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La famille au risque de la prison : Solidarités et coûts sociaux de l’incarcération.

Mise en ligne : 4 avril 2008

Texte de l'article :

LA FAMILLE AU RISQUE DE LA PRISON
Solidarités et coûts sociaux de l’incarcération.

Gwénola RICORDEAU
Attachée temporaire d’enseignement et de recherche
Université Lille-III, Groupe de Recherche sur les Actions
et Croyances Collectives (GRACC), Lille (France)

Résumé
Les réflexions proposées ici sont notamment issues d’une recherche menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences sociales (« Les relations familiales à l’épreuve de l’incarcération. Sentiments et solidarités à l’ombre des murs », Université Paris IV -Sorbonne), s’appuyant sur une enquête de terrain, qui a notamment consisté à la réalisation d’une centaine d’entretiens avec des proches de détenus et des personnes incarcérées dans cinq établissements pénitentiaires français.
L’objet de cette communication est une approche critique du principe d’individualité des peines, basée sur l’exploration des effets de l’incarcération sur les proches et de la confrontation des solidarités familiales au système carcéral.
Il s’agit d’une observation classique : l’incarcération d’une personne a des coûts (financiers ou non) qui sont largement supportés par ses proches, qui disposent de plus ou moins de moyens de les neutraliser (capitaux économiques, culturels et sociaux). Notre enquête permet une description assez complète de ces différents coûts et des ressources mobilisées par les
proches pour y faire face.
La situation des proches de détenus est paradoxale : on leur demande à la fois d’être solidaires avec leur proche incarcéré, mais ils sont souvent considérés comme « coupables par association » et l’institution les prend rarement en compte. Par ailleurs, « faire son temps »
amène souvent le détenu, au cours de sa peine, à se détacher

Introduction
Les réflexions proposées ici sont notamment issues d’une recherche, menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences sociales (Ricordeau, 2005) [1], sur les relations affectives et familiales des personnes détenues. L’enquête de terrain sur laquelle cette recherche s’est appuyée a notamment consisté à la réalisation d’une centaine d’entretiens avec des proches de détenus et des personnes incarcérées dans cinq établissements pénitentiaires français (centres de détention de Bapaume et de Caen, maisons d’arrêt de Pau et des Baumettes, maison centrale de Clairvaux).
Notre recherche est partie d’une interrogation : le désintérêt flagrant (du moins en France) pour les proches de détenus de la part des politiques publiques et du système judiciaire (sauf avant la condamnation et au moment de la libération). Pourtant, le « sens commun » fait de la famille le premier facteur de délinquance.
Par ailleurs, en m’intéressant à la confrontation des liens familiaux et affectifs à l’incarcération, j’ai abordé un thème inexploré de manière qualitative en France. Centrée sur un événement (l’incarcération) et l’évolution des dynamiques relationnelles qu’il suscite, ma recherche questionne donc deux institutions : la prison, que l’on qualifie encore de « totale », et la famille, que l’on dit souvent « en crise ».
En explorant les effets de l’incarcération sur les proches (dans une approche classique en termes de « coûts sociaux ») et la confrontation des solidarités familiales au système carcéral, les proches de détenus apparaissent comme des « victimes secondaires » de l’incarcération, ce qui interroge / critique le principe de personnalité des peines. Malgré la diversité des expériences des proches de détenus, une identité collective est-elle concevable ? Au-delà de l’organisation de leur invisibilité, comment cette population a-t-elle été traitée par les politiques publiques ?
Nous développerons ici les trois axes de réflexion suivants :
1. Les proches de détenus comme « angle mort » des politiques et des sociologies de la famille et de la prison ;
2. Les proches de détenus comme « victimes secondaires » ;
3. Le « sens de la peine » des proches.

