout ce qui peut s’analyser en termes de résistance. Or cette résistance a surtout pour but la préservation de l’intimité.
Ainsi, les faits (illicites) de passer des lettres au parloir ou d’apporter de la nourriture lors d’une visite doivent se comprendre comme une forme d’échange qui veut échapper à l’emprise de la prison. Il serait faut de l’assimiler à une tendance atavique à l’illégalité, car cela ferait abstraction de la dimension de réciprocité qu’inclut tout lien : « donner, recevoir, rendre » (Mauss, 1999, 205). On en perçoit notamment les enjeux dans les échanges financiers et matériels, loin d’être uniquement dans le sens proches - détenus.
En fait, cela pose deux questions. La première est celle de l’hypocrisie de la notion d’individualité de la peine, puisque lorsqu’une peine est prononcée, c’est souvent bien plus qu’une personne qui est affectée. La seconde est celle des aménagements pénitentiaires, à commencer par ceux du parloir et de la version expérimentale des Unités de Vie Familiale : au-delà de la question de savoir si la prison est réformable (c’est à dire dans quelle mesure son « humanisation » est compatible avec le projet social et politique qu’elle met en place), on peut douter de la possibilité que des aménagements carcéraux permettent significativement d’éviter la rupture des liens familiaux et/ou amicaux des personnes détenues, tant que certaines variables lourdes demeureront : la fonction de la prison de « mise au ban » des délinquants prime sur celle de la réparation. Or ceux qui sont désignés comme délinquants sont essentiellement déjà ceux socialement défavorisés et stigmatisés.