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Etre surveillant(e) de prison

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Date : 22-08-2006

"La socialisation professionnelle des surveillants" de G.Benguigui et F.Orlic

Mise en ligne : 8 octobre 2006

Texte de l'article :

LA SOCIALISATION PROFESSIONNELLE DES SURVEILLANTS DE L’ADMINISTRATION PÉNITENTIAIRE

AUTEURS : Georges BENGUIGUI, Françoise ORLIC
INSTITUT : Travail et mobilités - URA, CNRS 1416
DATE : Décembre 1997
PUBLICATION : Ronéo. 154 pages + annexes

L’objet de cette recherche était l’étude de la socialisation professionnelle des surveillants de l’Administration pénitentiaire. Dans le même temps on a commencé à comparer cette socialisation à celle de jeunes policiers étudiée par Dominique Monjardet et Catherine Gorgeon dans le cadre de l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (I.H.E.S.I).
L’étude au sein de l’administration pénitentiaire a été réalisée à partir d’une étude longitudinale, c’est-à-dire du suivi dans le temps de deux promotions de surveillants entrées à l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (E.N.A.P) à quatre mois d’intervalle. Il s’agissait de la 129e promotion depuis sa sortie de l’école et de la 130e depuis son entrée à l’école. Par chance la 129e était la dernière promotion à être formée en quatre mois et la 130e la première à l’être en huit mois. Ces surveillants ont été interrogés par questionnaires fermés d’une centaine de questions, régulièrement jusqu’à deux ans après leur sortie de l’école (trois interrogations pour la 129e et quatre pour la 130e). Pour la 129e promotion 214 personnes ont répondu à tous les questionnaires les concernant (trois), pour la 130e promotion 346 personnes ont répondu à tous les questionnaires (quatre). Compte tenu des surveillants qui ont quitté le champ de l’étude (décès, démissions, etc.) les taux de réponses sont très bons.

Par socialisation on entend ici le long et complexe processus par lequel les individus acquièrent la culture de la société, du ou des groupes auxquels ils vont appartenir. C’est par la socialisation que nous apprenons les manières de penser et de se comporter qui sont considérées comme adéquates dans la société ou les groupes auxquels nous appartenons.
Notre hypothèse de base, c’est-à-dire le fait que peu à peu les élèves allaient acquérir par différents canaux une culture, des attitudes, des comportements, des valeurs spécifiques, allaient progressivement devenir membres d’un groupe professionnel précis, le groupe de surveillants, impliquait que peu à peu leurs opinions, leurs attitudes, leurs manières de voir les choses plus ou moins hétérogènes lors de leur entrée dans l’Administration pénitentiaire, allaient progressivement se rapprocher de façon importante. Ce rapprochement ne pouvait être bien évidemment total pour au moins trois raisons à la fois :
- les individus jouent, bien évidemment, un rôle capital dans l’acquisition d’une nouvelle culture, ils ne sont jamais totalement passifs, il n’y a jamais une détermination absolue des acteurs, justement parce qu’ils sont des acteurs et non de simples agents. Des fluctuations dues aux individus vont donc intervenir dans le processus de socialisation.
- étant entendu que la recherche n’avait en aucun cas comme objectif l’évaluation de la formation, on peut dire que la formation reçue dans le cadre de l’E.N.A.P, avec notamment ses stages, est bien sûr un facteur essentiel dans le processus de socialisation. La modification importante de cette formation en passant d’une promotion à l’autre semble bien être l’un des facteurs explicatifs centraux des différences subsistant entre les deux promotions malgré le processus d’homogénéisation lié à la socialisation professionnelle. La socialisation suit donc parfois des chemins particuliers suivant la formation reçue, sans que bien naturellement on puisse attribuer de façon certaine ces particularités à tel ou tel élément de la formation.
- les situations de travail réelles peuvent parfois être assez différentes quand on passe, par exemple, d’un centre de détention à une maison centrale ou d’une petite maison d’arrêt à une grande, voire énorme maison d’arrêt. Ces situations de travail spécifiques vont, non pas faire disparaître cette socialisation professionnelle, mais la moduler parfois assez sérieusement.

L’hypothèse de base, modulée par les réserves qu’on vient de rappeler, paraît démontrée de façon claire : il y a bien un phénomène de socialisation professionnelle des élèves surveillants et les surveillants tendent à se rapprocher les uns des autres. D’ailleurs il suffit d’observer le nombre de questions qui au quatrième questionnaire pour la 130e promotion et au troisième questionnaire pour la 129e promotion, ont des scores élevés pour s’en convaincre. Ce point différencie nettement les surveillants des policiers pour lesquels les questions auxquelles les réponses sont massives ou même relativement massives sont très peu nombreuses. On peut alors s’interroger sur le point de savoir d’où vient cette divergence entre surveillants et policiers.