1. Le désintérêt des sociologies de la prison et de la famille, l’indifférence des politiques publiques
Notre sujet ne relève pas de ces « micro-objets » qui peuvent être, d’ailleurs, particulièrement pertinents et stimulants pour la sociologie. La prison est au centre du système pénal et son développement actuel n’annonce aucune révolution imminente. Quantitativement, cette recherche est loin de porter sur un groupe restreint de personnes. Selon l’INSEE (2002, 30-31), 54% des hommes détenus déclarent avoir un ou plusieurs enfants. Si on ajoute, aux 62 000 personnes détenues, les 63 200 mineurs et 320 000 adultes dont un proche (conjoint, parent, frère ou sœur, enfant ou beaux-enfants) est incarcéré, selon l’estimation de l’INSEE (id.), 500 000 personnes seraient concernées par la question des liens familiaux et de la prison.
Les proches des personnes détenues constituent pourtant un « angle mort » de la sociologie française - qu’elle porte sur la famille, la prison ou la délinquance. La criminologie s’est toujours davantage intéressée aux délinquants qu’aux victimes. Par ailleurs, les conditions de la vie carcérale la préoccupent davantage que celles de la libération - sauf lorsqu’elle se risque à prévoir la récidive. Mais les proches de détenus ont été également largement oubliés par les politiques publiques - au moins jusqu’à l’an 2000. Les proches de détenus sont ignorés par le système judiciaire, sauf avant la condamnation et au moment de la libération. Pourtant, le « sens commun » fait de la famille - dissociée, recomposée, absente, désunie ou dysfonctionnante - le premier facteur de délinquance (Mucchielli, 2000).
L’orientation de la sociologie carcérale sur la question des relations sociales « à l’intérieur » participe à l’occultation des relations familiales des détenus. Considérant la nature et l’étendue des effets de l’emprisonnement d’un proche, on s’étonne que la sociologie - portant sur la prison ou la famille - se désintéresse de cette violation du principe de personnalité de la peine. Surprise similaire lorsqu’on songe aux souffrances engendrées par l’absence, la stigmatisation, voire la culpabilité des enfants dont les parents sont détenus, largement éludées par les politiques familiales.
La sociologie carcérale nord-américaine a pourtant abordé la question des liens familiaux des détenus depuis plusieurs décennies. En effet, les premiers travaux entrepris sur les prisons, en se concentrant sur les sous-cultures et les codes des détenus, autour du concept de « prisonization » (Clemmer, 1940), ont souligné le rôle d’incitation à la discipline des visites conjugales. Les travaux ultérieurs, en insistant sur les conséquences sociales de l’incarcération, ont inspiré les débats sur la récidive et la réinsertion des délinquants, surtout à partir des années 1980. La rengaine américaine du « what works ? » a conduit à des études dégageant des facteurs prédictifs de la récidive et dans lesquelles la famille apparaît comme le meilleur garant d’une future réinsertion
L’extrême visibilité de la prison sur la scène médiatique en l’an 2000 - après celle du tournant des années 1970-80, marquée par des révoltes de détenus - et sa brève inscription sur l’agenda politique n’ont que partiellement permis l’émergence d’un intérêt politique pour la question des liens familiaux des personnes détenues. Cela s’explique en partie par l’absence de constitution, en groupe représentatif et revendicatif, des proches de détenus [2] : La médiatisation des quelques femmes, en avril 2001, à l’origine d’un Collectif de Défense des Familles et Proches de Personnes Incarcérées, a été sans commune mesure avec leur capacité à rassembler d’autres proches. Par ailleurs, les mobilisations de proches de détenus sur les suicides et décès suspects en détention, notamment l’Association des Familles en Lutte contre l’Insécurité et les Décès en détention (AFLIDD), liée au Mouvement Immigration Banlieue (MIB), créée en novembre 1999, ont peu à peu disparues.
L’émergence d’un intérêt, en France, pour les relations familiales et affectives des personnes détenues, a en fait surtout été influencée et inspirée par des expériences étrangères, jugées exemplaires : « parloirs intimes », unités « mère-enfants », mesures de réduction de l’incarcération des parents de jeunes enfants, etc. L’évolution de la politique pénitentiaire française doit également beaucoup à l’évolution du droit international et aux organismes internationaux, certes consultatifs et prescriptifs.
Les études menées par le Crédoc (Le Quéau, 2000) et par l’Insee (2002) sur les proches de détenus constituent, à notre sens, un tournant pour la question des proche de détenus, qu’a enrichi l’approche de Chantraine (2004). Cela a permis de dépasser les témoignages, comme celui de Maksymowicz (2000), et de sortir du cadre restreint de la sexualité entre les détenus et leurs proches.

