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III - De la transmission du VIH à la contagiosité carcérale

Mise en ligne : 23 mars 2003

Texte de l'article :

III - De la transmission du VIH à la contagiosité carcérale
 
1 - Les représentations du VIH-sida

Nous indiquions dans un rapport de recherche antérieur (Lhuilier, Ridel, Simonpietri, Veil, 1998), à propos de l’analyse des entretiens réalisés auprès des personnels de surveillance et des soignants, que la question du sida y était le plus souvent resituée dans une perspective historique.
La représentation du sida a une histoire, racontée en des termes quasiment identiques par les uns et les autres. Lors de l’apparition de la maladie, celle-ci s’est présentée comme une menace majeure. La peur est expliquée par l’impuissance radicale devant un virus qui tue rapidement et sans recours, une propagation perçue comme incontrôlable du fait des multiples voies de contagion envisagées, de l’impossibilité de détecter les porteurs du virus, la maladie pouvant être non apparente. Progressivement, sous l’effet des informations diffusées par les médias et des formations suivies, le sentiment de menace s’est atténué. L’accroissement des connaissances sur les modes de contamination et les techniques de prévention ont restreint la perception du risque et de la vulnérabilité.
Se manifeste ainsi, une nouvelle fois, le fait que, si les représentations sociales sont globalement peu évolutives, des réaménagements peuvent intervenir sous certaines conditions (Flament, 1989). Cependant, on peut observer aussi que, au-delà de la construction de nouvelles représentations, des représentations antérieures restent actives et marquent de leur empreinte les discours et les pratiques. Empreinte notamment perceptible à travers les contradictions et paradoxes relevés.
Dans le prolongement de ce constat, nous pouvons repérer à travers l’analyse des entretiens conduits auprès des personnes incarcérées cette même dynamique dans la construction et l’évolution des représentations. Dynamique qui met en tension des processus de changement et de rémanence.
L’évolution des représentations porte électivement sur les modes de transmission, la distinction entre la séropositivité et le sida, le pronostic relatif à la durée de vie.
Les vecteurs d’information évoqués sont d’abord les médias puis les actions de formation-information réalisées en prison. L’apport des connaissances et la définition des risques sont en premier lieu le fait d’experts, de ceux qui sont considérés comme détenteurs du savoir scientifique. Le crédit accordé aux informations dépend de la fiabilité perçue de la source ou du canal d’information. Ici, le fait que les réunions organisées intra-muros ou que la documentation proposée soient associés à des personnes et des organismes qui ne dépendent pas de l’administration pénitentiaire accroît la réceptivité aux messages diffusés. Ces " messages " sont essentiellement le fait des hospitaliers et d’intervenants extérieurs (la Croix-Rouge par exemple).
De ces informations, les personnes rencontrées retiennent d ‘abord la façon dont le sida " ça s’attrape " : " l’enfermement " du virus dans le sexe et le sang rassure en circonscrivant la menace à des vecteurs et/ou des situations de transmission. On peut souligner ici, au passage, l’ambiguïté de cette formulation souvent répétée : le sang est un vecteur de transmission objectivable, mais comment comprendre la transmission sexuelle, le passage du virus d’un partenaire à l’autre, et notamment de la femme vers l’homme, quand le principal fluide corporel présent dans les représentations est ici le sperme ?
" Avec toutes les informations qu’on a eues dedans et dehors, les intervenants ici…, celui qui dit qu’il n’est pas au courant, c’est pas possible (…) On peut attraper le sida soit en se blessant, soit en se bagarrant, soit en ayant des rapports sexuels (…) A l’époque, c’était les gens qui prenaient de la drogue. Ils sont arrivés nombreux dans les années 80. Ils étaient mis au coin du mur. On ne risquait rien, mais y avait une peur ". (Entretien collectif)
Les informations relatives aux modes de transmission ne concernent d’ailleurs pas seulement le sida mais aussi d’autres maladies, notamment les hépatites. L’effet de réassurance évoqué est le même.
" Avec toutes les informations qu’on a eues, les réactions ont changé quand même. J’ai eu un gars dans ma cellule qui avait une hépatite C, j’ai fait un peu attention et voilà ". (Entretien collectif)
On observe encore une distinction entre le séropositif et le malade du sida. Distinction qui ne se construit pas nécessairement sur les critères médicaux : le séropositif est celui qui ne paraît pas malade et qui est maintenu en détention. Celui qui est malade du sida, inversement, se signale par de nombreux symptômes observables (électivement l’amaigrissement, la fatigue, les affections opportunistes) et par son transfert en milieu hospitalier.
Ainsi, la séropositivité est considérée comme une maladie mais qui reste invisible et seulement détectable par l ‘expertise médicale.
Quant au pronostic vital, l’apparition des multithérapies et la diffusion de l’information les concernant transforment les représentations du sida qui tend à devenir une maladie chronique compatible avec une longue survie sans invalidation (Lot, Pillonel et al, 1997).
Mais ces changements ne peuvent occulter les signes de persistance des représentations antérieures, et ce principalement à propos des modes de transmission. Le VIH résiste à sa localisation, et la menace reste diffuse, malgré les tentatives de réassurance que constitue le fait de répéter ce que les messages préventifs ont diffusé.
Ici, on relève l’association fréquente entre VIH et VHC : la distinction entre leurs modes de contamination respectifs n’apparaît pas toujours très claire, favorisant un glissement d’un agent viral à l’autre.
L’affirmation d’un niveau de connaissances accru et d’une position plus rationnelle face aux maladies transmissibles est surtout manifeste lors des entretiens collectifs : en présence des autres, on se présente comme informé et rassuré. En entretien individuel, cette assurance se fissure et dévoile la persistance d’incertitudes. Ou encore ses propres interrogations sont projetées sur les autres sur le mode de " moi, je suis informé, mais les autres pas vraiment, pas suffisamment ". L’opposition entre les croyances profanes empreintes d ‘imaginaire et le savoir scientifique assimilé est utilisée dans une perspective de distinction. Distinction qui sert aussi à favoriser un rapprochement avec le chercheur quand celui-ci est perçu comme appartenant au monde de l’expertise. La mise en évidence d’un savoir censé être partagé inscrirait les deux interlocuteurs dans un rapport entre " pairs ".
Après s’être présenté comme " quelqu’un qui vient de la banque ", marié et père de famille, François poursuit en commentant sa découverte de cet autre monde qu’est la prison. A propos du sida :
" Dans la précédente cellule où j’étais, mes co-détenus avaient une trouille monstre d’entendre parler du sida, peut-être parce qu’ils avaient entendu parler et qu’ils savaient qu’il y avait un détenu en face qui avait une hépatite. Je veux dire qu’ils avaient une trouille monstre des gens qui étaient malades. Ils étaient tout le temps en train de nettoyer, et de façon assez bruyante. Ils se dépêchaient de mettre de l’eau de Javel par exemple. Un surtout. Pour lui, le sida, c’était une chose qu’on pouvait rencontrer au coin de n’importe quelle porte. Je ne suis pas sûr que tout le monde ait encore à l’heure actuelle intériorisé les messages de prévention ".
Ainsi, la peur est-elle celle des autres.
Michel, lui ne fait pas état d’une telle distinction, mais ses propos paraissent pour le moins confus, tant la contradiction entre messages préventifs et croyances persistantes est forte. L’intégration des connaissances ne relève pas d’un processus d’enregistrement passif et cumulatif. Les informations nouvelles sont filtrées par les cadres de pensée préexistants qui peuvent favoriser ou empêcher l’assimilation. Ces " structures d’accueil " sélectionnent, orientent, interprètent l’information reçue.
" Le sida, c’est contagieux mais c’est pas pareil. Un mec qui est séropositif, tu peux manger avec sa cuillère, y a pas de problème. Tu manges dans son assiette, tu la laves et y a pas de problème ".
La permanence de certaines représentations associées au sida et, ce malgré l’intensité des campagnes d’information, ne peut étonner si on se réfère au temps relativement récent de l’apparition de cette maladie et qu’on resitue la problématique de la contagiosité dans une perspective historique plus large. Ainsi, G. Vigarello (1993) retrace à travers les siècles l’histoire du sain et du malsain, histoire qui est aussi celle des représentations du corps, mêlant repères savants et imaginaires. Il souligne la survivance dans le temps de grands repères comme celui de la portée morbide des humeurs du corps (salive, pus, sécrétion). L’association du sida aux dimensions négatives des fluides corporels, tels que le sang et le sperme résiste à se dissocier de la salive.
Dans certains discours, il n’est plus question de doute, de dénégation… la salive est menace.
" Si un individu est atteint du sida, faut pas le mettre avec les autres. Faut le protéger lui, mais aussi les autres. J’ai eu un type ici qui avait le sida. Il a été libéré depuis, mais à mon avis ce n’était pas normal de le laisser avec les autres. Moi, je parlais avec lui normalement, comme je vous parle, mais je gardais une certaine distance bien sûr.
