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II - Etre séropositif et incarcéré

Mise en ligne : 23 mars 2003

Texte de l'article :

II - Etre séropositif et incarcéré
 
1 - Mesures de la prévalence de la séropositivité

Les données les plus récentes relatives à l’infection par le VIH en milieu pénitentiaire (Wcislo et Bonnevie, 1997) font état d’une persistance des tendances observées ces dernières années. On peut se reporter à l’étude de ce phénomène dans le chapitre " Revue de la littérature ". La proportion de détenus connus un jour donné comme atteints d’infection à VIH continue de décroître : 5,8% en 1990 et 1,6% en 1997.
Le jour de cette dernière enquête, en juin 1997, 56 251 personnes étaient incarcérées en France et, parmi elles, 906 étaient atteintes par le VIH (statut sérologique connu des équipes médicales).
Cette enquête confirme un constat souvent souligné : la prévalence de la séropositivité au VIH est éminemment variable en fonction de la région considérée. Les régions Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte-d’Azur regroupent à elles seules 60% de la totalité des patients VIH connus (39,5% pour l’Ile-de-France et 20,9% pour la Provence-Alpes-Côte d’Azur), alors que les établissements pénitentiaires de ces deux régions ne regroupent que 32% de l’ensemble des détenus.
Nous ne reviendrons pas ici sur les limites des mesures de la séroprévalence HIV en prison. Nous avons évoqué plus haut le fait que, le sérodiagnostic n’étant pas obligatoire (ni en prison, ni ailleurs), toutes ces données numériques sont affectées par un biais de recueil et que l’ampleur de la sous-évaluation de la séropositivité reste indéterminée.
Néanmoins, ici encore, l’étude comparative peut éclairer ces données en mettant en perspective la situation intra-muros et celle de l’épidémie dans la population générale en France. Les évolutions observées récemment vont dans le même sens que celles constatées en prison : le nombre de nouveaux cas de sida a diminué de façon très importante à partir du 2ème semestre 1996 (-31% entre les deux semestres 1996), et cette diminution se poursuit depuis, mais à des taux plus faibles. Après correction de la sous-déclaration et des délais de déclaration, le nombre de cas de sida diagnostiqués au 1er semestre 1998 est estimé à 1100 (il était de 2700 au 1er semestre 1996). Ici l’hypothèse de la diffusion très rapide des trithérapies semble la plus probable pour expliquer la brusque diminution des cas de sida. Les disparités régionales doivent encore être soulignées au delà de la diminution globale du nombre de cas de sida. Entre le 1er juillet 1997 et le 30 juin 1998, 2431 cas de sida ont été déclarés dont environ 45% en Ile-de-France. Les taux annuels par million d’habitants sont de 23 en Bretagne, de 55 en région Provence-Alpes-Côte d’Azur et de 100 en Ile-de-France.
L’insuffisance voire l’absence des données comparatives suivant le sexe mérite d’être soulignée. Certes, les femmes ne constituent qu’une minorité, soit 4% de la population carcérale réparti dans une soixantaine d’établissements, dans des quartiers femmes attenants aux prisons pour hommes pour l’essentiel. Mais on doit attirer l’attention sur les études conduites dans le cadre de l’Observatoire régional de la santé de la région PACA qui ont dès 1995 mis en évidence l’existence d’une prévalence de l’infection différente selon le sexe et dont nous avons rendu compte plus en détail dans le chapitre " Revue de la littérature ". Les femmes, à âge égal et à toxicomanie égale, sont plus souvent séropositives (Rotily, 1995). L’inégalité des sexes des détenus face à la séropositivité devrait ouvrir de nouvelles perspectives pour la recherche et l’action de santé publique en prison si cette variable parvient à se faire reconnaître.
Pour ce qui concerne les deux établissements où nous avons conduit cette recherche, nous sommes dans l’incapacité, au niveau des données chiffrées de la séroprévalence, de comparer leurs situations respectives. L’absence de prise en compte de la variable sexe dans l’enquête un jour donné ne permet pas de distinguer les mesures recueillies à la maison d’arrêt des femmes de celles de la maison d’arrêt des hommes à laquelle elle est attachée.
Dans cette maison d’arrêt (regroupant donc les quartiers hommes et le quartier femmes), la proportion de détenu(e)s atteints par le VIH est de 3,36%. Dans l’autre maison d’arrêt, où seuls des hommes sont incarcérés, la proportion est de 2,64%.
Lors des entretiens que nous avons réalisés dans ces deux établissements, nous avons rencontré 8 hommes ayant fait état de leur séropositivité alors qu’aucune femme interviewée n’a déclaré être porteuse du virus.
On peut envisager ici plusieurs hypothèses pour expliquer ce constat.
Tout d’abord, les modalités d’accès aux personnes interviewées.
Dans les deux établissements, nous avons souhaité faire appel au volontariat des détenus et éviter les biais d’un "recrutement" pénitentiaire ou hospitalier. Cependant, dans la maison d’arrêt pour hommes, nous avons bénéficié du concours d’une assistante sociale de l’U.C.S.A. dans la diffusion de l’information relative à cette recherche auprès des détenus. Or cette assistante sociale est plus spécifiquement chargée du suivi des séropositifs dans cet établissement. Dans la maison d’arrêt pour femmes, l’information a été relayée par les infirmières de l’U.C.S.A. Il n’y a pas là de dispositif de suivi particulier pour les détenues séropositives.
Dans la mesure où, pour des raisons qui tiennent à la fois aux exigences déontologiques de la confidentialité et à la définition de notre objet de recherche, nous n’avons pas demandé à recevoir en entretien des détenus séropositifs, nous nous en remettions au "hasard" des modalités de diffusion de notre appel aux volontaires et à la variété des mobiles de ceux qui manifestaient leur désir de nous rencontrer.
Se pose alors la question de l’attitude des détenues porteuses du VIH. Si une part significative des détenues rencontrées ont déclaré être infectées par le virus de l’hépatite, le VIH-sida a seulement été évoqué à propos d’autres femmes de la détention. Peut-on penser qu’il est plus difficile de se présenter comme porteuse du VIH que du VHC ? Que les femmes séropositives de la maison d’arrêt, certes moins nombreuses que les hommes séropositifs de l’autre maison d’arrêt, préfèrent taire cette pathologie associée à un risque de stigmatisation ou au poids d’une culpabilité supérieure ?
Nous n’avons pas de réponse à ces questions et ne pouvons que mettre en perspective nos observations lors de cette recherche et celles recueillies à l’occasion d’autres travaux qui soulignent que " le silence et la culpabilité accompagnent l’épidémie chez la femme " (Lavaud, 1999). La vulnérabilité physiologique à l’infection par le VIH, un statut socioéconomique moins élevé, les lacunes de la prévention, le manque d’autonomie face aux moyens de protection sont autant de facteurs contribuant à majorer les difficultés des femmes face au VIH.
Jusqu’à présent, les décisions politiques à destination des femmes ont principalement concerné la transmission materno-foetale. Le silence des autorités sanitaires et des campagnes de prévention sur le sida au féminin pourrait bien contribuer à entretenir le silence des femmes séropositives. D’abord, le sida a été pensé comme frappant les hommes homosexuels, puis les femmes ont été plus ou moins considérées comme de simples agents de transmission du virus. Ces représentations sociales semblent peser encore aujourd’hui et peuvent amplifier la peur de parler évoquée par la plupart des personnes séropositives.
Nous allons donc ici dégager les principaux résultats de l’analyse des entretiens conduits auprès des huit détenus séropositifs connus comme tels. Mais, comme nous l’avons souligné dans la présentation de notre objet de recherche, nous aurons ultérieurement à intégrer d’autres pathologies, notamment les hépatites, dans notre exploration. La focalisation sur le VIH-sida laisse dans l’ombre les associations-combinaisons avec d’autres infections dont la part en milieu carcéral va croissant. Il ne s’agit pas là de banaliser l’épidémie à HIV mais au contraire de lui reconnaître son rôle de révélateur de situations de précarité sanitaire.
L’analyse des entretiens nous conduit tout d’abord à souligner la diversité des expériences individuelles au delà d’un statut commun : statut sérologique et statut social de détenu. Le rapport à la séropositivité, la signification qui lui est donnée, son impact sur les représentations de soi, la relation au corps, au temps et aux autres, les ressources qui sont mobilisées face à la connaissance et à l’expérience de la contamination sont aussi divers que de précédentes recherches conduites auprès des personnes atteintes et libres l’ont indiqué.
Vivre au quotidien avec la séropositivité recouvre en prison, comme dehors, des expériences très différentes.
 