2. Les proches de détenus, « victimes secondaires » : précarisation et stigmatisation
Jusqu’à l’an 2000, les proches de personnes incarcérées ont donc constitué un « angle mort » de la sociologie française et des politiques publiques. Précarisés et stigmatisés, souvent considérés comme victimes ou complices des détenus, ils sont confrontés à des injonctions ambiguës, voire contradictoires (être responsables, solidaires et garantes du délinquant) du système pénal.
Il s’agit d’une observation classique : l’incarcération d’une personne a des coûts (financiers ou non) qui sont largement supportés par ses proches, qui disposent de plus ou moins de moyens de les neutraliser (capitaux économiques, culturels et sociaux). Notre enquête a permis une description assez complète de ces différents coûts et des ressources mobilisées par les proches pour y faire face.
Notre travail montre les incidences du prononcé d’une peine sur des personnes qui n’en sont pas parties prenantes et questionne donc la réalité de l’application du principe de pénologie selon lequel la peine doit être spécifique à celui qui la reçoit : les proches de détenus, en particulier leurs enfants, sont les victimes secondaires de l’incarcération. L’application à l’appareil de justice de la notion de « coûts sociaux » montre comment l’impact du passage dans le pénal peut être neutralisé par les individus et les familles grâce à l’aisance financière, l’éducation, les aptitudes (ou « habitus sociaux ») et le réseau de relations.
La formule selon laquelle, en prison, « on est nourri, logé, blanchi » - aux frais du contribuable - permet parfois d’éluder une terrible réalité : la pauvreté en prison. Or les proches sont souvent les premières personnes à supporter le coût d’une incarcération. Non seulement la vie en prison coûte cher, mais l’incarcération se traduit généralement, pour les proches, par une diminution des ressources et l’apparition de nouvelles charges - l’avocat et les visites notamment.
La rareté du travail en prison explique la charge financière qui incombe aux proches de détenus. En moyenne [3], les proches dépensent 200 euros par mois pour la personne incarcérée, alors que les revenus de 53% de ces personnes sont inférieurs à 900 euros. La fréquente précarisation entraînée par l’incarcération d’un proche explique également que 39% des conjoints et parents de détenus quittent leur emploi ou changent d’activité pour pouvoir s’occuper davantage de la personne incarcérée.
Le coût d’une visite au parloir dépend non seulement de la distance et du prix des transports, mais aussi de la disponibilité qu’elle induit. L’éloignement croissant des prisons des centres villes et l’incarcération fréquente du détenu loin du lieu de résidence de ses proches - voire les transferts réguliers dont il peut faire l’objet et que l’Administration justifie pour des raisons de sécurité - expliquent que le coût moyen d’une visite [4] à un détenu en maison d’arrêt est de 25 euros et de 39 euros pour un détenu dans un établissement pour peines. Pour la moitié des familles interrogées, le coût d’une visite est environ de 7,5 euros, mais pour 20% d’entre elles, il se situe entre 30 et 150 euros.
Selon les milieux sociaux et culturels, les individus disposent de plus ou moins de ressources pour s’accommoder de la nouvelle nature des liens : par exemple, l’instruction qui facilite la correspondance avec le détenu et l’Administration (judiciaire et carcérale), l’exercice d’une profession libérale qui accorde plus de disponibilité pour se rendre au parloir, etc. Mais les différences sociales et culturelles se manifestent également à la sortie, pour surmonter les handicaps sociaux liés à l’incarcération (recherche de travail). Les conditions de sortie (les « chances de réinsertion ») de ceux qui sortent seuls sont incomparables avec celles des personnes qui sont « attendues » (pour reprendre une expression propre au monde carcéral).
