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L’Express : Gardiens au bord de la crise de nerfs

Mise en ligne : 31 mars 2004

Texte de l'article :

L’Express du 29/03/2004
Gardiens au bord de la crise de nerfs

par Marie Cousin
http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/prison/dossier.asp

Alors que le nombre de détenus explose, les surveillants, en sous-effectif, sont eux aussi à bout. Trop vite formés, ils se sentent mal aimés et mal employés. Car beaucoup, loin des clichés sur les « matons », ne supportent plus d’être réduits au rôle de porte-clefs.

Le pied appuyé sur le bas de la porte et une main en contrepoids pour que le détenu ne puisse pas l’ouvrir à la volée. Un regard à l’intérieur, l’oeil à 30 centimètres du judas afin d’éviter tout risque d’être éborgné. Cliquetis dans la serrure. La cellule s’ouvre. Cela fait vingt-sept ans que Claude [1], 48 ans, répète les mêmes gestes. Vingt-sept années de pénitentiaire. Dans le couloir de la maison d’arrêt d’Epinal (Vosges), au plafond si bas qu’il donne l’impression d’être sous terre, la lumière jaune des néons rend l’atmosphère oppressante. « Surveillant ! » : l’appel retentit derrière l’une des portes. Claude entre et ressort avec un dessert destiné au voisin. « Contre deux cigarettes », explique-t-il. En vieux routier, il sait ce qu’il peut faire et ce qu’il doit interdire. Comme la plupart des surveillants, il n’a pas vraiment choisi de passer sa vie en prison. Il travaillait à l’usine, mais elle a fermé. Alors, il a passé le concours, pour être fonctionnaire. Il est devenu « maton ».

Depuis plusieurs mois, les prisons françaises sont mises au banc des accusés. En mars, l’administration pénitentiaire dénombrait 61 032 prisonniers pour 48 600 places, une première depuis la Libération. Certaines situations ont été qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » par le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT). Le 3 mars, une quarantaine de détenus de la centrale de Moulin-Yzeure (Allier) ont d’ailleurs refusé de regagner leurs cellules pour dénoncer leurs conditions de détention. Comment peuvent travailler les quelque 23 000 agents de surveillance, en première ligne face à des détenus à bout de nerfs ? Eux aussi sont sur le point de craquer.

« C’est aussi dangeureux d’y être incarcéré
que d’y travailler »

Pour la première fois, les syndicats de personnels pénitentiaires ont appuyé les rapports alarmants du CPT et de l’Observatoire international des prisons (OIP), et se sont élevés contre la politique du tout-carcéral du gouvernement. Dans certaines prisons, des surveillants se retrouvent à gérer jusqu’à une centaine de détenus chacun. A mille lieues du ratio normal de 1 gardien pour 2,5 détenus prévu par l’administration et que réclame le CPT. Pour faire face à l’augmentation du nombre de prisonniers, conjuguée à une vague de départs à la retraite du personnel, le ministère de la Justice est obligé de recruter à la chaîne. Depuis 1999, les effectifs des promotions d’élèves surveillants ont plus que doublé, passant de 300 à 700 jeunes recrues. La durée de formation, elle, a été divisée par deux. Aujourd’hui, on apprend le métier en quatre mois. Plus d’agents, plus de considération et davantage de mesures alternatives à l’emprisonnement : telles sont les revendications des syndicats, toutes obédiences confondues. Le moral à zéro, les surveillants sont retenus par, disent-ils, le durcissement des sanctions en cas de mouvement social, mais aussi par la crainte de perdre les avantages pécuniaires tirés des heures supplémentaires, si les effectifs augmentaient. Mais même l’administration pénitentiaire, qui met en avant ses efforts de recrutement, admet que la situation devient difficile.

Qui sont ces hommes et ces femmes qui acceptent de passer leur vie en prison ? Comment vivent-ils la situation actuelle ? Quelles relations un gardien peut-il entretenir avec des détenus entassés à cinq ou six par cellule ? L’Express est allé à la rencontre de ces surveillants qui - « statut spécial » oblige - prennent rarement la parole, se sentent « mal aimés », presque jaloux de l’attention portée aux prisonniers.

