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> Edito

La prison n’est pas un lieu de soins, la prison tue.

Mise en ligne : 5 juillet 2010

Dernière modification : 6 juillet 2010

Jean-Luc Dupré a mis fin à ses jours au Centre Pénitentiaire de Liancourt le 8 mars 2010. Depuis, Nicolas Rahmani, psychologue dans cet établissement, a été écarté pour avoir osé dénoncer le refus d’Hospitalisation d’Office de son patient.

Texte de l'article :
Jean-Luc DUPRE
Suicidé au CP de Liancourt le 08 mars 2010
 
Jamais de ma carrière un suicide n’aura été aussi prévisible…
Jamais de ma carrière je n’ai autant alerté sur l’imminence d’un suicide…
Jamais de ma carrière je n’ai été confronté à une telle surdité de la part d’un chef de service…
Jamais de ma carrière je n’ai été renvoyé, pour avoir fait mon travail…
 
 
Psychologue clinicien du CHI de Clermont de l’Oise, sur mise à disposition et affecté au CP/CD de Liancourt, j’ai été renvoyé brutalement de la Fédération de Soins aux Détenus le 05 mai 2010, pour avoir dénoncé ce que l’on aurait bien aimé que je taise, à savoir les conditions inadmissibles du suicide d’un de mes patients, le 08 mars 2010, monsieur Jean-Luc DUPRE.
De nombreuses fautes ont été commises, tant médicales que pénitentiaires. Fautes que j’ai eu, pour certains, le tort de dénoncer auprès de ma hiérarchie puis des autorités. Aujourd’hui des enquêtes sont en cours et détermineront les responsabilités. J’ai décidé, après m’être souvent tu sur les violences psychologiques voire physiques auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés dans notre exercice en milieu carcéral, de ne pas me taire cette fois. Lorsqu’il y a mort d’homme, je ne peux plus me taire. Lorsque plus tard j’apprends que ce n’est pas la première fois, je peux encore moins me taire.
Afin que l’on comprenne la situation, je joins une partie du courrier que j’ai adressé le 17 mai dernier au Ministre de la santé ; au garde des Sceaux ; à M. Robert Badinter, sénateur, qui a saisi la CNDS à ma demande ; à M. Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’Etat à la Justice ; à l’inspection générale des affaires sociales ; à l’agence régionale de santé de Picardie ; au Conseil national de l’ordre des médecins ; à Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Beauvais ; à MM. Gilbert Barbier, Jean-René Lecerf, Jean-Pierre Michel, sénateurs, et Mme Christiane Demontès, sénatrice :
 
« Psychologue clinicien au centre pénitentiaire de Liancourt (fédération de soins aux détenus, FSD) jusqu’au 4 mai 2010, je tiens à vous alerter sur les conditions dans lesquelles M. Jean-Luc Dupré, l’un de mes patients, s’est suicidé le 8 mars 2010, dans sa cellule du quartier maison d’arrêt du centre pénitentiaire de Liancourt.
 
 
 
 
 