Il est très probable que la différence dans les situations de travail est à l’origine de ces divergences. En effet D. Monjardet et C. Gorgeon ont très bien montré que les policiers d’une part sont amenés à faire des types de travail qui peuvent varier considérablement et d’autre part ont des marges de manoeuvre dans leur travail qui peuvent être extraordinairement importantes car les policiers possèdent un véritable pouvoir de sélection
dans les tâches qui leurs sont confiées. Pour les surveillants il en va tout autrement. Presque tous les nouveaux surveillants sont dans la même situation de travail. Ils sont dans l’ensemble en détention face aux détenus, et seule une petite minorité est occupée dans ce qu’on appelle des postes fixes. De plus ils sont affectés en très grande majorité dans les maisons d’arrêt, qui, il est vrai, représentent l’essentiel des prisons françaises. C’est dire qu’on peut avancer l’idée que la très grande majorité des surveillants fait en général le même type de travail. De plus leurs marges de manoeuvre dans l’organisation de leur travail et dans leur interprétation des règles qui leur sont imposées est, de loin, bien plus faible que celles de leurs collègues policiers. Il suffit de se souvenir, pour prendre un exemple particulièrement simple, que la gestion du temps est pour l’essentiel hors de leur contrôle, car on sait bien que les emplois du temps en prison sont rigides et laissent peu, si ce n’est aucune, marge de manoeuvre aux surveillants.

Une autre raison importante de la plus grande homogénéité du groupe surveillant par rapport au groupe policier, est celle de la vocation. Dès le départ, tous les surveillants, sans rigoureusement aucune exception, même si c’est parfois avec des nuances, affichent une absence de vocation. Pour les policiers il y a division entre eux à ce sujet mais un nombre important d’entre eux affiche une véritable vocation tout au long des trois questionnaires que nous avons retenus pour nos comparaisons. Enfin dernière raison probable de la plus grande homogénéité des surveillants au bout de trente deux mois, le fait que les surveillants se différencient assez peu quant à leurs caractéristiques antérieures à leur entrée dans l’Administration pénitentiaire. L’exemple le plus frappant à cet égard est la quasi absence de femmes parmi eux alors qu’on en rencontre environ 20% parmi les policiers suivis par D. Monjardet et C. Gorgeon. Or dans l’étude de ces derniers on observe que cette variable sexe intervient relativement souvent. On peut, dans ce même ordre d’idée, noter que les origines socioéconomiques des nouveaux surveillants sont elles aussi relativement homogènes.