Nantes, 7 h 30, un jeudi de février. Devant les portes de la maison d’arrêt, près de 80 surveillants sur les 130 membres du personnel que compte l’établissement sont attroupés, transis de froid. Inquiets, le directeur et son adjointe viennent serrer quelques mains. Leur crainte ? Un mouvement classique avec blocage de la prison et barrage de pneus brûlés. Jusqu’à la dernière minute, les organisateurs laissent planer le doute. Enfin, le signal est donné : la manifestation se dirige vers le nouveau palais de justice. Devant cet étrange édifice, énorme cube noir tout droit sorti d’un film de science-fiction, les surveillants reconstituent une cellule de 16 mètres carrés dans laquelle vivent six ou sept détenus. « C’est aussi dangereux d’y être incarcéré que d’y travailler », explique Alexis Grandhaie (CGT), surveillant. La prison de Nantes dispose de 291 places. Aujourd’hui, entre 410 et 425 prisonniers y sont enfermés. « Or, dans les établissements, l’effectif des surveillants est calculé en fonction du nombre de places et non de détenus », explique Céline Verzeletti, secrétaire générale de la CGT pénitentiaire. Promiscuité, agressions, rackets : les détenus n’expriment que haine et rancœur envers cette institution qui les « entasse ». Devant les portes des cellules, en première ligne, les gardiens en sous-effectif encaissent. « Nous sommes au bout du rouleau, souffle l’un deux en accrochant une banderole réclamant la fermeture de la maison d’arrêt. On multiplie les heures sup, on se fait insulter et agresser à longueur de journée. »

Inhumaine, la surpopulation pose également des problèmes de sécurité. Deux fois par jour, les cellules doivent être fouillées. « C’est devenu impossible », explique Loïc, 31 ans, quelques heures après la manifestation, assis dans un bar qu’il a choisi éloigné de la prison, pour éviter les ragots. « Il faut sortir les détenus et les mettre dans les douches parce qu’il n’y a plus de place ailleurs. Résultat : on bloque ceux qui doivent se laver à ce moment-là. » Ouvrir et fermer des portes, nourrir les détenus : voilà comment la plupart des agents de Nantes évoquent leur quotidien. « Ici, le métier se résume à de l’hôtellerie, affirme Alexis Grandhaie. On est loin de notre vraie mission. »

Leur « vraie mission » ? D’après la loi, le surveillant est chargé d’assurer la sécurité et la discipline dans les établissements pénitentiaires. Mais il doit aussi participer à la réinsertion des détenus. Et toujours dans cet ordre de priorité. A chacun ensuite d’interpréter les textes. « Il y a deux types de surveillants, résume Dominique Lhuilier, psychologue ( L’Univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison , Desclée de Brouwer). Ceux qui pensent que la compassion fait partie de leur travail. C’est pour eux une manière de se revaloriser. Et les adeptes d’une conception plus ’’sécuritaire’’ du métier. »

Certains gardiens - les moniteurs de sport ou les responsables d’atelier - ont un rapport privilégié avec les détenus. Dans le hangar qui sert d’atelier à la maison d’arrêt d’Epinal, accoudé sur un établi, Thierry, 39 ans, n’a pas l’allure d’un surveillant. Il a troqué le pantalon bleu marine et le pull à double barrette blanche contre une combinaison verte. « Le contact avec le détenu n’est pas le même et l’absence d’uniforme fait beaucoup, souligne-t-il. Je les vois plusieurs heures par jour, je les connais bien. Et puis j’ai plus de temps que mes collègues en détention pour les écouter. »

« Détestés par les détenus, maltraités par la hiérarchie et dénigrés par la société »

Sur les coursives, en effet, la relation surveillant-détenu est plus proche du rapport de forces. Et celui-ci peut dégénérer. En novembre 2003, la Commission nationale de déontologie de la sécurité faisait état de violences commises par des surveillants sur des détenus de la prison de Maubeuge (Nord). En décembre, l’administration pénitentiaire ordonnait une inspection générale. Les conclusions n’ont pas encore été rendues publiques. Mais ces faits restent marginaux. La plupart du temps, pour « rester le patron à son étage » - comme ils disent - il faut négocier sec et savoir louvoyer. Appliquer le règlement à la lettre, c’est aller directement au clash. « L’ordre carcéral nécessite [...] de laisser se créer ou d’accepter certains types de relations entre détenus et d’en interdire d’autres de manière circonstanciée », écrit le sociologue Gilles Chantraine dans l’ouvrage qu’il vient de publier, Par-delà les murs (PUF). En théorie, laisser passer un objet entre deux cellules est strictement interdit par le Code de procédure pénale, la bible du gardien de prison. « Si je peux le vérifier, s’il est sans valeur, comme un CD - autrement dit, si ce n’est pas dans le cadre d’un racket - je laisse faire, explique Loïc, le surveillant de Nantes, qui a aussi passé cinq ans à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, dans la région parisienne. Pour les parloirs, c’est pareil : face à un détenu calme, on est plus cool, on ferme plus facilement les yeux quand il retrouve sa femme. »