Les différentes configurations de la solidarité familiale dépendent du délit/crime entraînant l’incarcération (le jugement des proches et le niveau de désapprobation sociale) et des ressources propres à l’individu (origines sociales, niveau d’études, ...) et à son entourage (structure familiale, réseau de sociabilité, ...). Les proches de détenu évoquent toutefois très souvent un « sentiment de honte », car elles sont considérées (ou se considèrent) comme responsables des actes de la personne incarcérée, voire « coupables par association ». A ce sentiment de honte, s’ajoute souvent l’inquiétude pour la sécurité de leur proche incarcéré et ses fréquentations en détention.
La confrontation au système pénal peut avoir un rôle de marquage social pour ces « désaffiliés économiques et relationnels » [5] que sont fréquemment les proches de détenus. Mais elle est également généralement vécue comme une insulte à leurs proches par les détenus, et comme une punition par les proches eux-mêmes. Cette impression est exprimée par les proches de détenus (« nous aussi on est en prison ») et les personnes incarcérées (« moi, c’est pas grave, c’est pour ma famille que ça m’embête... »). Au sentiment de stigmatisation, s’ajoutent des éléments objectifs, résultats du mépris dans lequel l’institution tient les proches des détenus et les liens qui l’unissent à la personne incarcérée.
L’absence de considération se manifeste notamment dans le manque d’information fournie aux proches, par exemple lors du transfert du détenu vers un autre établissement, de son extraction (pour raison médicale ou judiciaire), de maladie, voire de décès. On sait le pouvoir et le savoir intimement liés. L’ignorance dans laquelle sont tenus les proches fait donc écho à cette sentence, souvent entendue dedans : « On sait quand on rentre, mais pas quand on sort... »
Les rapports sexuels [6] sont interdits au parloir. Si les faits sont rarement pénalisés, ils font par contre souvent l’objet d’une qualification disciplinaire, pouvant entraîner le placement, pour 30 jours, en cellule disciplinaire (« mitard »), la suppression du permis de visite ou sa suspension et/ou le déroulement des parloirs avec un hygiaphone. La répression de la sexualité est différemment vécue selon la longueur des peines et le type d’établissement où la personne est incarcérée. Les conditions dans lesquels les rapports sexuels ont lieu (sans aucune intimité), malgré leur interdiction, sont largement perçues comme humiliantes et/ou traumatisantes, contribuant à faire de la sexualité un acte hygiénique.
On observe fréquemment que les femmes sont moins soutenues que les hommes, mais qu’on leur demande davantage d’être solidaires. Cette observation, conjuguée à l’intérêt de la sociologie de la prison pour la socialisation carcérale, fait de l’explication de la rupture ou du maintien des liens familiaux un des enjeux de notre recherche. Nous avons identifié trois
variables susceptibles de l’expliquer : les contraintes du système carcéral, le jugement moral porté sur le délit/crime et la structure familiale. Institution naturellement inégalitaire, la famille repose sur un système de droits et de devoirs. Les modes de domination sont liés à l’âge, au genre, aux liens de parenté. On n’attend pas la même aide d’un frère ou de ses parents, de sa mère ou de son père. Mais peut-on espérer la même solidarité de ses proches quels que soient l’acte poursuivi et la durée de la peine purgée ?