Moi, je n’ai pas confiance dans ce que racontent les médias, la médecine. Quand ils disent que la salive n’est pas contagieuse, moi je dis : on ne sait jamais. Alors, quand je parlais avec lui, je gardais toujours mes distances. Sait-on jamais… " (Fabio)
La prévalence des attitudes de distance et de rejet vis-à-vis de ceux suspectés de porter un virus est proportionnelle au sentiment de menace qui est lui-même majoré lorsque les voies de contagion apparaissent comme multiples et peu contrôlables. Il faut aussi souligner, mais nous y reviendrons, que les caractéristiques de la vie carcérale, l’enfermement dans des espaces réduits et le partage d’une intimité au quotidien alimentent les inquiétudes.
Cet extrait d’entretien témoigne à la fois d’une volonté de dédramatisation des risques, des mesures de précaution prises, des situations auxquelles les détenus peuvent être confrontés, et de la résurgence de la peur.
Claude a fait des études de pharmacie, il " aide beaucoup les gens qui sont atteints par le virus du sida. Moi, j’en ai accueilli un dans ma cellule personnellement. Il y a quelques mois de ça, après 6 mois quasiment de négociation avec la direction. Parce que cette personne était en isolement. C’est quelqu’un que j’ai connu ici au cours d’un débat sur le sida. Cette personne avait révélé qu’elle était séropositive et, quand elle avait dit ça, on l’avait mise à l’isolement immédiatement. La mise en isolement, ça arrive. Généralement, ce sont des gens qui ont des problèmes autres, pas seulement le sida, mais des problèmes psychologiques… des gens qu’on peut difficilement mettre avec d’autres personnes.
Il y a quand même quelques règles à respecter. Par exemple, ne pas prendre les mêmes rasoirs, les brosses à dents, ça ne se prête pas… Il y a quand même des choses à prendre en compte. La personne qui était avec moi, un jour est tombée de son lit. Elle s’est ouvert l’arcade sourcilière. Donc ça a saigné énormément. Y avait du sang partout dans la cellule, c’était en plein milieu de la nuit. Je l’ai aidée à se relever et je l’ai installée sur le lit du bas, et ensuite j’ai pris une paire de gants chirurgicaux que je demande ici - je m’en sers pour le ménage - j’ai pris une éponge et j’ai nettoyé. Le lendemain, à l’ouverture des portes, j’ai demandé qu’il aille se faire mettre des points de suture. J’ai fait un test VIH trois mois après cet incident. J’étais pas rassuré. Y avait tellement de sang partout que ça avait éclaboussé la vaisselle et tout ça. J’avais tout bien nettoyé, mais je n’étais pas rassuré ".
Dans la maison d’arrêt pour femmes, les hésitations, les incertitudes sont les mêmes : à la fois " on sait " et " on ne sait pas ", on est rassurée et inquiète. Le VIH est banalisé mais il menace toujours. L’incertitude est multiple : qui sont les détenues porteuses du VIH, comment localiser le risque en identifiant les femmes séropositives, peut-on croire les rumeurs qui circulent en détention, le silence sur le virus est-il synonyme d’une sérologie négative, le risque est-il le même en prison et dehors, se trouve-t-il majoré derrière les murs, les vecteurs de contamination sont-ils précisément définis, sont-ils différents pour les hommes et pour les femmes ?
Le maintien de la distance est souvent la première mesure de précaution. Mais elle ne suffit pas, d’autant que la distance en question, en prison, ne peut être que réduite.
" J’ai peur, mais c’est peut-être parce que je n’ai pas beaucoup d’informations. Parce qu’on entend beaucoup de choses, mais on ne sait pas si c’est vrai.
Moi, je ne me sens pas plus exposée ici qu’ailleurs. Avec la vie que je mène, c’est la même chose, mais par exemple, s’il y a une relation sexuelle entre femmes, bien sûr, il y a un peu plus de risques qu’à l’extérieur. Parce qu’ici, avec la population pénale, il y a beaucoup de sida, des séropositives etc. et il n’y a pas de préservatifs ". (Maria)
Un type d’interrogation paraît néanmoins spécifique aux femmes : qu’en est-il de la transmission entre femmes à l’occasion de rapports sexuels ? Si la transmission via le sang lors d’accidents, d’altercations, d’automutilations est évoquée, comme elle l’est par les hommes rencontrés, qu’est-ce que cette transmission par voie sexuelle entre femmes ? On peut penser ici que les messages préventifs, ayant essentiellement mis l’accent sur les rapports hétérosexuels et homosexuels masculins, ont laissé dans l’ombre les rapports homosexuels féminins et les risques associés. Un extrait d’un entretien collectif en témoigne :
" - Ici, les préservatifs, c’est pour les filles qui sortent en permission
- Non, je parle de préservatifs féminins. Est-ce qu’il y en a ici pour se préserver entre femmes ?
- …
- Mais le sida ne s’attrape pas dans les rapports de femmes à femmes. C’est seulement le sang et les rapports sexuels homme-femme.
- … "
On remarque une première tendance à l’évocation spontanée du préservatif comme outil de prévention, puis un temps d’arrêt et de perplexité. Peu de détenues rencontrées ont entendu parler de préservatifs féminins, et l’image dominante reste celle de la " capote ". Il n’y a ni l’un ni l’autre dans les détentions pour femmes, alors même qu’elles ont, comme les hommes, des visites aux parloirs. Mais nous avons déjà souligné la plus grande surveillance de ces occasions de rencontre dans les prisons de femmes.
Pour revenir à la question des vecteurs de transmission entre femmes, on ne retrouve pas la distinction " sexe et sang " : il s’agit plutôt ici d’une intrication par la part prise par le sang menstruel.
" Il faut avoir une certaine confiance pour être avec une séropositive dans la même cellule. Parce qu’on est des femmes, donc ça veut dire qu’il faut faire très attention une fois par mois encore. Il y a beaucoup de choses qui jouent. Donc, c’est pour ça. Le sida, c’est plus difficile à vivre pour une femme que pour un homme. L’homme comme la femme, c’est au niveau des rapports sexuels qu’il peut y avoir ça, mais la femme, c’est encore pire parce quand elle a ses règles, il faut qu’elle fasse très attention. C’est vrai qu’on n’en parle pas beaucoup ". (Babette)
Au-delà de ces différences de représentations chez les hommes et les femmes incarcérés, les interrogations relatives à la transmission du VIH paraissent bien constituer la partie immergée d’une problématique plus globale renvoyant à la contagiosité carcérale.
Il est, certes, question des maladies transmissibles (dont le VIH avec aujourd’hui de plus en plus le VHC), mais aussi d’autres types de contamination. Et on peut penser que la réceptivité aux messages des campagnes d’information et de prévention est fortement perturbée par la prégnance de l’image d’une contagiosité carcérale. Cette dernière entretient l’incertitude, la peur et les réactions de mise à distance, et ce malgré les connaissances acquises sur la réalité du risque.
 
2 - Prégnance de la problématique de la contagiosité

La problématique de la contagiosité a été récemment révélée par l’entrée du VIH-sida en prison, mais a toujours ponctué l’histoire carcérale.
Les épidémies s’y sont succédées. Jusqu’au XIXème siècle, les maladies traditionnelles des prisons sont le typhus et le scorbut. Mais on peut aussi évoquer la typhoïde, la dysenterie et les maladies respiratoires telles que les pneumonies et les pleurésies. Les tuberculoses prennent ensuite le relais, et on a vu leur résurgence avec l’apparition du sida. Aujourd’hui, c’est essentiellement cette dernière maladie et les hépatites qui sont évoquées par les personnes incarcérées.
Nous avons précédemment évoqué les données relatives à la prévalence du VIH en milieu carcéral. Les données relatives aux VHB et VHC sont, à notre connaissance, plus limitées puisqu’elles concernent une séropositivité déclarée par les entrants en prison ou les résultats d’une étude réalisée dans un seul établissement.
L’enquête sur la santé des entrants, conduite au printemps 1997 (Mouquet, Dumont, Bonnevie) précise qu’un interviewé sur quatre déclare avoir fait un test de dépistage de l’hépatite B avant l’incarcération et un sur cinq de l’hépatite C. Les taux de séropositivité déclarée s’élèvent respectivement à 2,3% pour le VHB et 4,4% pour le VHC.
Une recherche systématique des marqueurs du VHC (Lemaire, 1998) a été réalisée à la maison d’arrêt de Loos-lès-Lille entre le 1er décembre 1995 et le 30 mai 1996. Sur les 1300 détenus entrés durant cette période, 806 ont accepté le dépistage sérologique. Ces détenus étaient âgés en moyenne de 42 ans, et 54,5% étaient toxicomanes. La sérologie VHC était positive chez 30 % des détenus et 52 % des toxicomanes. Parmi les non-toxicomanes 4,2% seulement étaient séropositifs pour le VHC. La disparité des taux de séropositivité déclarée et diagnostiquée (mais sur un échantillon beaucoup plus restreint) est ici manifeste.
Hiérarchie des maux
Si on s’intéresse maintenant à la hiérarchie des maladies qui paraissent pouvoir être contractées en détention, du point de vue des détenus rencontrés on retiendra la première place tenue par les hépatites. Elles sont plus souvent spontanément évoquées que le sida, et le risque de transmission est considéré comme plus élevé. Chez les femmes, en particulier, il est beaucoup plus souvent fait référence à l’hépatite peut-être parce que les représentations du sida sont encore marquées par le modèle initialement dominant de la maladie, un modèle " homosexualisant masculin ". L’absence d’hommes, comme l’absence (en tout cas l’accessibilité pour le moins réduite) de seringues, relativiseraient, dans les représentations, les risques de contamination intra-muros.