Mais ce jeu d’équilibrisme, parfois, dérape. « Comme partout, chez nous, il y a des pourris, enchaîne Loïc. Un téléphone portable se négocie à près de 1 500 euros à l’intérieur. Certains arrondissent leurs fins de mois, mais c’est une minorité et ils se font vite repérer... » Allen, un ancien détenu qui a séjourné quatre ans à Fresnes et quatre ans au centre de détention de Melun, confirme : « Le bouche- à-oreille fonctionne très vite. On connaît les matons sympas, les fachos et les corrompus, explique-t-il. Je savais à qui m’adresser pour une bouteille de whisky à 150 euros. »

Entre les prisonniers, il existe aussi une sorte de hiérarchie implicite. Au bas de l’échelle, les « pointeurs », mêlés aux affaires de mœurs, et, tout en haut, les leaders de bande, les détenus politiques et les « VIP ». Si les premiers n’ont pas les moyens de négocier - ils sont rejetés aussi bien par les gardiens que par les détenus - les seconds, en revanche, ont quelques atouts. « Lorsqu’un surveillant m’énervait, explique aujourd’hui un ancien détenu basque, je lui rappelais gentiment que, dehors, j’étais soutenu par toute une organisation... »

Parfois, il y a collusion d’intérêts. « Une embrouille se préparait dans ma division, raconte fièrement Allen. Le gradé m’a appelé et m’a fait comprendre qu’il fallait que je calme le jeu parce que j’avais l’oreille des énervés. Je les connaissais bien : ils étaient de ma cité. En échange, j’ai eu le droit de faire rentrer une paire de chaussures. » Une douche supplémentaire ou une visite à l’infirmerie sans autorisation écrite pour obtenir des médicaments plus rapidement : tout se négocie. Mais, pour les détenus du haut de l’échelle, pas question de s’adresser au surveillant de base. Ils ne parlent qu’aux chefs. Ce qui a le don d’exaspérer les simples agents. « Ils nous considèrent comme leurs larbins, résume Loïc, de la maison d’arrêt de Nantes. Si je les laisse attendre, ils appellent le chef et je me fais engueuler. Pour eux, on est juste des porte-clefs. »

Loïc habite à quelques centaines de mètres de la prison. Mais il n’arrive jamais en uniforme. Sauf si le réveil n’a pas sonné et qu’il doit gagner quelques minutes pour ne pas rater l’appel et le passage de consignes de 6 h 45. Tout est bon pour ne pas dévoiler sa profession. Avec les filles, c’est pareil. « Je dis que je travaille pour le ministère de la Justice. Si elles ne me croient pas, je leur montre ma carte. » Il ouvre son portefeuille et retire délicatement le petit objet plastifié aux couleurs de la République : « Il suffit de bien mettre le doigt sur ’’surveillant pénitentiaire’’. »

Pas facile tous les jours d’assumer cette profession psychologiquement difficile et socialement déconsidérée. « Ils se sentent détestés par les détenus, traités comme de la piétaille par leur hiérarchie et dénigrés par la société », explique le sociologue Georges Benguigui, spécialiste de la question. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer de communiquer sur le sujet. Des publicitaires se creusent la tête pour rendre la profession attrayante au travers de spots télévisuels. Pas question de montrer les gardiens sur leur lieu de travail et en uniforme. Dans la première série, la tête dans le lavabo de son coiffeur, un jeune surveillant aux allures de gravure de mode souligne l’aspect « sécurité de l’emploi », avant d’exposer sa mission : « Etre au service de la justice et de la sécurité. » Actuellement sur les écrans, le deuxième spot se déroule dans les vestiaires d’une salle de sport. Une serviette portée virilement autour du cou, un homme d’une trentaine d’années explique que le métier ne consiste pas seulement à ouvrir et à fermer des portes, mais qu’il faut savoir écouter, comprendre les détenus et les préparer à leur sortie. Le but ? Casser l’image du « maton » véhiculée par les séries télévisées américaines. « La plupart des gens sont persuadés que nous portons une arme, une matraque à la ceinture et une casquette », ironise un jeune surveillant de la maison d’arrêt d’Epinal. En réalité, seuls les agents postés sur les miradors ont accès à un fusil. Quant à la casquette, cela fait longtemps qu’elle est remisée au placard.