Les points importants qui semblent devoir être retenus à partir de la recherche sont les suivants :
- On n’entre pas totalement par hasard dans l’Administration. Il existe un phénomène d’inter connaissance assez remarquable. La majorité des élèves connaissait, avant d’entrer dans l’Administration pénitentiaire, des membres des métiers de sécurité et notamment des surveillants, ce qui n’est pas une chose banale vu la faiblesse des effectifs du corps des personnels de surveillance. Il y a de bonnes chances pour que cette connaissance antérieure de surveillants ait joué un certain rôle dans la socialisation professionnelle d’un certain nombre des enquêtés.
- On n’entre cependant pas dans cette administration par vocation, c’est le moins qu’on puisse dire. On y entre clairement pour des raisons utilitaristes et en général, si on avait pu choisir une autre voie on l’aurait fait, ce qui est notamment confirmé par le nombre assez important de ceux qui ont présenté d’autres concours que celui de l’Administration pénitentiaire.
- Dans cette même perspective on n’est pas étonné de constater que le métier de surveillant apparaît à un grand nombre de surveillants comme un métier comme un autre et on s’habitue relativement vite à ce métier. La majorité des surveillants conseillerait à des membres de leur famille ou à des amis d’entrer dans leur administration. D’ailleurs bien peu d’entre eux songent à la quitter et dans leur majorité si c’était à refaire ils représenteraient le concours d’entrée dans le corps des surveillants.
- Les surveillants des deux promotions présentent le concours relativement tard après avoir eu, pour la majorité d’entre eux, une expérience plus ou moins importante du travail (mais 30% de la 129e promotion et plus de 40% de la 130e promotion étaient au chômage). D’ailleurs leur âge moyen à l’entrée à l’E.N.A.P est de 26-27 ans soit une moyenne beaucoup plus élevée que celle des jeunes élèves policiers qui entrent dans la police nationale au sortir de leur service national effectué assez souvent comme policier ou gendarme auxiliaire, ce qui est rarement le cas pour les surveillants.
- Le niveau scolaire des surveillants ne fait qu’augmenter chaque année. Le nombre de bacheliers rencontrés dans les deux promotions suivies tournait autour de 30% alors qu’il y a seulement dix ans la proportion était de l’ordre de 2%. Depuis d’ailleurs le nombre de bacheliers a encore cru.
- Les surveillants viennent de familles relativement modestes où le père est soit ouvrier soit employé et la mère soit employée soit sans profession. Du point de vue des origines géographiques les surveillants ont rarement passé leur enfance dans les grandes villes.
- Les surveillants sont dans l’ensemble satisfaits de la formation reçue dans le cadre de l’E.N.A.P. Il est nécessaire de tout de suite ajouter que la satisfaction des surveillants ne doit pas se penser de façon unidimensionnelle. On a été amené à distinguer trois types de satisfaction qui ne sont pas toutes liées entre elles. Une satisfaction personnelle, une satisfaction liée à la formation reçue et enfin une satisfaction liée à leur évaluation de l’Administration pénitentiaire. On observe que la satisfaction personnelle fait pont entre les deux autres types de satisfaction. Ce qui est très important à relever ici c’est que la satisfaction, notamment celle liée à la formation, a des effets qui durent malgré le phénomène d’homogénéisation lié à la socialisation professionnelle conformément à notre hypothèse de base. Il est donc très probable que ces satisfactions renvoient, pour une part au moins, à quelque chose de beaucoup plus large.
- La stabilité des réponses des surveillants semble liée à leur degré de satisfaction.
- La prison doit, aux yeux des surveillants, d’abord être directement au service de la société (protéger et avoir un effet de dissuasion), punir et réinsérer les délinquants étant des missions de la prison choisies par une minorité seulement.
- Alors qu’à l’entrée à l’E.N.A.P presque tous les surveillants ont une image positive de la fonction de surveillant, cette image ne fait que se dégrader avec le temps. Or il semble bien que dans l’opinion publique, si on en croit un sondage de 1994, leur image soit largement positive.
- L’évolution des réponses dans le temps entre le moment de l’entrée à l’E.N.A.P et une année après la titularisation n’est pas toujours progressive dans un sens ou dans un autre. On note en effet lors de la sortie de l’école, de façon quasi systématique, un écart par rapport à une tendance. Il semble bien que, néophytes, les nouveaux surveillants en “rajoutent” après leurs premières découvertes du monde pénitentiaire et qu’ils reviennent à une appréciation un peu plus équilibrée des choses par la suite. D’une manière générale d’ailleurs peu à peu les surveillants réajustent leurs opinions, et peut être faut-il dire qu’ils deviennent plus réalistes.
- Au fur et à mesure que le temps passe les surveillants semblent attacher plus d’importance aux relations, à l’ambiance au sein de leur groupe qu’au travail lui-même, alors que les policiers réagissent d’une toute autre manière, découvrant certes l’importance de pouvoir compter sur les collègues mais en conservant un intérêt tout à fait certain pour le travail.
- Les relations des surveillants avec leur hiérarchie se dégradent assez rapidement depuis leur entrée à l’école au profit des relations avec leurs pairs, ce qui correspond au repli sur le groupe dont on vient de parler. Ce que les surveillants attendent de leur hiérarchie c’est moins un dialogue qu’un soutien sur le terrain.
- Conséquence logique de ce qui vient d’être dit précédemment, on constate que chez les surveillants la notion d’efficacité est faiblement présente dans leurs réponses, même si au moins une question laisse penser qu’avec le temps ils y deviennent un peu plus sensible. Ceci est d’autant plus frappant que cette notion d’efficacité se rencontre de façon non négligeable parmi les policiers. C’est que pour les policiers il existe des objectifs relativement quantifiables, il existe d’une certaine manière une “production”. Il n’en va pas de même pour les surveillants. Maintenir le calme, empêcher les évasions, éviter les suicides pour ne prendre que quelques unes des tâches importantes des surveillants, ne sont que des objectifs négatifs qu’on ne peut pas facilement quantifier, évaluer. Mieux encore, ce sont des objectifs qui ont un aspect subjectif particulièrement important dans leur définition même, car qu’est-ce donc que l’ordre maintenu dans une prison ? Est-ce la stricte application par la coercition totale de la discipline, est-ce le “pas de vagues” dont parlent si souvent les surveillants, est-ce la simple absence d’émeute ?
- Le métier de surveillant, comme celui de policier, est un métier à la fois de rapport à la loi et de rapport à autrui. Ce qui est important à relever c’est que ces deux dimensions sont indépendantes l’une de l’autre.
- Le rapport à la loi est un domaine dans lequel les surveillants fluctuent assez souvent mais cela n’empêche pas une tendance très claire à respecter les règles de la prison, même si l’application des textes leur semble toujours difficile. Les attitudes des surveillants face à la loi et face à la règle sont certes corrélées, elles n’en sont pas moins pour une grande part distinctes. Autrement dit il peut arriver tout à la fois qu’on ne soit pas légaliste, c’est-à-dire ne pas accepter la loi comme allant de soi, et qu’on applique les règles prévues pour le travail quotidien. C’est que la règle apparaît, ainsi que l’écrit 0. Favereau, comme un dispositif qui permet le fonctionnement des organisations. Ce qui est important à retenir c’est cette dissociation, certes partielle mais réelle, entre la loi et la règle qui en prison est pourtant souvent issue de la loi.
- Le rapport à l’autre, ici le détenu, se traduit par le fait qu’en général il paraît aux surveillants qu’il vaut mieux ignorer les délits commis par les détenus (sauf peut-être lorsqu’il s’agit de sécurité). D’une manière générale il vaut mieux aux yeux de ces surveillants, limiter les contacts avec les détenus tout en sachant bien que ce n’est pas en demandant régulièrement des sanctions à l’encontre des détenus qu’on arrive à régler les problèmes. D’ailleurs cela marche bien avec les détenus plus en se conduisant de façon à obtenir le respect des détenus qu’en faisant preuve de “compétence”.
- La qualité essentielle du surveillant c’est l’honnêteté pour plus de la moitié des répondants. Ceci peut être interprété comme un écho à la méfiance fréquente qu’on rencontre à leur égard et ce dès la lecture du Code de procédure pénale qui interdit par exemple aux personnels de recevoir cadeaux et dons de la part des détenus ou de leurs familles manifestant ainsi très clairement la crainte de la corruption.
- Avec le temps il y a une sorte de réajustement des visées de carrière et un nombre croissant de surveillants estiment qu’ils resteront surveillants.
- D’un point de vue méthodologique il faut retenir l’importance des phénomènes de reconstruction rétroactive, notamment à propos des raisons affichées pour justifier l’entrée dans l’Administration pénitentiaire puisqu’avec le temps le pourcentage de raisons utilitaristes invoquées pour cette entrée ne fait qu’augmenter. Autrement dit, il n’y a presque jamais de réponses qu’on peut qualifier de strictement objectives.

