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Justice pour le juge Burgaud !

Mise en ligne : 24 janvier 2006

Dernière modification : 9 février 2006

Texte de l'article :

 Justice pour le juge Burgaud !

Consternant, terrible, inconvenant. Le déchaînement médiatique d’ordinaire réservé aux criminels présumés s’abat aujourd’hui sur un juge. Voici un magistrat, serviteur de la justice, défenseur de la loi et de l’ordre, garant de la démocratie, en situation d’accusé. Nul ne tente de le comprendre. Chacun de ses propos, si sincères, si justifiés soient-ils, ne rencontre qu’opprobre ou raillerie. A tel point que ce jeune juge se retranche aujourd’hui dans un digne mutisme. Qu’il soit ici permis de lui prêter notre plume pour faire écho de ses pensées intimes.

« Quoi ! Le syndrome de la repentance aurait-il gagné jusqu’aux remparts de la démocratie ? Vous, magistrats, mes frères, mes condisciples, n’êtes-vous plus en mesure de faire face à la populace qui pleure à l’outrage et hurle au scandale ? Défendez-moi, défendez-vous ! Ouvrez les yeux aux parlementaires qui ne veulent pas voir, dites la vérité aux journalistes qui ne veulent pas entendre !
Car enfin, n’ai-je pas traité les accusés d’Outreau comme chacun d’entre nous traite les justiciables en général et les sous-prolétaires en particulier ?
Je me serais montré arrogant, suffisant. Vous montrez-vous affables lorsque la police dépose dans votre bureau coquet des prévenus sales, mal rasés, défaits, puant la peur ?
Je me serais montré insensible. Je rêve ? Où ai-je vu qu’un juge se soit ému de la crasse des bétaillères, des menottes serrées dans le dos, du fromage pâteux donné en pâture aux prévenus pour seul viatique durant des heures d’attente ?
J’aurai conduit l’instruction en autiste. Peut-être tentez-vous de comprendre, instruisez-vous à décharge, mobilisez-vous tous les moyens de la justice pour vérifier chaque détail qui pourrait plaider en faveur de l’accusé ? Allons, soyons sérieux !
Et enfin, le pompon. En prison, les présumés innocents auraient trouvé le temps long. Mais enfin, depuis quand sommes-nous censés rendre compte des vies détruites, familles ruinées, enfances ravagées, suicides dans et hors les murs et autres dommages collatéraux de l’exercice de notre art ? Ne sommes-nous pas submergés au quotidien de protestations d’innocence, de lettres de supplication, voire même de menaces, car certains l’osent, de la piétaille en instance de jugement ? Ne rions-nous pas entre nous d’histoires de cintres avalés, veines tailladées, grèves de la faim et autres gamineries de justiciables impatients ?
Les accusés d’Outreau étaient innocents. Soit. Et alors ? Est-ce à dire que je me suis trompé ? La détention provisoire constitue une mesure technique et non pas une sanction, vous ne l’ignorez pas, chers collègues, qui maintenez au jour d’aujourd’hui quelque 35 000 personnes en détention provisoire ! Où est la faute ? C’est la noblesse de notre institution que de prendre son temps !
Des excuses. Manquerait plus que ça. Voyons, mes frères. Défendons chèrement les honneurs dus à notre rang ! Il y va de notre raison d’être. Durs aux faibles, soumis aux forts, nous avons pour mission de mater la racaille. De mettre au pas ces jeunes français à casquette dont nous ne comprenons même pas la langue - d’ailleurs, qu’auraient-ils à nous dire ? De donner une bonne leçon à ces étrangers venus chercher en France asile et liberté. De faire disparaître toxicos, alcoolos et psychopathes divers du paysage de notre beau pays. Et d’enfermer jusqu’à ce que mort s’en suive ceux dont les honnêtes gens ne veulent pas.
 Ici et là, une affaire un peu croustillante nous vaut gloire et succès. N’avez-vous pas tous rêvé de faire briller vos robes sous les sunlights ? C’était là l’innocente ambition du jeune juge que je suis. Et me voilà décrié, conspué ? Mais nous sommes une famille et je suis votre fils !
Nous remplissons les prisons comme autant de décharges ? C’est là notre fierté ! Assez de larmes de crocodiles de ces parlementaires horrifiés de constater qu’ils nous ont fait à leur image ! Ils promettent la prison aux enfants, votent des peines de trente ans, se défendent de jamais faire sortir les malades et les agonisants. Qu’aux moins ils nous défendent !
Mais je m’emporte, accordez-moi l’excuse de l’âge. Au fond de moi, je n’ai pas perdu confiance en la justice de mon pays. Notre caste connaît aujourd’hui quelques turbulences, mais les sages qui nous gouvernent ont trop besoin de nous pour nous remettre en cause. Remercions donc les accusés d’Outreau d’être innocents. Ils légitiment ainsi le sort que nous continuerons à infliger aux coupables et aux présumés tels. Outrage, scandale ? Dans un mois, dans un an, il n’y paraîtra plus. Je garde toutes mes chances de poursuivre une belle carrière. Et ce sera justice. »

Juge Fabrice Burgaud, ccp Pascale Braun