D’après l’administration pénitentiaire (AP), la dernière campagne de recrutement aurait drainé près de 27 000 dossiers de candidature. « A ce stade, outre l’attrait de la sécurité de l’emploi, on peut penser que le changement d’image de la profession a joué en notre faveur », veut croire, optimiste, Jean Charbonniaud, sous-directeur des ressources humaines et des relations sociales à la Direction de l’AP. Avant d’ajouter, réaliste : « Ce n’est pas vraiment un métier que l’on rêve de faire : enfant, on joue au ’’pompier’’ ou au ’’policier’’, jamais au ’’surveillant de prison’’. »

Contrecoup de la dégradation de la situation économique, depuis les années 1980, le corps des agents pénitentiaires change de profil sociologique. La sécurité de l’emploi est devenue un atout de poids pour cette profession déconsidérée. Surtout dans le Nord et l’Est, particulièrement touchés par la crise : ces régions sont les premières pourvoyeuses de jeunes recrues. De plus en plus de candidats se présentant au concours, les exigences de recrutement augmentent. Résultat : aujourd’hui, un peu plus des deux tiers possèdent le bac et un tiers, un diplôme de l’enseignement supérieur. D’une moyenne d’âge de 30 ans, la plupart ont déjà exercé d’autres métiers en qualité d’ouvriers ou d’employés, notamment, avant d’entamer leur carrière dans la pénitentiaire. Autre évolution marquante depuis une vingtaine d’années : la féminisation de la profession. Un tiers des surveillants sont désormais des surveillantes. Depuis 2000, elles ont même le droit de travailler chez les « hommes ».

Comme à Fresnes, la prison des prisons. Accolée à la gigantesque porte vert foncé, une petite : l’entrée des visiteurs. Les poches vides, on traverse la petite cour d’honneur, avant de pénétrer dans le « grand quartier », surnom de la maison d’arrêt, où sont enfermés près de 1 300 hommes. Une légère odeur de cire et d’eau de Javel flotte dans l’air de cette forteresse plus que centenaire. L’immense couloir central, dont le parquet est entretenu par des générations de détenus, semble interminable.

Rez-de-chaussée, première division. Une cellule a été aménagée en un minuscule bureau. Celui de Fabienne Becker. Travailler avec les hommes, elle, personnellement, elle préfère. Chef de service pénitentiaire à la quarantaine dynamique, elle gère l’ensemble de la première division, soit une centaine de surveillants, une quinzaine de premiers surveillants et 500 détenus. « Les rapports sont plus francs, assure-t-elle. Certaines tâches, comme la fouille au corps, ne peuvent pas être effectuées par une surveillante, mais, pour le reste, les femmes sont aussi compétentes que les hommes. » Un avis que partage Corinne Héron-Mimouni, auteur de Matonne ! Mémoires de Fresnes et d’ailleurs (Ramsay) : « Entre un surveillant et un détenu, c’est un rapport de forces qui s’établit d’homme à homme, analyse-t-elle. Notre arme à nous, c’est la parole. » Les prisons pensées au masculin s’adaptent peu à peu. Les mentalités, elles, prennent plus de temps. Certains surveillants affirment que les femmes monopolisent les postes « protégés », moins fatigants, tel le contrôle de l’ouverture des grilles. Pas à Fresnes. Le long des coursives, à travers les mailles du filet antisuicide, on aperçoit la silhouette d’une jeune femme en uniforme qui distribue le courrier des détenus.

De son bureau de chef, Fabienne Becker peut observer le va-et-vient des prisonniers. En silence, les mains le long du corps, ils se rendent à l’infirmerie, chez le psy ou chez le coiffeur. Ici, on ne transige pas avec la discipline. Encadré par deux uniformes, un jeune type au regard hébété pousse un chariot contenant ses effets personnels. Il vient du quartier dit des « arrivants ». Là-bas, premier contact avec la détention, les surveillants se doivent d’être particulièrement attentifs. « Il faut savoir observer et anticiper parce que le choc est rude et les risques plus importants à ce moment-là », explique l’un d’eux.