Par contre, la menace de l’hépatite est le plus souvent mentionnée, d’autant que les détenues rencontrées soit sont séropositives, soit ont partagé leur cellule à un moment ou à un autre avec une femme séropositive.
" Dans la prison où j’étais avant, j’étais avec une détenue qui avait l’hépatite. Quand elle était en cellule avec moi, elle ne m’avait rien dit. Elle me l’a dit après. C’est sûr qu’on peut attraper l’hépatite en prison. Rien qu’en buvant derrière la personne ou même en partageant une cigarette. Vous vous rendez compte ! " (Fatima)
Cependant, l’hépatite sera aussi souvent évoquée par les détenus. Elle appartient au lot des maladies virales que chacun sait présentes en détention. Et du viral on passe fréquemment au sale.
" La maladie la plus répandue ici, celle qu’on a peur de contracter, c’est l’hépatite. Surtout que la propreté en prison, c’est un point qui laisse à désirer. Les choses les plus importantes, c’est les maladies virales parce que les douches sont presque jamais nettoyées ". (Zéfir)
La hiérarchisation des maux décline donc l’hépatite, le VIH, la tuberculose, mais aussi des maladies plus bénignes dont l’étiologie est le plus souvent associée à l’insalubrité et à la saleté des espaces de la détention.
du sale à la souillure
La prévalence du thème du défaut d’hygiène, déjà relevée lors de notre enquête auprès des personnels, est ici encore manifeste, notamment dans la maison d’arrêt des hommes. L’hygiène est évoquée chez les femmes comme une exigence, un principe de cohabitation dans la cellule, un souci mis en acte dans l’attention portée à l’entretien du corps et des locaux, un critère de discrimination entre " celles qui se laissent aller " et celles qui résistent.
Chez les hommes, il s’agit plutôt d’une carence subie, d’une invasion du sale qui menace parce qu’elle réduit à l’impuissance.
Plusieurs raisons peuvent être évoquées pour expliquer cette différence. Tout d’abord, l’état de vétusté contrasté des locaux : la maison d’arrêt pour hommes comprend différents bâtiments dont certains dans un état de délabrement évident. L’ancienneté des bâtiments conjuguée à leur taille complique les travaux d’entretien. Intervient aussi, sans doute, le nombre de détenus incarcérés. De plus, si les hommes comme les femmes connaissent les mêmes restrictions en matière d’accès aux douches, ces dernières disposent de l’eau chaude en cellule, ce qui facilite à la fois les toilettes et les lessives. Mais ces différences objectives ne nous paraissent pas suffisantes pour éclairer une telle disparité. L’entretien des corps et des espaces est effectivement marqué par la division sociale des rôles sexués. Ce qui n’empêche pas les hommes de subir, de vivre différemment cette invasion du sale perçu comme contaminant.
" On est dans un environnement rétréci ici. Et y a beaucoup de gens concentrés aussi. Même si on nettoie, la saleté on dirait qu’elle revient. C’est une malédiction pour ça. C’est très difficile d’avoir un environnement propre ". (Xavier)
Il sera question non seulement de poussière, de crasse mais aussi de rats, de cafards, de punaises, propos confirmés par le personnel de surveillance qui tente de lutter contre leur prolifération sans parvenir à leur destruction.
" Il y a une concentration de rats ici. C’est terrible. Dans la cour de promenade, ils sortent par les canalisations. La nuit, on les entend, font un bruit incroyable. Hier matin, toutes les canalisations étaient bouchées, les eaux usées se répandaient sur le sol. Ils ont sorti un rat vivant des canalisations. C’est sale parce que y a pas assez de discipline ". (Zéfir)
Les affections contractées ne visent pas électivement celles qui peuvent être transmises mais l’ensemble des maux présents de manière diffuse dans l’espace confiné de la détention.
L’impossible discrimination des origines des maux contractés fait de l’espace carcéral un concentré de toxicité.
Zéfir, dont le dos est couvert de plaies, s’interroge : " mes allergies, c’est peut-être lié à l’hygiène globale de la prison. Elle est vieille, on va en faire un monument historique. Ce qui se dégage de sa structure peut générer des allergies. Et puis je perds mes cheveux. Ça peut être héréditaire ou le stress ou le mauvais entretien de la prison ".
Fabio fait l’inventaire des problèmes de santé cumulés depuis son arrivée en détention : " ce que je peux vous dire, c’est que, quand je suis entré j’étais en bonne santé, maintenant je m’aperçois que tous les deux mois environ j’ai des problèmes gastriques, des problèmes cutanés, des douleurs, des diarrhées, des furoncles et des allergies, des boutons, des plaques. C’est le manque d’hygiène et la promiscuité ".
L’approche institutionnelle (pénitentiaire et hospitalière) de la santé en prison met en évidence la précarité sanitaire de la population carcérale. Elle est associée à la précarité sociale et " au cumul des facteurs de risque " (Lalande, 1997).
Les représentations qu’ont les détenus de leur état de santé mettent toujours en cause l’environnement et les conditions de vie carcérales. Dans une version positive, rencontrée auprès des personnes sans domicile fixe et de certains toxicomanes, la prison est le cadre de restauration d’un état de santé dégradé. Dans une version négative, largement majoritaire, la prison est maltraitante et mortifère. Elle dégrade un état de santé considéré comme bon à l’arrivée (" jamais soigné - jamais malade ").
La " pathogénicité " de la prison se décline électivement autour des catégories du sale et de la souillure.
Ici, la référence à l’oeuvre de M. Douglas (1992) peut éclairer l’analyse.
Lorsque les détenus rencontrés évoquent les dangers qui menacent leur santé, il est question, au-delà des risques de maladies somatiques (dans leur diversité, des plus bénignes aux plus graves), de l’appréhension d’une indifférenciation entre soi et l’environnement. Le sale se fait intrusif, la dépression contagieuse, la déviance et la transgression contaminantes.
L’enfermement dans un espace réduit, surpeuplé, confiné expose à l’omniprésence de l’autre, son regard, son odeur, ses interpellations, et fragilise les stratégies usuelles de régulation de la distance. La menace n’est pas seulement celle de l’agent viral ou toxique contenu dans un environnement repoussant parce que polluant. Elle est également contenue dans d’autres figures du mortifère.
" Tout au début, ça me touchait beaucoup parce que je n’avais jamais vu par exemple une personne qui s’est coupé les veines. A cette époque - là, j’étais un peu choquée, mais après ça a été un peu de la pitié. Puis après ça a été une sorte de fatigue. J’essaie de ne pas me faire contagier des choses négatives. J’essaie de capter les choses positives et si la personne n’a rien de positif, tout simplement, je n’approche pas. J’essaie toujours de transmettre des choses positives ". (Florence)
Clémentine, elle, est là depuis deux mois seulement. Nous la rencontrons lors d’un entretien collectif. Habituellement, elle ne sort pas de sa cellule. Elle évoque sa désorientation profonde à son arrivée : " Je ne savais rien, j’étais paumée, quand elles m’ont dit de me déshabiller… Les fouilles aussi quand on va en promenade, lever les bras, je ne savais pas. Je n’osais pas demander à quelqu’un, j’avais peur. Peut-être elles ne savent pas que j’ai jamais vécu ça. Je ne veux pas me mêler avec les autres filles. Y a toujours des histoires. C’est pour ça que je sors pas de cellule. Je ne veux pas me mêler aux vraies criminelles. Est-ce que ça n’est pas pour qu’on le devienne ? Y a des filles qui sont venues me proposer des choses. C’est pour ça que je ne sors pas ".
La mise en isolement n’est pas seulement celle qui peut être décidée par les autorités judiciaires ou pénitentiaires. Elle est aussi un mode de défense contre un environnement qui, sous l’effet du clivage et de la projection, ne concentre que des mauvais objets persécutants.
La souillure, l’impureté, la saleté ont toujours un double sens, un sens propre et un sens figuré, qui connote un aspect moral et social.
" Est propre ce qui est convenable, adapté, approprié, c’est-à-dire ce qui prend place dans un certain ordre (…) Le lien entre souillure, interdit, maladie dans les systèmes symboliques est univoque : si la maladie ne peut être identifiée à la souillure, en revanche, la souillure — comme la transgression de l’interdit — sont sources proches ou lointaines de maladies " (Douglas, 1992).
L’expérience de l’incarcération est celle de la confrontation au désordre, aussi paradoxale que puisse être cette affirmation si on considère que l’institution pénitentiaire est définie par sa vocation de maintien d’un certain ordre social, et que ses principes de fonctionnement sont structurés autour de l’imposition de la conformité à l’ordre institué.
Le désordre que nous évoquons ici est celui d’une expérience de fragilisation, de perte des systèmes de repères habituels, des étayages qui arriment le sujet à un ensemble social, de supports à la construction-affirmation de la différenciation et de l’individuation.