1. Un patient qui avait fait quatre tentatives de suicide depuis août 2009
 
Son suicide correspondait à sa cinquième tentative depuis 2009. M. Dupré a fait une première tentative en août 2009, consécutive aux violences contre son épouse ayant motivé son incarcération, ce qui a entraîné son hospitalisation au centre hospitalier (CH) de Beauvais. Il a été écroué le 7 septembre 2009. Il a fait trois autres tentatives, la dernière en janvier 2010, et à chaque fois a été sauvé in extremis par le service de réanimation de l’hôpital de Creil. Chacune de ces quatre tentatives s’est faite par ingestion médicamenteuse, et a occasionné un coma. Lors de la tentative de janvier 2010, son co-détenu, qu’il avait semble-t-il contraint à ingérer une partie des médicaments, a également été découvert inanimé.
Le risque suicidaire évident du patient a été identifié dès son incarcération. La fiche d’observation du quartier arrivants (9 septembre 2009) mentionne sa tentative de suicide d’août 2009, et la grille d’aide à l’évaluation du potentiel de dangerosité et de vulnérabilité (15 septembre 2009) mentionne une tentative de suicide par médicaments et reconnaît des « risques auto-agressifs ».
Face à un patient au risque suicidaire aussi évident, les administrations pénitentiaire et hospitalière ont pris des mesures. L’administration pénitentiaire l’a placé sous surveillance spéciale. En ce qui concerne l’administration hospitalière, il a fait l’objet, depuis son incarcération, d’un suivi et d’un traitement psychiatriques (Dr S., chef du service de la fédération de soins aux détenus) et psychologique, dans un premier temps hebdomadaire avec un unique psychologue thérapeute (moi-même), puis (à compter de février 2010) toutes les deux semaines avec deux psychologues co-thérapeutes (moi-même et une collègue).
 
2. Un refus du chef du service psychiatrique de demander une hospitalisation d’office, malgré l’imminence évidente d’une nouvelle tentative de suicide
 
a. Les faits
 
- Plusieurs faits objectifs indiquaient, à compter du lundi 1er mars 2010, qu’une nouvelle tentative de suicide était imminente :
- tentative de détournement et de stockage de son traitement médicamenteux, constatée par les infirmiers le 1er mars, et traduisant de manière incontestable son intention de passer à l’acte ;
- aggravation manifeste de son état psychologique, consécutive notamment à l’interruption du traitement médicamenteux par le Dr S. en conséquence des faits indiqués ci-avant et manifestée notamment dans un courrier qu’il m’a adressé le 3 mars 2010 ;
- survenue simultanée de facteurs de stress importants : initiation d’une procédure de divorce (pour laquelle il avait demandé l’aide juridictionnelle totale le 15 février) ; erreur du juge d’instruction, qui l’a informé d’un permis de visite de son fils (signalé par M. Dupré à l’administration pénitentiaire le 3 mars 2010), avant d’indiquer à l’administration pénitentiaire qu’il s’agissait d’une erreur (5 mars 2010) ; imminence d’une confrontation avec sa fille, prévue le 8 mars 2010 ;
- refus des entretiens psychologiques programmés et des entretiens psychiatriques. Dans son courrier précité du 3 mars 2010, il m’indiquait que son mal-être, aggravé par l’interruption du traitement médicamenteux, était trop grand pour lui permettre de se rendre à l’entretien psychologique. Le 4 mars 2010, il a refusé de rencontrer le Dr K., psychiatre vacataire remplaçant le Dr S., absent ce jour-là.
 
 
L’imminence d’une nouvelle tentative de suicide semblait alors évidente.
 
Le 4 mars 2010, en l’absence du Dr S., ma collègue co-thérapeute et moi-même avons obtenu du Dr Olivier Sannier (chef de l’UCSA) qu’il accepte de demander une hospitalisation d’office (HO) le vendredi 5 mars au soir, sous réserve de l’avis du Dr S.. Lors de la réunion de service du 4 mars 2010, j’ai explicitement demandé qu’à son retour le lendemain le Dr S. fasse une telle demande (comme le montre le compte-rendu de la réunion). Toujours le 4 mars, ma collègue co-thérapeute et moi-même avons demandé au chef de détention une vigilance accrue, qui compte tenu du risque vital encouru par les co-détenus de M. Dupré (cf. modalités de sa tentative de suicide de janvier 2010) s’est traduite par le remplacement, le 5 mars au soir, de ses deux co-détenus par deux détenus plus solides physiquement, ce qui montre bien que le risque était reconnu par l’administration pénitentiaire. Dans une note en date du 5 mars 2010, M. D., conseiller d’insertion et de probation, signalait le risque accru de suicide au chef de bâtiment.
 
