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L’art de la mosaïque

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Date : 3-08-2003

Mise en ligne : 9 août 2003

Dernière modification : 11 août 2003

Texte de l'article :

Qu’elle relève de la législation lituanienne ou bien qu’elle procède des studios de montage métropolitain, une spectaculaire avancée en matière de droits de l’homme a marqué le 20 heures d’antenne 2 le 30 juillet. Fera-t-elle jurisprudence au même titre que le transfert dans son salon de José Bové pour sa fin de peine ? Retour sur image. Bertrand Cantat est filmé à la sauvette, suivi par une caméra gourmande pendant un transfert. Menotté dans le dos il est encadré par les policiers qui le dirigent à pas rapides vers un fourgon où il entre à visage découvert.

Enfin… On suppose qu’il est menotté : Une pudique mosaïque plonge ses mains dans le flou jusqu’à la fermeture des portes. Le symbole est puissant. Il s’agit bien de Cantat, de son visage. Il est nommé dans le commentaire tautologique qui documente l’insignifiance de l’image. Mais il n’est pas tout à fait coupable. La présomption de son innocence est estampillée sur ses poignets voilés. Et on finit par ne voir qu’elle, virevoltant entre les uniformes, la présomption d’innocence, dans l’affligeante banalité de la séquence.

Au point que le doute s’insinue sur la perception qu’on s’en fait, jusqu’à parvenir à l’autre interprétation. Papier, ondes, les droits à la vie privée, à l’image, à la dignité sont bafoués à longueur de journaux pour les centaines de prévenus ou condamnés qui ont le malheur d’en être la proie et de devenir la matière première de l’industrie pornographique de l’information. Point d’irruption des droits de l’homme dans le traitement fait à la circonstance. Juste une variante nouvelle, et très estivale, dans l’extinction du sens collectif : l’érotisation d’une culpabilité, simplement suggérée par l’estompe partielle de l’écran à l’endroit où cela chatouille.

C’est l’été. Le téléspectateur formaté pour le romanesque est soigné. Du sur mesure collectif. Touche après touche se construit devant nous un de ces précieux drames passionnels qui viennent squatter la conversation des foules encrêmées et fixer les attentions, à contre pied des sujets qui fâchent.

Peu importe que le drame relève exclusivement de la sphère privée. Peu importe que les circonstances, actes et accidents, soient inconnaissable. La force de la représentation est supérieure au droit et balaye toute probabilité d’accéder à la signification. Si elle est placée avant tout sous le signe de la dignité, l’annulation de la manifestation « Septembre ensemble », repère de la conscience civique et politique échafaudé depuis un an par Zebda et Noir Désir et qui devait se tenir à Bordeaux et Toulouse autour de tables rondes quadrillant des sujets de société endémiques et brûlants a anticipé très vite la curée médiatico-politique qui n’aurait, et n’a pas manqué d’être lancée sur Bertrand Cantat, le « présumé coupable » mis à l’index par Perben le 1er août et déjà condamné à 15 ans par la meute avant même d’avoir été jugé. A qui profite le crime de désinformation ?

Une anecdote. Une suggestion.

Quand je proposai l’anonymat visuel aux acteurs du documentaire « Touche pas à mon poste » que nous réalisâmes au Centre de détention de Melun en 2001, Tino me répondit : « Je veux une mosaïque pendant mon entretien. Mais tu la mettra à côté de mon visage, de façon que je puisse passer derrière de temps en temps ».

Au nom du précédent humanitaire illustré par le traitement de Bertrand Cantat, ne faudrait-il pas saisir les compagnies aériennes pour qu’elles distribuent aux passagers des longs courriers partant ou arrivant au terminal 9 de Roissy des petits face-à-main en verre dépoli qui leur cache les bracelets des arrivants au Centre de Rétention dont la cour grillagée jouxte les pistes d’envol et qui séjournent, menottés, pendant des heures sous le soleil avant que l’on daigne les mettre à l’ombre ?

Seule consolation à l’amertume conçue pendant le journal du 30 juillet, Fabrice Luchini, maître du contre-point, qui après avoir promené la speakrine émoustillée aux yeux lavande jusqu’à l’évidence lumineuse de son imbécilité lui porta l’estocade de quelques vérités sans appel sur les médias.

JC Poisson
1 août 2003

A partir du 8 août, la mosaïque disparait des images ressassées en boucle : la mort involontaire a été requalifiée en meurtre et la culpabilité cathodique peut éclater.