" L’individu doit assumer une activité dont les implications symboliques sont incompatibles avec la conception qu’il a de lui-même. Une forme de mortification plus diffuse consiste à imposer à l’individu un système de vie qu’il estime lui être totalement étranger et un rôle qui lui fait abandonner tout ce qui pouvait le distinguer des autres. "(Goffman, 1968)
L’uniformisation, l’anonymat, la dilution des signes de distinction, comme la dépendance à l’organisation, l’absence d’information sur sa situation (jugement, transfert, etc.) contribuent à brouiller les représentations de soi comme sujet, au développement du sentiment d’un effacement de soi et de ce qui structurait à la fois l’interpersonnel et l’intrapsychique.
La perte des relations objectables, du mode de relation du sujet avec son monde, du système relationnel antérieur, favorise le repli sur un espace intérieur où la question fondamentale de l’identité comme unité-cohérence à soi-même est massivement convoquée.
Dans ce milieu où l’anonymat est accentué, où les angoisses de morcellement sont ravivées, où la menace de la perte d’identité moïque est forte, l’individu se sent perdu et tend à se préserver en se repliant sur lui-même et dans le silence. On retrouve ici des mécanismes de défense de la position schizoïde : le clivage de l’objet et la projection de l’agressivité. Les autres sont alors perçus comme mauvais, menaçants, la persécution, l’intrusion omniprésentes. Dans un milieu qui paraît hostile et dangereux, morcelé et morcelant, le détenu est cerné, incapable de fuir. La crainte pour son intégrité, ici essentiellement abordée sous l’angle des effets pathogènes de la prison et des risques de contagion, renvoie à l’expérience d’une mise en cause de son individualité.
Le désordre est cette perte ou la menace de la perte de ce qui sépare, différencie, singularise. L’incarcération est l’expérience du mélange : mélange des âges, des origines socioculturelles, des délits ; mais plus fondamentalement, mélange dans la confusion entre l’intérieur et l’extérieur, le soi et les autres, la chose et la personne, l’être et le non-être, la vie et la mort.
Les systèmes de classification, hiérarchisation et distinction qui balisent notre vision du monde et de soi dans ce monde se trouvent brouillés. " Les dangers de la pollution apparaissent là où la forme est attaquée ". (Douglas, 1992). Forme renvoyant ici essentiellement à celle assurée par l’enveloppe corporelle et l’enveloppe groupale ou sociale (communauté d’appartenance et réseau social), enveloppes constituées et entretenues par le jeu de processus d’exclusion et d’inclusion, de projection et d’intériorisation.
La force de l’interrogation en prison autour du " qui est l’autre ? " a pour pendant son autre face " qui suis-je ? ", et le recours à la catégorisation sociale comme la focalisation sur le corps peuvent être interprétés comme quête de réponse à ces questions.
Vulnérabilité au mal
La fragilisation des systèmes défensifs s’exprime sous la forme de l’expérience d’une vulnérabilité toujours soulignée.
Vulnérabilité aux maladies (" depuis que je suis en prison, j’attrape tout " Fabio), vulnérabilité d’un corps dont on observe les transformations, vulnérabilité existentielle qui se saisit dans l’extrême dépendance aux micro-événements qui ponctuent la vie carcérale.
" J’ai changé depuis que je suis ici. D’abord, j’ai perdu du poids, après j’en ai pris. Je suis descendu à moins de 60 kg et j’ai eu une pointe à 80. Je suis plus sensible à certaines choses aussi. Plus dépressif encore. Ça devient existentiel, un moral en dents de scie. Une simple mauvaise nouvelle peut tout démolir ". (Roger)
La vulnérabilité est associée au sentiment d’être toujours exposé, l’espace carcéral étant celui d’une mise en scène. Tenir son rôle sur cette scène-là suppose un autocontrôle, une vigilance dans les modes de présentation de soi. Ne pas laisser percevoir les failles où les autres, le mal, ne manqueraient pas de s’engouffrer. Le regard de l’autre omniprésent, la perte de tout espace personnel, la mise à nu de l’intimité attaquent les différentes enveloppes construites pour se protéger.
Les opérations de fouilles, fouilles à corps, fouilles des effets personnels dans la cellule, les douches collectives, les toilettes au milieu de la cellule sont autant de dévoilements, d’effractions. Les différentes barrières de protection qui filtrent et régulent les relations à autrui se fissurent jusqu’au dernier rempart que constitue l’enveloppe corporelle. Elle se présente comme massivement attaquée, du dehors, mais aussi du dedans.
La fréquence des affections dermatologiques est souvent évoquée par les détenus, comme si la peau, interface entre le dedans et le dehors, témoignait par les marques, les plaies portées de son érosion sous l’effet de la carcéralité.
Les professionnels de la santé intervenant en prison relèvent aussi l’importance des affections cutanées, l’état de la peau présentée en consultation servant de vecteur à l’expression de ce que le détenu subit. La peau, écran de protection se fait écran de projection, condensant les images révélatrices d’un état de santé dégradé.
" La pathologie dermatologique, peu importante sur l ‘échantillon d’entrants, croît rapidement jusqu’à représenter 23% de la pathologie diagnostiquée dans la première période de détention (de 7 jours à 4 mois). Durant la deuxième période, particulièrement critique (de 4 à 8 mois), plus d’un quart des incarcérés malades souffrent d’une maladie de peau diagnostiquée. Ce pourcentage se réduit lentement à 20 % pendant la troisième période, avant de stagner à 10% après un an de détention, loin derrière la pathologie digestive (29%) et la pathologie oto-rhino et pulmonaire (29 % également). Les soins locaux nécessités par les affections de la peau concernent 0,7 % de la population à l’entrée, puis 2,3% lors de la première période, 4,4% dans la deuxième, pour décroître à 1,7% par la suite (…) Les thérapeutiques dermatologiques viennent évidemment loin derrière les psychotropes, mais disputent la 2ème ou 3ème place aux antibiotiques et aux antalgiques. Les traitements de la peau supplantent presque toujours les traitements, pourtant très demandés, de la douleur. (Gonin, 1991)
L’enveloppe corporelle apparaît comme plus fragile, plus poreuse, les limites du corps représentent des frontières menacées ou précaires.
La mise à nu de cette enveloppe est particulièrement redoutée car tout contact est une prise de risque. La permanente référence à la douche comme lieu d’éminents dangers peut certes être expliquée, en particulier à la maison des hommes, par l’état de délabrement des installations sanitaires. Les restes de peinture craquelée, bosselée, encore accrochés au mur peuvent figurer, par un processus associatif, cette peau dégradée par l’action toxique de cet espace confiné. Mais il nous semble que la localisation privilégiée du malsain dans les douches peut s’entendre aussi comme la traduction d’une vulnérabilité accrue dans cet espace de mélange des intimités et de dévoilement des corps.
Il convient, cela nous a souvent été rappelé, de porter des sandales en plastique pour éviter le contact direct avec le sol et prévenir les risques de parasitoses et verrues plantaires. Il faut aussi se tenir à distance des murs, ne pas s’y appuyer, et concentrer son attention en cernant le jet d’eau sur son corps avant de s’essuyer et sortir rapidement. La douche commune, c’est aussi, derrière le flou de la vapeur d’eau concentrée, la confrontation aux restes, aux traces des corps précédents, aux déchets corporels : crasse déposée, cheveux et rognures d’ongles abandonnés…
Nous ne signifions pas ici que les personnes incarcérées sont des modèles de propreté ou que leurs principes d’hygiène toujours mis en acte se trouvent ici bafoués. Nous indiquons seulement que l’attention électivement portée à l’évitement du contact, et la désignation des douches comme une aire de menace signalent à la fois un sentiment d’exposition et de vulnérabilité qui mérite d’être interrogé. Dans la même perspective, on remarquera l’attention portée aux orifices du corps et aux vecteurs de contamination qui sont privilégiés dans le discours.
La nourriture tout d’abord : elle est nécessairement polluante.
" L’hygiène des cuisines… J’ai des compatriotes anglais qui travaillent aux cuisines. D’après ce qu’ils m’ont dit, c’est mieux de ne pas toucher. C’est dégueulasse ce qu’on mange ici. Moi, j’essaie de ne pas toucher ce qu’ils servent ici, de prendre la viande qu’ils nous donnent, de la laver, la recuire… Moi, je mange jamais directement. " (Jim)
" Je pense qu’ici mon état de santé se détériore. L’hygiène est inexistante, la nourriture est pas tellement saine. Le parcours qu’il y a entre la cuisine et les cellules, ça se passe en sous-sol. Et le sous-sol, c’est extrêmement dégueulasse. Il y a des insectes qui se baladent partout, des insectes et des rats. " (Fabio)
" Question nourriture, il n’y a pas du tout d’hygiène. On est encore avec la grosse louche ! Les microbes qui sont dans les couloirs peuvent s’insérer dans la nourriture, mais bon c’est pas grave, c’est comme ça ! " (Babette)
" - On attrape des diarrhées avec les repas.
- Dans la purée aujourd’hui y avait des cheveux. Je l’ai jetée directement.
- Dans la salade, on trouve de tout, des vers, du sable, des araignées.