C’est alors que, contre toute attente, à son retour le 5 mars, le Dr S. a refusé, à 14 h 15, de demander une HO comme je le sollicitais, alors même qu’elle n’avait pas reçu le patient (elle le croisera juste quelques instants dans les couloirs en sortant de la prison). Je suis retourné voir le Dr Sannier, qui s’est plié à la décision de sa consoeur, pour ne pas alimenter un conflit institutionnel déjà fort entre l’UCSA et la FSD, et prenant acte de l’avis d’une consoeur spécialiste en psychiatrie.
 
b. Les arguments mis en avant par le Dr S. :
 
 
 
Apparemment le refus du Dr S. de demander une HO s’explique par le fait qu’elle avait déjà été contrainte ce jour-là de demander, sous la pression d’un magistrat, une HO qu’elle avait initialement refusée.
Les arguments mis en avant les jours suivants pour justifier sa position ne sont pas convaincants.
Elle a évoqué son « intuition clinique ». Il est vrai que tout refus ou demande d’HO se fait sur la base d’une intuition clinique, et que, dans une activité comme la psychiatrie où le « risque zéro » n’existe pas, on ne peut reprocher à un médecin d’avoir parfois de mauvaises intuitions. Encore faut-il qu’il prenne en compte l’information disponible. On ne peut admettre qu’un médecin balaie d’un revers de main non seulement le point de vue des thérapeutes habituels du patient, mais aussi des faits aussi incontestables que ceux indiqués ci-avant, et, sans avoir rencontré le patient, refuse de demander une HO, pour ensuite tenter de se déresponsabiliser et de prétendre qu’il n’y avait pas d’éléments cliniques alertant ce vendredi 5 mars.
 
Le Dr S. a également affirmé avoir refusé de demander l’HO aux motifs qu’il n’y avait pas de cellule d’isolement libre à l’hôpital et qu’elle ne demandait jamais d’« HO préventive » (du suicide). Ces deux arguments ne sont pas plus convaincants. En effet, comme le Dr S. l’a explicitement reconnu lors de la réunion de service du 11 mars 2010, en cas de nécessité l’hôpital libère une cellule d’isolement pour y placer un détenu. Quant à l’argument « de principe » selon lequel le Dr S. ne demanderait pas d’« HO préventive », il est tout simplement faux, comme l’a montré quelques jours plus tard l’exemple d’un autre patient.
 
En fait, le refus de demander l’hospitalisation de M. Dupré résulte simplement d’un refus de prendre en compte l’information disponible lorsque la demande lui a été faite, ce qui est une attitude pour le moins paradoxale de la part d’un chef de service.
Je dois ici souligner que c’était la deuxième fois que je demandais à ma chef de service de réaliser une HO, le cas précédent (patient délirant) n’ayant pas soulevé d’objection de sa part.
 


3. Le suicide du patient le 8 mars 2010, dans des conditions qui suscitent des interrogations sur la responsabilité de l’administration pénitentiaire
 
M. Dupré s’est suicidé le lundi 8 mars dans la nuit. Son corps a été découvert par une infirmière à 10 h 30, dans un état de rigidité. L’autopsie a conclu à un suicide par intoxication médicamenteuse. Je n’ai pas eu communication du rapport d’autopsie, mais selon les informations dont je dispose il aurait eu recours à des benzodiazépines.
Certes, l’administration pénitentiaire n’est pas restée totalement inactive :
- le patient était depuis son incarcération sous surveillance spéciale ;
- à la demande du Dr Sannier, suite à l’insistance de ma collègue co-thérapeute et de moi-même, le 5 mars au soir ses deux co-détenus ont été remplacés par deux détenus plus solides physiquement, pour les raisons indiquées ci-avant.
Cependant, il existe des doutes sérieux sur le fait que l’administration pénitentiaire ait bien réalisé ses rondes toutes les deux heures, comme elle était censée le faire. En effet, les benzodiazépines, même à très forte dose, ne peuvent tuer en moins de deux heures à ma connaissance.
On peut en outre s’étonner qu’un détenu puisse à quatre reprises accumuler suffisamment de médicaments pour tenter de se suicider.
 