3. Le « sens de la peine » des proches : responsabilité, solidarité, caution
La situation des proches de détenus est paradoxale : on leur demande à la fois d’être solidaires avec leur proche incarcéré, mais ils sont souvent considérés comme « coupables par association » et l’institution les prend rarement en compte. Par ailleurs, « faire son temps » (la « prizonisation ») amène souvent le détenu, au cours de sa peine, à se détacher de ses proches, qui sont pourtant les meilleurs garants de sa future réinsertion.
Les compagnes de détenus font figure, dans les dossiers de réinsertion, d’éléments positifs. La lecture des rapports établis par les C.I.P., les experts et les surveillants sont éloquents du rôle qui leur est attribué. Pour correspondre à l’image de la « femme salvatrice » et être un « facteur stabilisateur », elles doivent être « structurantes », « maternantes » et « sécurisantes ». Pourtant, on reproche parfois cyniquement au détenu de ne pas la connaître « vraiment » puisqu’il l’a rencontrée par l’intermédiaire de petites annonces et n’a donc jamais vécu avec elle de relations « intégrant un environnement normal ». Et que dire lorsqu’on lui demande de prouver sa « normalité sexuelle », après des années de prison, alors que tout y induit l’anormalité ?
Au moment du procès ou de la préparation de la libération, la famille est sollicitée, présentée comme garante. Les proches de détenus ne sont d’ailleurs pas dupes du discours institutionnel, d’où émane la tentation d’une police des familles [7] : ils expriment fréquemment leur impression d’être autant jugés que le prévenu. Les liens familiaux (leur qualité) sont examinés lors des procès, notamment par les cours d’assises. Les juges et les travailleurs sociaux évoquent d’ailleurs parfois, publiquement, lors des audiences, la responsabilité qu’ils imputent à l’entourage dans les faits jugés. Les liens familiaux sont également évalués par le juge de l’application des peines, qui décide des libérations provisoires ou anticipées, des aménagements de peine (comme la semi-liberté) et des permissions.
La solidarité des proches est une ressource pour la personne incarcérée à l’intérieur de l’institution, notamment vis-à-vis des codétenus : être « soutenu » ou « indigent », pour reprendre des termes propres au monde carcéral. Dans les établissements pour peines, le parloir est une véritable une « distinction », de même qu’une correspondance régulière. Les photos (la qualité de ceux qui posent, leur « tenue ») et leur usage (leur affichage ou leur dissimulation, aux codétenus et aux surveillants) font également office de « distinction ». les liens avec l’extérieur permettent au détenu de se prévaloir, face au surveillant, d’être un « homme comme un autre », notamment par l’accès aux femmes, donc à la sexualité (et surtout à l’hétérosexualité). Chez les femmes détenues, cette revendication d’une identité « normale » passe davantage par les enfants, c’est-à-dire le fait d’être « une mère comme une autre ».
La prison n’a cessé, depuis son invention, de se réformer : « la “réforme de la prison” est à peu près contemporaine de la prison elle-même » [8]. On évoque parfois, en référence au concept d’« institution totale » de Goffman [9], une « détotalisation » de la prison. Celle-ci serait synonyme de son ouverture sur l’extérieur, de sa normalisation et d’un souci croissant pour que l’incarcération n’aboutisse pas à la marginalisation sociale. Mais comment adhérer à cette idée alors que l’isolement nourrit le projet carcéral et qu’à la connivence des acteurs du système pénitentiaire pour distendre les liens familiaux des détenus répond un consensus mystificateur sur la nécessité de leur maintien ?
Au-delà de la question de savoir si la prison est réformable (c’est-à-dire dans quelle mesure son « humanisation » est compatible avec le projet social et politique qu’elle met en place), nous doutons de la possibilité que des aménagements carcéraux, comme les UVF, permettent significativement d’éviter la rupture des liens familiaux et/ou amicaux des personnes détenues, tant que la fonction de la prison comme « mise au ban » des délinquants primera sur celle de la réparation et de la réhabilitation. D’autant que ceux désignés comme délinquants sont essentiellement ceux déjà socialement défavorisés et stigmatisés. Le mythe d’une prison resocialisante la rend acceptable, en dissimulant efficacement sa fonction officieuse de lieu de sûreté [10]. Si les proches des détenus peuvent être considérés comme des victimes « secondaires », c’est que « la véritable visée idéologico-politique de l’appareil pénal serait plutôt les familles que les individus » [11].
La prison est, paradoxalement, une institution qui veut ré-insérer en dés-insérant, rééduquer dans un milieu foncièrement pathogène. D’ailleurs, l’étalon disciplinaire en prison - le placement au « mitard » - a pour conséquence la privation de parloir. La prison punit en reproduisant ce qui est criminogène : l’isolement social, les ruptures familiales, etc. La
proportion de détenus qui racontent que leur première « entrée en prison » a eu lieu pendant leur enfance - pour rendre visite à un parent au parloir - est simplement accablante.