- Y a des gastro-entérites ici à cause de la nourriture.
- C’est les hommes affectés aux cuisines dans la prison d’à côté qui font les repas. En hiver, on mange froid.
-On mange très mal, ils ne tiennent pas compte de la diététique, les vitamines, y en a pas, c’est pas équilibré. Ça a des conséquences sur la peau, on a des problèmes de peau, d’estomac, les yeux aussi. " (Entretien collectif. M.A.F.)
La nourriture pénètre les corps et les pollue. " Lorsque la nourriture apparaît comme objet polluant, elle ne l’est comme objet oral que dans la mesure où l’oralité signifie une frontière du corps propre. La nourriture est l’objet oral qui fonde la relation archaïque de l’être humain à l’autre, sa mère, détentrice d’un pouvoir aussi vital que redoutable " (Kristeva, 1980). La grande dépendance de la personne incarcérée à l’égard de l’institution, y compris dans la satisfaction de ses besoins les plus essentiels, peut réveiller l’imaginaire de la relation à cette mère archaïque toute-puissante et maléfique. Alors, le refus, la méfiance, la répulsion face à la nourriture dispensée sont des formes d’expression d’une défense face à cette possible pollution.
La qualité des repas peut, certes, être interrogée, tout comme précédemment les conditions d’hygiène dans les espaces de détention. Il y a sur ces questions, beaucoup à dire et à faire. Mais, sans négliger la réalité des situations décrites et observées, il nous faut aussi entendre comment ici le registre de l’imaginaire est réveillé, activé par cette réalité saisie à travers le prisme du fantasme.
Les représentations de la maladie en prison permettent de lier entre eux différents registres de menace. Par glissement métonymique, la désignation d’une partie prend en charge le tout et, par glissement métaphorique, ce signifiant maladie (ou dégradation de la santé) se comporte comme un carrefour qui rend possible les transferts de sens par substitution analogique.
Chaque élément (saleté, nourriture polluante, air vicié, contact souillant) ne prend son véritable sens qu’en fonction de sa liaison associative avec d’autres.
" Le système de la souillure repose sur la métaphorisation de la saleté définie comme propriété sensible de l’être, à partir de l’expérience trouble d’une perte " (Douglas 1992). Et de pertes, il est bien sûr massivement question en prison. Nous ne nous engagerons pas ici dans l’inventaire de ce qui est évoqué comme perdu. Nous ne retiendrons que ce qui nous paraît ici au centre de l’expérience carcérale, la perte (ou la dilution) de soi comme sujet. A défaut d’être des sujets, les personnes incarcérées peuvent tenter d’être des acteurs en investissant les interstices laissés par l’institution.
Ici, par exemple, le fait de cantiner, s’il peut exprimer un désir d’une alimentation plus équilibrée, plus variée, est d’abord une restauration d’un pouvoir traduit par un choix (choix de la nourriture commandée et consommée), et une tentative de préservation de soi (refuser la nourriture polluante carcérale).
Cantiner, c’est certes un moyen de reconquête d’une certaine autonomie de soi dans un univers qui entretient la dépendance. " Espace de liberté et de négociation pour les détenus, la cantine leur offre la possibilité d’exercer une part d’autonomie. Autonomie bornée certes à la seule sphère de la consommation mais dont l’importance est à la mesure de la dépossession de soi qui caractérise le statut de détenu " (Seyler, 1985). Mais cantiner, c’est aussi un moyen de se protéger du contaminé-contaminant servi par cette figure de mère archaïque mortifère. L’incorporation passive est équivalente à une destruction agressive.
L’air est un autre vecteur privilégié de l’infection. L’air respiré, c’est un corps pénétré et sans défense : si on peut refuser la nourriture carcérale ou la transformer, on ne peut suspendre la respiration. Or l’air confiné apparaît comme atmosphère imprégnée d’émanations putrides et malsaines.
" La promiscuité, l’air est le même, dans un petit espace fermé, il n’y a pas d’air. Même si on ouvre la fenêtre, l’air ne se renouvelle pas forcément et je pense que ça aussi c’est un facteur de maladie. On est enfermé 24 h sur 24. On n’est pas assez aéré ". (Fabio)
" Tout le monde fume dans la cellule. On s’intoxique vite, on peut pas faire de courant d’air. " (Julien)
" Pour chauffer les aliments, on bricole. Ça sort une fumée noire. On est obligé de respirer ça. Ça colle sur les murs, le plafond. C’est dangereux. On peut aussi cantiner des réchauds avec des pastilles, des comprimés qui se consument. Mais, c’est toxique. C’est marqué sur l’emballage. A utiliser dans un local aéré. Nous, on peut pas aérer ". (Paul)
L’air carcéral est d’abord un air raréfié : l’enfermement " étouffe ". Il est aussi toxique par les germes contenus ou/et par les produits utilisés. L’entassement des corps dans un espace fermé où se mêlent odeurs et représentations de dangers imperceptibles favorise la confusion entre la puanteur et le miasme, le nauséabond et le malsain, le méphitique et l’asphyxiant.
A. Corbin (1982), qui retrace dans son ouvrage l’histoire de l’odorat, nous rappelle que l’air carcéral, figure exemplaire de l’air confiné, a depuis les années 1700 été un objet de préoccupations.
" Le pire des scandales olfactifs, c’est la prison. La puanteur signifie la putréfaction vivante et collective des détenus. Le pourrissoir humain cumule l’infection généalogique et la putridité au présent (…) L’accès des prisonniers à l’air pur hante le début du 19ème siècle (…) Michelet accorde une place dans sa rédaction, à l’histoire des odeurs carcérales. " Les vieux couvents humides et sombres, qui presque partout aujourd’hui servent à cet usage, quoi qu’on fasse, gardent un fond indestructible de malpropreté historique, une odeur indéfinissable qui, dès l’entrée, affadit le cœur. Les malheureux qui ont connu les prisons de Louis XIV disaient que l’air vicié en était le plus grand des supplices ". En 1784, Howard constate " L’air des prisons infecte les habits de ceux qui les visitent " (…) Les odeurs de la prison et la fièvre qu’elles engendrent sont d’autant plus redoutables qu’elles résultent en partie de l’imprégnation passée. Il n’est dans ces conditions, d’autre solution que d’abandonner les lieux et d’abattre les bâtiments.
Un demi-siècle plus tard, le discours sur la putridité et la puanteur de la cellule du prisonnier inspirera la description du logement de l’ouvrier citadin et de la maison paysanne mal tenue. Le cachot constitue le modèle à propos duquel s’élabore, dès le 18ème siècle, l’interminable et juste diatribe contre l’habitat insalubre. "
G. Vigarello (1993) nous indique que l’attention portée à l’air croît durant le 14ème siècle. Nous observons ici, une nouvelle fois, la survivance d’anciens repères dans la définition du malsain et des conceptions des modes de préservation du corps.
Cette survivance ne concerne bien évidemment pas seulement le monde carcéral. Mais on peut faire l’hypothèse d’une sensibilité accrue au pouvoir de pénétration de l’odeur et d’une mise à l’épreuve de la tolérance olfactive à la proximité d’autrui. " La prison, c’est d’abord une odeur " annonçait A. Boudard (1963) revenant sur son expérience carcérale. Et certains détenus rencontrés, voyant le moment de la libération approcher, mentionnaient souvent dans leurs projets immédiats, de se débarrasser de " cette odeur qui colle à la peau et vous imprègne ". 
 
3 - Enveloppe corporelle - enveloppe groupale

Dans ce contexte de majoration du thème de la contagiosité, les stratégies défensives mobilisées tentent de rétablir, consolider, défendre ce qui est fragilisé. Les formes de vulnérabilité orientent les formes de protection. Le discours sur la transmission, la contamination, évoquant différents vecteurs, est fondamentalement un discours sur l’enveloppe corporelle, la porosité et la vulnérabilité du corps propre. Et dans ce bain d’uniformisation et d’anonymat qu’est le monde de la détention, la reconstruction " d’enveloppes sociales " tentera de tisser un cordon protecteur entre les personnes et un environnement hostile (Calvez, 1992). Ce dernier processus s’apparente essentiellement à celui de la catégorisation sociale et de la discrimination.
Pour ce qui concerne le corps et ses frontières, on ne manquera pas de repérer l’attention portée à celui-ci en prison, alors même qu’il peut être oublié voire maltraité au-dehors. Ce corps prend une telle importance chez certains qu’il occupe tout leur esprit, attentif à ses transformations, ses maux. Le soin de soi, le souci de soi participe d’une recherche de réappropriation de ce corps enfermé et dépendant. Se représenter son corps comme à soi pour renforcer l’étayage de l’identité sur la corporéité entendue comme expérience subjective de son corps.
L’espace corporel du détenu est finalement le seul qui lui appartienne encore dans l’espace social intra-muros. Et ce corps devient un moyen d’exister par rapport à autrui, à l’institution et à soi-même.
C’est à travers ses plaintes, ses maux qu’il cherche à communiquer, à attirer l’attention sur lui. Il s’agira de réclamer des soins pour ce corps qui le fait exister.