 
4. Des précédents au centre pénitentiaire de Liancourt
 
Selon les informations informelles dont je dispose, deux autres suicides de détenus se seraient produits ces dernières années dans des conditions analogues, après refus de demande d’HO de la part du Dr S.. Dans le second cas, le Dr S. avait été sollicité par le Dr Caroline Tang, actuellement en poste à l’UCSA.
Ces faits mériteraient d’être investigués. »
 
Est il professionnel de s’entendre dire « je risque un conseil de discipline mais moi je suis chef de service ils ne peuvent pas me virer, c’est toi qui t’en vas » (propos tenus par le Dr S. lorsqu’elle m’annonce mon renvoi le 26 mars 2010).
 
Le Dr S. a beaucoup oeuvré pour les soins psychiatriques et psychologiques en prison. Elle a créé la Fédération de Soins aux Détenus, obtenu des moyens humains et matériels considérables, elle s’est battue pour assurer en milieu pénitentiaire une qualité et une quantité de soins très remarquables. Certainement l’un des meilleurs services de soins en prison de France. Mais le Dr S. peut aussi faire, parfois, preuve d’une surdité invraisemblable, et agir avec despotisme. Lorsque des patients le paient de leurs vies, même de façon indirecte, et des soignants de leurs postes, il est permis de s’interroger.
 
 Pour la seconde fois en deux ans, l’équipe de la Fédération de Soins aux Détenus a éclaté. Quelques mois avant mon arrivée en mai 2009 la psychiatre Anne D. a aussi été renvoyée très brutalement après seulement quelques mois d’exercice, par le Dr S., et une partie de l’équipe s’est déjà révoltée face à ce départ contraint. De nouveau, une partie de mes collègues ont marqué leur soutien à mon égard en particulier et face à la situation de soins en général.
 
Ces collègues auxquelles je rends un hommage appuyé sont depuis, pour deux d’entre elles, inquiétées. Marianne, Anne, Gretel, bravo pour votre courage.
 
D’autres collègues ont fait preuve d’une lâcheté certaine, entre mutisme et promesse d’engagement non tenue. Merci Quentin, Amalia, Coralina et enfin Jean-Philippe, le maître de la politique de l’autruche.
 
L’ensemble des médecins de l’UCSA et le professeur Michel Tort, qui m’a supervisé durant ce suicide, m’ont également apporté un soutien franc et total. Je tiens à les en remercier vivement ici.
 
Au delà des conflits que génère ce suicide, ce qui importe, c’est qu’une leçon en soit tirée, qui permette que cette situation ne se répète jamais. Quelle leçon ?
 
Il s’agit d’améliorer la prévention du suicide en milieu carcéral. Dans notre cas, il n’y a pas de problème de détection du risque suicidaire, mais un problème de conflits institutionnels majeurs et de « petits arrangements » entre un hôpital de secteur qui, comme souvent, répugne à recevoir la population carcérale, et un chef de service tout puissant qui décide, seule, de façon autoritaire, quel patient peut bénéficier d’une hospitalisation ou non.
 
Il faut donc que l’avis de professionnels de santé mentale, des psychologues, puisse être suivi en cas de crise suicidaire, particulièrement quand il s’agit de demande d’hospitalisation d’office. Il s’agit de ne pas donner tout pouvoir à un seul individu, toujours susceptible de commettre une erreur, même involontaire.
 
J’espère que les pouvoirs publics que j’ai alertés, réagiront face à cette situation après enquête.
 
Nicolas RAHMANI, psychologue clinicien non muselé et engagé.
 
 
A lire également l’article de maître Laure Heinich-Luijer publié sur le site Internet de Rue 89.
 
 
Contact presse :

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0660585125

Laure Heinich-Luijer
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