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« L’homme aux deux vies »

Mise en ligne : 6 mars 2006

Condamné à mort, incarcéré pendant dix-sept ans, Jacques Lerouge a consacré son existence d’homme libre à la réinsertion des détenus.

Texte de l'article :

NANCY. - L’horloge biologique de Jacques Lerouge s’était arrêtée pour toujours à 5 h 30 du matin. L’heure à laquelle le bourreau vient chercher le condamné à mort pour l’emmener vers la guillotine. Pendant quatre-vingt-douze jours, en 1971, le détenu Lerouge a connu cette angoisse, dans sa petite cellule spécialement aménagée pour lui à la maison d’arrêt de Rouen, surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par un maton. Dans l’attente du châtiment suprême.

Et puis, il y eut ce miracle : en juin 1972, sa peine est commuée en prison à vie. Dix ans plus tard, il bénéficie d’une réduction de peine. Enfin, en 1985, arrive le moment de la semi-liberté qu’il effectuera à Maxéville, près de Nancy, puis la libération : « Ce fut pour moi une renaissance », confiait-il.

Il tire et tue

Ce Breton, né en 1943 près de Saint-Malo, avait connu l’enfermement dès l’âge de 14 ans. Placé en maison de redressement à la suite d’un vol de moulin à café électrique, il est condamné une première fois à sept ans d’incarcération, mais il est libéré à 18 ans, sous contrôle judiciaire. Commencent alors « les années de corrida » comme il le racontait : cambriolages en série, vols de voitures, séjours en détention et tentative de suicide. Jusqu’à ce 5 juillet 1968. Avec deux complices, Lerouge attaque une banque dans l’Eure. Le braquage tourne à l’aigre, les trois malfrats sont pris en chasse. Ils se réfugient dans une maison apparemment inoccupée. Mais le propriétaire, un industriel parisien, est là. Il les surprend, s’ensuit une bagarre, Lerouge tire et tue. Il sera rattrapé quelques mois plus tard, en Belgique. La suite est connue.

En prison, Jacques Lerouge va « gamberger », tenter de s’évader aussi à Rouen, Clairvaux et Toul, puis se mettre à étudier. Il accumule les diplômes : CAP d’ébéniste, bacs scientifique et économique, diplôme de génie électrique, licence de psycho. Avec d’autres taulards, il crée même des orchestres et donne des concerts qui se terminent souvent par « Les portes du pénitencier ».

« Moins cher qu’un récidiviste »

Une fois libre en 1986, il n’aura de cesse de s’occuper de la réinsertion des détenus. La sienne en premier lieu. Il fréquente l’Institut lorrain de formation des adultes animé alors par Jean-Emile Grosjean, à Neuves-Maisons. Il reprend pied, devient chargé de mission de l’institut, mais n’oublie pas « les copains du dedans » : visites dans les maisons d’arrêt, séminaire à l’école de l’administration pénitentiaire, publication de livres, passages sur les plateaux de télévision. A chaque occasion, Jacques Lerouge plaide pour que « ces zombies qui sortent de prison » soient aidés et accompagnés. Il propose des remèdes simples contre la désocialisation, la misère et aussi la récidive. « Quand la société aura compris qu’un détenu réinséré coûte cinq fois moins cher qu’un récidiviste, on sera sur le bon chemin », disait-il en 1996, peu de temps après la sortie de son autobiographie intitulée « Condamné à mort ». Des propos qui dénotaient déjà avec le discours sécuritaire dominant.

Grâce à sa verve et à sa pugnacité, Lerouge était parvenu à convaincre des hommes politiques du bien fondé de son action au sein du monde carcéral. La semaine dernière, il avait reçu l’assurance du financement de son projet de foyer pour détenus malades ou âgés, à Charmes. Il voulait le lancer, le pérenniser surtout avant de prendre sa retraite.

François MOULIN 

Source : Est républicain du 18/02/06