Lorsque l’image d’un corps poreux, perméable, émerge, quand la situation carcérale réactive l’expérience antérieure primitive d’une indistinction, indifférenciation entre le dedans et le dehors, le moi et le non-moi, on peut penser que le fait de se rétracter sur ce corps, de polariser son attention sur lui, est un mode de défense contre la détérioration.
La souffrance psychique trouve sa traduction dans la douleur du corps, et la fréquence des troubles somatiques, même bénins, est aussi un appel au souci de soi.
L’entretien du corps en prison se décline de diverses façons, et il vise aussi à repousser les attaques du temps.
L’investissement des activités sportives est souvent important, chez les hommes notamment, mais chez les femmes aussi, même si les types d’activité sont différents.
Chez les hommes, l’importance prise par la musculation est manifeste. Celle-ci pourrait bien compenser par la construction d’une enveloppe corporelle externe une défaillance ou l’appréhension d’une défaillance interne. L’enveloppe musculaire développée et valorisée pourrait être interprétée comme une carapace extérieure censée protéger d’une fragilité intérieure.
Nous avons en mémoire une image recueillie lors de notre visite du quartier d’isolement à la maison d’arrêt des hommes. Attenante à ce quartier, la cour de promenade des " isolés " est divisée en " camemberts ", portions d’espace réduit où chaque détenu est séparé des autres par de hauts murs. Dans l’un des " camemberts ", un détenu faisait son footing sur quelques mètres carrés. Pour éviter les étourdissements qui ne manquent pas d’apparaître quand on tourne trop longtemps en rond, il inversait à intervalles réguliers le sens de sa course.
Un autre détenu de ce même quartier fait quotidiennement 2000 " pompes " dans sa cellule. Nombreux sont ceux qui s’astreignent à ce genre d’exercice rendu d’autant plus difficile quand la cellule est surpeuplée. Comment faire de l’exercice dans un espace où il faut se relayer pour tenir debout ? La restriction de l’espace cellulaire favorise plutôt les stations couchée ou assise. S’obliger à sortir pour marcher, pour se rendre dans la cour de promenade, relève de ce même souci d’entretien de ce corps empêché. Même si les commentaires sur le peu d’attractivité de cet espace sont nombreux (horizon bouché par les murs, sol bétonné, surpeuplement encore, " discussions de prison " sans intérêt etc.), il s’agit de " sortir " prendre l’air et garder conscience des saisons, du chaud, du froid, de la pluie, de la neige.
Sentir son corps vivre, c’est le mettre en mouvement et s’imposer l’organisation d’une vie quotidienne où les horaires sont auto-programmés et non exclusivement déterminés par l’ordre pénitentiaire.
Temps du coucher, du réveil, des repas, du courrier, de la lecture, de la toilette, de la lessive, de la vaisselle, des jeux de cartes, des moments de télévision. Composition des repas, définition d’un régime alimentaire, variation du menu suivant les jours de la semaine en composant, transformant, améliorant la nourriture carcérale.
Quelques extraits d’un entretien collectif réalisé à la maison d’arrêt des hommes illustrent ces façons de " faire sa prison " en portant attention à son corps :
" - Les gens demandent l’hygiène, c’est le plus important ici. Etre propre, c’est notre droit. Se laver tous les jours à l’eau froide dans la cellule, c’est dur. Les vêtements, on demande au surveillant si on peut les laver au robinet d’eau chaude de la douche.
- Moi, j’organise mon mode de vie ici. Matin et soir, un jus d’orange. Le soir, du lait. Beaucoup de légumes, de pommes de terre, manger équilibré.
- Ici, on peut acheter du riz et des pâtes. Là, on peut manger tous les soirs.
- Ça se passe dans la tête ici. Un gars qui est fort moralement, il va se dire : " bon, j’ai écopé d’une peine de 15 mois, je vais m’organiser, je vais faire du sport tel, tel jour. Ça va me permettre d’oublier, d’avoir un bon équilibre. "
- Faut faire attention, on se préserve une hygiène de vie, s’entretenir, le sport…
- Moi, ça fait 24 ans que je suis enfermé, je suis toujours vivant. Je fais du footing, du yoga. C’est important d’entretenir son corps, faire du sport, faire travailler ses yeux… parce qu’on perd la vue ici. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de perspective, pas d’horizon. On est dans un entonnoir, on voit toujours la même chose.
- Ici on est enfermé 22 heures sur 24, soit on est assis soit on est allongé. Alors les deux heures de promenade faut en profiter pour marcher, pour bouger.
- Les parloirs maintenant c’est quand même mieux : dedans y a plus le toucher, y a plus rien, plus de contact. Là, y a le contact, on se touche, on s’embrasse. Avec les enfants surtout, pouvoir les prendre dans les bras. Le toucher, c’est important. "
Mais entretenir ce corps suppose de composer avec une série de contraintes.
Comment avoir accès, par exemple, à la douche, au-delà des deux hebdomadaires prévues ? Les détenus classés à l’entretien des locaux, aux cuisines etc. ont droit à une douche quotidienne. Quand on s’inscrit à une activité sportive, on a aussi la possibilité de se doucher à l’issue de la séance. On peut encore solliciter les soignants et tenter d’obtenir une " douche médicale ". Enfin, on peut aussi tenter de négocier avec le surveillant d’étage l’autorisation d’une douche supplémentaire.
Dans la cellule aussi, il faudra composer avec les co-cellulaires pour une cohabitation sans trop de heurts. Régler ses horaires sur ceux des autres, définir un mode de participation collective aux activités d’entretien de l’espace partagé, se relayer à l’unique lavabo qui sert aussi d’évier, trouver un mode de rangement des effets personnels de chacun qui garantisse un moindre envahissement de la cellule.
" On sent la réduction de l’espace, la perte d’un espace de liberté de mouvement. Les premiers mois ici, je ne suis pas du tout sorti de la cellule. J’ai perdu la notion de distance. Je ne voyais qu’à 1,50 mètre. Quand je suis sorti de la cellule pour la première fois, j’ai eu des vertiges. Après, c’est passé.
On est 3 en cellule. On n’a plus d’intimité, hygiénique et tout. Le seul moment d’intimité, c’est quand tout le monde est rangé dans son lit, parce que c’est des lits superposés. Où que vous soyez, vous êtes toujours avec des gens autour de vous. Les toilettes, y a pas de mur. C’est dur au début, on ne se regarde pas. C’est être rabaissé à rien. Faudrait un mur, pouvoir se mettre à l’écart. Se retrouver à poil devant tout le monde ça va, mais aller au WC devant les autres, non ! " (Julien)
En écho à cet extrait d’entretien, on peut relever une formulation plus laconique mais qui traite des mêmes conditions de vie carcérale et de leurs effets.
" La station couchée fréquente (compte tenu de l’exiguité des cellules et de l’absence d’autres activités), les problèmes liés à l’usage des toilettes (difficulté de disposer de papier hygiénique pour les détenus les plus démunis, usage à la " va-vite " dans une cellule surpeuplée, etc.) sont rendus responsables, par certains praticiens, de la fréquence des problèmes pathologiques. " (Lalande, 1997)
On trouve aussi, chez certains, l’idée d’une résistance stimulée par la mise à l’épreuve de soi-même par soi-même : s’endurcir pour se préserver. Verrouiller l’enveloppe pour que rien ne puisse les atteindre. S’imposer des régimes frugaux, une vie de spartiate pour barder son corps. Eviter le relâchement, le laisser-aller et préférer l’affrontement et le perfectionnement de soi.
Tout cela est contenu dans l’expression carcérale " se faire la vraie prison ". Il s’agit là d’une forme d’économie de soi qui anticipe et prévient la dépendance et la perte. L’idéal d’autosuffisance est surtout perceptible chez ceux qui n’ont rien dehors, qui ont déjà trop perdu :
" Le travail en prison, c’est pas bon. On s’habitue à des choses qu’on n’a pas dehors. Quand on n’a pas de quoi manger, pas de lit…je fais pas la manche, je suis pas un clochard, je veux pas me rabaisser, que ça se sache. Faut pas s’habituer à l’assistanat. Moi, j’aime bien vivre un peu à la dure. Faut en baver un peu. Je fais des pompes dans la cellule pour dépenser mon énergie, mais je vais pas aux activités ". (Philippe)
" On devient très sensible ici, on prend tout au premier degré. Alors, faut résister, s’endurcir. Ça forge un caractère, la prison. On n’en sort pas indemne. Ma famille ne sait pas où je suis. Je n’ai pas de visite. Je me fais la vraie prison. Moi, je préfère un régime strict. On devient plus dur parce que c’est rigide ici. Y a pas ce qui permet la souplesse ". (Xavier)
On retrouve aussi fréquemment la référence à la " carapace " qu’il faudrait construire pour tenir-contenir. Carapacer son corps mais aussi ses émotions pour ne pas s’exposer, pour atténuer cette vulnérabilité.
Le code viril qui prévaut dans les détentions d’hommes entretient cette valorisation d’une " enveloppe " rigide et fière. Etre un dur, c’est ne pas être affecté.
On voit à travers ces différents exemples que l’importance accordée au corps physique est une forme de résistance à l’emprise carcérale. Les besoins d’auto-conservation sont exprimés par ces corps enfermés qui continuent à les réclamer, à exiger leur apaisement.