Si socialisation professionnelle il y a, ce qui a été montré ici, il reste à s’interroger sur les facteurs qui la provoquent. Ce qui différencie le plus les deux promotions qui ont été suivies, la 130e promotion principalement et la 129e en second lieu, c’est d’abord et avant tout la formation initiale qui était plus longue et avec des stages sur le terrain un peu plus longs et plus différenciés pour la 130e promotion que pour la 129e promotion. A la sortie de l’E.N.A.P les membres de la 129e donnaient l’impression d’être “en retard” sur ceux de la 130e. Il y a donc bien eu un effet de la formation initiale mais il est difficile de repérer parmi les divers éléments composant cette formation la ou les causes de ces différences de comportement. Il semble cependant qu’on peut faire l’hypothèse que ce décalage entre les deux promotions est dû à une moindre connaissance de la prison et du métier de la part des membres de la 129e promotion. Avec le temps cet écart dans la connaissance s’est effacé et les deux promotions ont eu nettement tendance à se rapprocher, preuve de la socialisation, notamment par le contact avec les pairs. Il faut pourtant moduler ceci par l’effet des affectations (maisons d’arrêt petites ou grandes, centres de détention ou maisons centrales), c’est-à-dire des situations de travail concrètes.
- Tous les résultats obtenus donnent à penser qu’il existe une véritable culture du groupe surveillant que les recrues acquièrent progressivement même si on n’a pu en présenter que certains aperçus seulement. Ce qui semble clair à ce propos, c’est la confirmation que les surveillants ne sont pas forcément antidétenus comme souvent le public en a l’image même s’ils considèrent qu’on en fait trop pour les détenus et pas assez pour les surveillants. D’ailleurs, à leurs yeux, se retrouver détenu, cela peut arriver à n’importe qui. Une reprise de cette enquête sur les mêmes surveillants, en parallèle avec une reprise de l’enquête sur les mêmes policiers, dans quelques années, serait à coup sûr particulièrement intéressante.