Conclusion
Pour conclure, je présenterais deux réflexions.
Le prononcé d’une peine affecte et sanctionne souvent bien plus qu’une personne. Or les proches de détenus supportent une grande partie du coût social de la justice. Nous avons vu que, confrontés - à leur corps défendant - au système judiciaire et carcéral, les proches de détenus doivent s’accommoder simultanément d’injonctions contradictoires (être, successivement, responsables, solidaires et garantes du délinquant) et d’une forte stigmatisation. L’analyse des discours institutionnels, comme le récit des proches de détenus invite à penser qu’on leur demande finalement moins leur solidarité que leur pénitence.
Enfin, travailler sur les proches de détenus permet de participe au dévoilement des fonctions du système pénal et à la deconstruction du mythe d’une prison resocialisante, mythe qui la rend acceptable. On s’inscrit donc dans la perspective qui amène des auteurs (Pires, Landreville, 1981, 339) à conclure que « la véritable visée idéologico-politique de l’appareil pénal serait plutôt les familles que les individus ».

Références
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CHANTRAINE G., 2004, Par-delà les murs, Paris, PUF / Le Monde.
CHAUVENET A., 1998 « Guerre et paix en prison », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n°31.
COMBESSIE P., 1996, Prisons des villes et des campagnes, étude d’écologie sociale, Paris, éd. de l’Atelier.
COMITE EUROPEEN POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS (CPT), 2004, Rapport au
Gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée par le c.p.t. en France du 11 au 17 juin 2003. Disponible sur : <http://www.cpt.coe.int/fr>.
DONZELOT J., 1977, La police des familles, Paris, éd. de Minuit.
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INSEE, 2002, « L’histoire familiale des hommes détenus », Synthèses, n 59.
LE QUEAU P., dir., 2000, « “L’autre peine”. Enquête exploratoire sur les conditions de vie des familles de détenus », CREDOC (Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie), Cahier de Recherche, n°147.
LESAGE DE LA HAYE J., 1978, La Guillotine du sexe : la vie affective et sexuelle des prisonniers, Paris, éd. de l’Atelier.
MAKSYMOWICZ D., 2000, Femme de parloir, Paris, L’Esprit frappeur.
MUCCHIELLI L., 2000, Familles et délinquances. Un bilan des recherches francophones et anglophones, Guyancourt, CESDIP.
PIRES A., LANDREVILLE P., 1981, « Système pénal et trajectoire sociale », Déviance et société, n°5.
RICORDEAU G., 2003, La solidarité familiale à l’épreuve de l’incarcération (sous la direction scientifique de F. Chazel), Paris, GIP Droit et Justice (Ministère de la Justice).
RICORDEAU G., 2005, Les relations familiales à l’épreuve de l’incarcération. Sentiments et solidarités à l’ombre des murs, th. doct., Université Paris IV. Disponible sur : < http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00116347/en/ >.
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WELZER-LANG D., FAURE M., MATHIEU L., 1996, Sexualité et violences en prison : ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Arléas / OIP.
Gwénola RICORDEAU
Adresse professionnelle : UFR des Sciences de l’Éducation,
Université Lille 3 - Charles-de-Gaulle,
Domaine universitaire du « Pont de Bois »,
BP 60149,
59653 Villeneuve d’Ascq Cedex,
France.
Téléphone : 33 (0) 6 16 10 21 76
Mail prof. : gwenola.ricordeau@univ-lille3.fr / ricordeaugwen@yahoo.fr

Notes:

[1Elle a bénéficié de l’appui financier du GIP Droit et Justice : Gwénola Ricordeau, La solidarité familiale à l’épreuve de l’incarcération (sous la direction scientifique de F. Chazel), Paris, GIP Droit et Justice (Ministère de la Justice)

[2À l’exception notable des proches de détenus politiques nationalistes (basques, bretons et corses)

[3Pierre LE QUEAU, dir., « “L’autre peine”. Enquête exploratoire sur les conditions de vie des familles de détenus », Cahier de Recherche, n°147, 2000

[4Pierre LE QUEAU, idem

[5Gilles CHANTRAINE, Par-delà les murs, Paris, PUF / Le Monde, 2004

[6La sexualité en prison est encore peu étudiée en France. Voir néanmoins : Daniel WELZER-LANG, Michaël FAURE, Lilan MATHIEU, Sexualité et violences en prison : ces abus qu’on dit sexuels, Lyon, Arléas / OIP, 1996 ; Carole CARDON, « L’organisation de la sexualité en prison comme instrument de gestion des longues peines », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, n°52, 1999, pp. 315-321

[7Jacques DONZELOT, La police des familles, Paris, Minuit, 1977

[8Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975

[9Erving GOFFMAN, Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968

[10Claude FAUGERON, Jean-Marie LE BOULAIRE, « Prisons, peines de prison et ordre public », Revue française de sociologie, n°1, 1992, pp. 3-32

[11Alvaro PIRES, Pierre LANDREVILLE, « Système pénal et trajectoire sociale », Déviance et société, n°5 1981