Le désinvestissement du monde extérieur s’accompagne d’un report de la libido sur le corps. Et cet accroissement de la libido narcissique peut être la toile de fond de sensations hypocondriaques, d’une écoute angoissée de son corps et de ses moindres signes de dysfonctionnements, d’un surinvestissement dans des activités sportives, d’une attention nouvelle portée aux soins de soi, à l’hygiène. " Economiquement, le détenu régresse au corps, maquis de sa résistance " (Molina, 1989). Il s’agit de se confiner dans les sens pour résister, d’habiter ce corps, de le cerner comme un objet, de lutter contre son effacement, son morcellement.
On peut encore poursuivre l’analyse des stratégies défensives et s’intéresser ici à la façon dont les détenus structurent, recomposent un tissu social ordonné par la catégorisation. Ils restituent une forme à l’inconnu et se dégagent du mélange, deux traits qui, nous l’avons souligné, appartiennent au système symbolique de la souillure. Toutefois, par le jeu de la projection, se trouvent reproduits, intra-muros, des processus de mise à distance et de marginalisation, comme si seul le paradigme de l’exclusion d’un corps étranger toxique permettait de retrouver une certaine sécurité.
La catégorisation sociale, dont nous avons déjà souligné la prégnance dans les rapports gardants-gardés, est aussi fort active dans les rapports entre détenus.
Activité de connaissance, la catégorisation permet l’orientation dans l’environnement et suppose une sélection de données à regrouper, à rassembler dans une perspective d’ordonnancement. Sa fonction défensive est essentielle, dans la mesure où elle réduit l’incertitude, fournit des repères dans la relation aux autres et au monde, réalise par la projection, la localisation du malfaisant hors de soi et hors de son groupe d’appartenance. L’identité sociale s’affirme par l’accentuation des traits communs à l’intérieur du groupe reconnu comme sien et par l’accentuation des différences entre ce groupe et les autres.
L’arrivée en détention pour les primaires est une plongée dans l’indifférenciation : sous le même statut de détenu sont rassemblées des personnes qui ne se connaissent pas et ne se sont pas choisies. Des personnes aussi que l’organisation carcérale isole les unes des autres à travers le morcellement de la détention (bâtiment, étage, coursive) et la surveillance des mouvements (programmation des déplacements évitant les regroupements). L’isolation s’accompagne d’une promiscuité imposée dans certains lieux (électivement la cellule, mais aussi les " salles d’attente ", celle de l’U.C.S.A., des parloirs).
Chaque détenu est à la fois " fondu " dans la masse des incarcérés désignés par le terme générique de " population carcérale de l’établissement " et entravé dans ses possibilités d’exploration, de rencontre et de connaissance des " autres ". Ceci n’est pas sans nous rappeler les travaux de D. Anzieu sur le groupe large et les angoisses associées.
On devra bien sûr nuancer le propos et rappeler une nouvelle fois l’hétérogénéité, la diversité des expériences intra-muros. L’arrivée en détention n’est pas univoque, et de nombreux facteurs interagissent selon des schémas à chaque fois singuliers : l’âge, la situation familiale et sociale, le motif de l’incarcération et, bien sûr, le fait de disposer de repères préalablement construits pour affronter l’univers carcéral.
On peut, ici, établir un parallèle entre la situation du surveillant nouvellement recruté et celui du détenu-entrant, même si cette comparaison peut surprendre.
Nous avions déjà souligné que le choc carcéral que connaît le surveillant-stagiaire lors de sa découverte de la prison peut être largement atténué si, dans son histoire, il a eu l’occasion d’une certaine proximité avec le monde pénitentiaire. Les rejetons de généalogies de surveillants ou le fait d’avoir dans son entourage une ou des personnes travaillant en prison relativisent l’étrangeté du lieu. De la même manière, on peut trouver derrière les murs des rejetons de généalogies d’incarcérés, des familles entières étant passées par l’initiation de l’incarcération. Ou encore, plus fréquemment, des détenus pour qui l’événement-emprisonnement appartient à l’histoire collective du groupe d’appartenance. Ceux-ci connaissent, alors, déjà l’institution même si eux-mêmes la découvrent pour la première fois. Et, le plus souvent, ils retrouveront d’emblée intra-muros des " pairs ", des amis, des connaissances. Dans la maison d’arrêt pour hommes, notamment, nombre des détenus rencontrés ont fait référence à des frères, cousins, amis, voisins, quelque part en détention, dans leur cellule, dans un autre bâtiment, dans un autre établissement. Quand l’histoire personnelle s’étaye sur une histoire collective, le détenu dispose déjà de quelques repères lui permettant de structurer et de donner sens à son environnement. Il sait déjà quels sont les principes d’organisation personnelle qui permettent de " faire sa prison " au mieux, en aménageant autant que possible ses conditions de vie et l’occupation de son temps. Il sait aussi que, pour cela, l’appartenance à un des réseaux de sociabilité intra-muros peut l’aider, non seulement dans une perspective fonctionnelle (accroître l’accessibilité à certaines ressources, partager ce qui améliore le quotidien, obtenir des informations, etc.), mais aussi identitaire. La reconstruction derrière les murs de groupes plus restreints permet de se dégager des angoisses de morcellement réveillées par le " groupe large ", par l’anonymat dans la foule. Elle permet encore de mieux résister à l’emprise carcérale, le sentiment d’appartenance au groupe dégageant du face à face entre la personne et l’institution.
Le découpage de la population carcérale en sous-catégories n’est pas seulement le fait des autorités judiciaires et pénitentiaires. Les personnes incarcérées, elles-mêmes, ordonnent cet ensemble en différentes " alvéoles " structurantes et contenantes. Cet ordonnancement compose avec la classification instituée ou organisée dans l’établissement, mais il a aussi sa logique propre. Logique essentiellement fondée sur la localisation et la délimitation de porteurs de menaces.
En prison, les étiquettes pullulent : primaires - " récis " (entendre récidivistes), français - étrangers, prévenus - condamnés, " gros délits " - " voleurs de poules ", longues peines - petite peine, normal - " fêlé ", résistant -" zombie " etc. Il est aussi question des DPS (détenus particulièrement surveillés) ou des VIP (Very Importante Person), des " isolés " et des " punis " (respectivement au quartier d’isolement et au quartier disciplinaire).
En général, la direction de l’établissement réalise un premier classement mis en acte à travers les modes d’affectation dans les différents espaces de la détention.
Dans la maison d’arrêt pour hommes, les différents bâtiments de la détention ont leur spécialité : les Africains d’un côté, les Maghrébins de l’autre, les Français encore. Les longues peines sont plutôt rassemblées dans une partie de la détention qui offre de meilleures conditions de vie (cellule individuelle notamment). Le " quartier des travestis " a été supprimé : ils sont dorénavant adressés à un autre établissement. Les " travailleurs " sont regroupés aux mêmes étages, comme les " étudiants " qui accèdent par la même occasion à une cellule individuelle. Le quartier des VIP, enfin, constitue également un lieu différencié. On pourrait sans doute encore poursuivre cet inventaire des opérations de classement, de répartition dans l’espace des différents types de profil constitués. L’affectation dans la géographie carcérale surdétermine les conditions de détention qui ne sont pas homogènes d’une " contrée " à l’autre.
Mais ce qui nous intéresse ici concerne plutôt les modes et les fonctions des classements opérés par les détenus eux-mêmes. On peut repérer comment, dans ces classements, sont toujours localisés ceux qui représentent un danger et qu’il convient de tenir à distance. Quelques extraits d’entretiens illustrent les différents " personnages " identifiés comme " fauteurs de troubles " :
" Je suis à part des autres. Je ne me mélange pas avec tout le monde. Déjà une infanticide, faut pas qu’elle soit à côté de moi. Les infanticides devraient pas être là. Quand elles viennent me parler, moi je peux pas. Ici on sait pourquoi chacune est là. Quand on arrive, on vient avec un mandat de dépôt, c’est marqué dessus le délit. Dans la cellule, si la fille ne veut pas le dire, on peut le lire. Les surveillantes, elles aussi n’aiment pas les infanticides. Ce sont des mères ". (Sophia)
"Les violeurs, je les fréquente pas. Y a pas de quoi être fier. Les mecs se taisent, ne sortent pas en promenade, ils ont peur que les mecs leur tombent dessus. Le mandat de dépôt, y a le délit marqué dessus. Si le gars ne le montre pas, on a des doutes, on pose des questions, on tourne autour du pot. C’est là qu’on voit (…) Quand un détenu arrive dans ma cellule, tout de suite je lui demande son mandat, faut écarter les violeurs. On sera dans une cellule mal vu, si on accepte les violeurs ". (Damien)
" Les sidaiques, on devrait les mettre à part. Si un individu est atteint du sida, faut pas le mettre avec les autres. Faut le protéger lui, mais aussi les autres. Une fois y avait un détenu dans ma cellule qui, lui, était toxicomane et là il m’avait fait un peu peur. A mon avis, il avait le sida et il ne voulait pas le dire. Alors je l’ai carrément confiné dans son carré et je lui ai dit : écoute, tu restes à ta place ". (Fabio)
" Avec les toxicomanes, on s’évite pour ne pas attraper des microbes ou être atteint de quelque chose, des hépatites. Ça s’attrape par la salive et le sang, celui qui se coupe, ça y est. Donc avec les toxico-dépendants, on se serre la main et puis salut au revoir. Je ne veux pas de toxico-dépendants dans ma cellule. On peut attraper des maladies. Il suffit de boire dans le même verre et c’est vite fait quoi au niveau hygiène. Moi, je me protège autant que je peux ici, mais le problème ce sont les toxicos, parce c’est eux qui véhiculent les maladies. Alors, moi j’évite ". (Thomas)
" Psychologiquement, je trouve que je vais bien parce que une femme qui prend soin de soi-même comme moi, c’est une femme qui s’aime. Moi, je ne serais pas capable de me couper les veines. La plupart des filles droguées, par exemple, elles se coupent. Vous les voyez, la plupart sont sales, on peut voir les personnes une semaine avec les mêmes vêtements. Les filles qui prennent de la drogue, je parle pas avec elles ". (Florence)
" Je ne pense pas qu’on puisse être contaminée par les autres, en particulier par les filles toxicomanes ; quand on les voit dans la cour, justement comme elles sont, ça fait mal. C’est tellement triste le résultat que je ne pense pas qu’on pourrait s’approcher un peu d’elles ". (Sabine)
Qu’y a-t-il de commun entre l’infanticide, le violeur, le séropositif, le toxicomane au-delà du fait qu’ils sont l’objet d’une mise à distance toujours soulignée ?