15% des suicides ont lieu durant cette période, selon l’OIP, qui, en 2002, a dénombré 122 suicides, soit, proportionnellement, sept fois plus qu’à l’extérieur. « Décrocher un pendu », comme ils disent, c’est la hantise de tous les gardiens. Marcel, un premier surveillant à la cinquantaine bien sonnée, ne s’en est jamais remis. « C’était un soir. Le détenu était très agressif et j’ai dû le mettre au mitard. » Il s’arrête, avant de reprendre : « Le lendemain, je l’ai trouvé pendu dans sa cellule. Il avait 23 ans. » Le sentiment de culpabilité, Marcel le traîne encore dans le couloir de Fresnes lorsqu’il raconte l’incident. « Dans ces cas-là, on est seul », lâche-t-il pour clore la discussion. Seuls, les surveillants le sont aussi lorsqu’ils doivent gérer des détenus qui relèvent plus de la psychiatrie que de la prison. « J’ai parfois l’impression de travailler dans un asile, se plaint Francis, 48 ans, un surveillant du centre pénitentiaire de Laon (Aisne) qui attend avec impatience sa retraite. Je n’ai jamais été formé pour ça. » Faute de réelle prise en charge de cette population difficile, le recours aux psychotropes se généralise. Dans un rapport sur L’Organisation des soins aux détenus (La Documentation française, 2001), l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des services judiciaires (IGSJ) soulignaient l’existence et l’utilisation des « camisoles chimiques ». Selon une enquête du ministère de la Santé (juillet 2002), citée par l’OIP, 55% des « entrants » en prison souffrent d’au moins un trouble psychiatrique.

Légalement, les gardiens sont responsables des détenus. « Ces derniers en jouent parfois », affirme Didier, 43 ans, surveillant à la maison d’arrêt d’Epinal. Avant d’aller prendre son poste au mirador pour trois heures de veille armée, il explique les modalités de ces chantages à l’automutilation : « Lorsqu’on ne cède pas à leurs demandes, ils nous le font comprendre : « Si tu ne fais pas ça, je me coupe. » A nous de savoir si c’est du cinéma ou un appel au secours. En général, ceux qui passent à l’acte ne le crient pas sur les toits. Mais cela s’apprend avec le temps et l’expérience. »

Justement, l’administration pénitentiaire n’a pas le temps. Depuis 1998, les départs à la retraite, favorisés par une réforme du statut, se multiplient. Pour faire face à ce vide, l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (Enap) a donc diminué de moitié le temps de formation. « Du coup, on se retrouve avec des « bébés surveillants » dans les coursives », râle Frédéric Grandcolas, secrétaire général de l’Ufap, syndicat majoritaire. Une exaspération que partage son collègue de Force ouvrière : « Dans cette profession, il faut que les jeunes profitent de l’expérience des anciens, plaide Bruno Ostacolo, secrétaire général adjoint. Mais, avec le jeu des mutations, il n’y a plus de passage de relais. » En clair, comme dans l’Education nationale, les jeunes sans expérience se retrouvent dans les gros établissements difficiles de la banlieue parisienne pendant que leurs aînés, plus expérimentés, retournent dans leur région natale en intégrant des petites structures. Autre facteur aggravant : dans ces prisons où sont affectées les jeunes recrues, la population carcérale est de plus en plus agressive. « Il n’y a plus le respect du surveillant ni de l’uniforme, se plaint Pierre, dix ans de maison à Fresnes. On nous demande de gérer de jeunes adultes qui n’ont connu aucune forme d’autorité et ne s’expriment que par la violence. On ne peut pas travailler avec eux. »

« Travailler avec eux » : on est loin du cliché du maton aviné et sadique. Bien sûr, il en existe encore, mais la « vieille école » s’éteint doucement. Rares sont ceux qui la regrettent. Enfermés parmi les enfermés, la plupart ne supportent plus d’être réduits au rôle de porte-clefs dans un univers carcéral où la surpopulation rend le contact humain quasi impossible. Mais, fonctionnaires, ils sont dépendants des choix gouvernementaux. « On ne peut pas refuser les détenus », lance un directeur adjoint. Avant d’ajouter, ironique : « Nos portes à nous sont toujours ouvertes ! » Devant le mess des surveillants qui jouxte la maison d’arrêt d’Epinal, une petite fille fait du vélo. En uniforme, son père, chef de service pénitentiaire, la couve du regard. A la question : « Que dit votre fille quand on lui demande quel est votre métier ? », il répond : « Papa est en prison... »

Post-scriptum
Les ministères de la Justice et de l’Intérieur ont mis en place un groupe de travail qui réfléchit aux conditions dans lesquelles les missions de transfèrement et d’escorte des détenus - aujourd’hui à la charge de la police - pourraient être confiées aux surveillants de prison. Cela nécessiterait notamment de les armer lors de ces mouvements, ce que les gardiens ne souhaitent pas. 
 
© L’EXPRESS

Notes:

[1Nous avons masqué la véritable identité de la plupart des surveillants soumis à un devoir de réserve, excepté leurs représentants syndicaux