Ces différentes figures du mal neutralisent la menace par le jeu de la condensation du malsain, et le rejet est tentative d’isolation et de purification car la menace de contagion est, nous l’avons souligné, celle plus fondamentalement de l’indifférencié. " Toute société se crée dans la lutte contre l’indifférenciation qui fait surgir le fantasme du chaos primordial, du désordre primitif " (Enriquez, 1983), et la société carcérale n’échappe pas à ce principe. Celui qui apparaît comme agent du désordre est d’abord un double menaçant. Semblable, parce que d’une humaine nature, mais aussi parce que sont projetées en lui des parties de nous-mêmes. Il fait figure de miroir repoussant et fascinant. L’impératif de mise à l’écart est à la mesure de cette fascination exercée : celui qui a transgressé des interdits majeurs révèle des désirs condamnés, les exigences pulsionnelles auxquelles le contrat social impose de renoncer pour la sauvegarde de l’intérêt commun.
Mais d’autres fascinations-répulsions sont aussi activées : elles s’inscrivent toujours du côté de la résurgence du négatif de chaque sujet singulier, mais concernent moins les aspects transgressifs que ceux de la perte et de la mort.
L’intolérance majeure vise les toxicomanes. Ils sont perçus comme concentrant tous les risques, toutes les dérives, et, s’il est beaucoup question à leur propos du VIH ou du VHC, l’appréhension de la contamination ne peut se limiter à celle-là. Considérés comme dangereux et pénibles, décrits en fonction de leur comportement souvent imprévisible, des signes et indices de la maladie, ils font l’objet d’une méfiance d’autant plus marquée que le miroir qu’ils renvoient aux autres est insoutenable.
Les dépressifs sont encore des indésirables et, de la répulsion face à un tel miroir, il est ici explicitement question.
" Je conçois qu’on puisse craquer. Mais d’un autre côté, c’est un espèce de miroir de ce qui pourrait arriver. C’est pour ça qu’il y a une grande peur du mec qui craque, et si on ne craque pas soi-même, on se dit, putain ça pourrait m’arriver demain. Sur une cellule où les mecs sont à plusieurs et qu’il y en a un qui est franchement… qui va mettre la pression sur les autres, donc ils vont avoir l’impression de craquer. En fait, ils ne craquent pas ; ou plutôt, ils craquent nerveusement et finissent par taper sur le mec. J’ai passé quelques mois avec un mec dépressif en cellule, c’est vrai que c’est dur parce qu’on devient agressif soi-même. Avec un dépressif, on devient agressif, parce que le mec fait chier ". (Yves)
Ainsi les deux figures paradigmatiques associant abandon de soi, morbidité et nocivité sont celles du toxicomane et du dépressif. A l’intersection des deux, se trouve la catégorie des " fiolés " (persistance d’une désignation liée au mode antérieur de distribution des médicaments dilués dans des fioles) ou des " zombies ", ceux qui sous l’emprise des médicaments titubent dans les couloirs de la détention et dont le regard semble toujours porté ailleurs.
Les tableaux offerts sont des gouffres ouverts. Ils renvoient massivement à ce que chacun s’évertue à repousser en soi pour continuer à tenir debout, pour " ne pas se laisser aller ", pour ne pas abdiquer. Car chacun expérimente au plus profond de lui, et ce d’ailleurs avec une certaine acuité même avant l’incarcération, ce jeu de la vie et de la mort. L’emprisonnement vient l’amplifier.
" La régression vécue par les initiés permet de faire glisser vers un narcissisme, cet état dans lequel, par l’amour que le moi s’accorde à lui-même, ils peuvent réussir à constituer un système clos où on peut rejoindre la condition la plus proche de ce à quoi tend le moi dans le sommeil sans rêve, une inexcitabilité au sens freudien d’une réduction des besoins pulsionnels où semble aboutir le principe de plaisir. Nous approchons ici de cet état narcissique du puits régressif où l’initié plonge dans le jeu de la vie et de la mort. C’est de la mort dont il s’agit dans ce jeu que Freud repère comme pulsion de destruction, celle qui par son but final ramène ce qui vit à l’état inorganique " (Molina, 1989).
L’enfermement et son travail de déconstruction, de mort comme la mort portée en soi, ne peuvent plus être occultés devant celui qui révèle la fragilité des systèmes défensifs devant la tentation du retour à la tension zéro.
En amont même de l’incarcération, la course à la satisfaction, l’intolérance à la perte, la contraction de soi dans le temps immédiat, l’illusion de toute puissance tiennent bien davantage de la pulsion de mort que de la recherche d’un équilibre. S’y manifeste là, moins le principe de plaisir que l’action de la pulsion de mort. La multiplication des prises de risques et des séjours en prison dans une sorte de fuite en avant qui peut céder le pas à des états d’abattement et de repli sur soi, des épisodes dépressifs qui émergent en prison alors qu’ils étaient, avant, masqués par " la bruyance des passages à l’acte " (Balier, 1988).
Le vide social et la suspension de l’agir conduisent sur le chemin de la dépression, de la bulle. Et l’angoisse d’être dépossédé par la machine de l’enfermement (" ici, on devient un grain de sable dans cette machine " Xavier) conduit à régresser toujours plus pour chercher refuge.
L’abandon de soi renverrait à ce vide ressenti comme défaut d’objet libidinal mais aussi comme résistance à l’épreuve de l’enfermement. Se perdre soi-même pour ne plus subir l’emprise de l’enfermement, s’échapper dans le sommeil, dans l’imaginaire, se dégager du rapport à l’autre et à soi-même.
L’emprise carcérale est d’abord une prise sur le corps, une perte de contrôle de son usage et de ses rapports à l’environnement, une fragilisation des processus concourant à la construction de l’enveloppe psychique (Anzieu, 1985, 1987) étayée sur l’expérience des limites du corps. Les intrusions de l’extérieur sont multiples, nous l’avons vu, par la réduction de l’intimité, le bruit, les odeurs imposées, les regards omniprésents, l’exposition aux demandes, aux pressions des autres. La distinction dedans-dehors devient problématique, incertaine, angoissante. L’enjeu, ici, n’est pas seulement celui de la dignité des personnes maintes fois souligné (Morgan, 1996 ; Bolze, 1996  ; Rostaing, 1997), mais celui de la préservation de son intériorité.
Les fantasmes de morcellement, d’envahissement, de dévoration, de contamination toujours activés, dans et par la détention, sollicitent le recours à d’autres barrières, des enveloppes protectrices qui affectent à la fois les processus intersubjectifs et intrapsychiques. Leurs empreintes marquent tous les processus de liaison en faisant de l’isolation et de la répression les principaux modes de défense contre l’affect et la pulsion.
Quand le corps n’est plus " le maquis de la résistance " (Molina, 1989) du détenu et que le retrait libidinal est plus radical, l’image renvoyée aux autres est celle d’une dérive mortifère.
L’abandon de soi dilue l’expérience d’un contenu-contenant. Il origine une souffrance relative à un manque de limites et de consistance intérieure : incertitudes sur les frontières entre le moi psychique et le moi corporel, entre ce qui dépend de soi et ce qui dépend d’autrui, sensation diffuse de mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, d’être le spectateur de quelque chose qui est et qui n’est pas sa propre existence. Il signale ce qu’il faut pouvoir écarter pour vivre et habiter cette vie.
Aussi, l’entretien, la préservation d’une double enveloppe, corporelle (par l’attention portée à son corps) et sociale ou groupale (par la catégorisation sociale et l’exclusion des miroirs-repoussoirs) assurent-elles ou tentent-elles d’assurer ces nécessaires étayages à l’enveloppe psychique.