2 - Diversité des expériences

A travers deux exemples présentés ici, nous souhaitons souligner cette diversité et commencer à identifier les variables qui contribuent à la façonner.

- Damien

Damien a 28 ans. Il est incarcéré depuis deux ans, dans l’attente de son jugement.
D’emblée lors de notre première rencontre, il évoque pêle-mêle ses problèmes de santé et son parcours pénitentiaire, scandant sa dénonciation des conditions de vie carcérale par l’affirmation répétée d’un " moi, j’ai rien à perdre, j’ouvre ma gueule ".
A 28 ans, Damien a déjà fait 10 ans de prison : il "est tombé" 5 fois. La première, alors qu’il avait 15 ans. Il a alors été incarcéré 3 mois dans un centre de jeunes détenus " pour des conneries de gamin, des vols, des casses, des choses qui ne valent pas la peine d’être en prison ". Ensuite suivront deux autres condamnations de 6 et 4 mois avant sa dernière incarcération longue de 8 ans. Il a connu un an de liberté avant de " replonger pour une affaire d’assises ". Il évalue sa prochaine condamnation à 10 ou 15 ans.
Aussi la prison est son monde. Il " la connaît par coeur ", remarquant au passage qu’il est " instable ", qu’il aime bouger, qu’il faut qu’il change d’air, et qu’il passe l’essentiel de sa vie à être enfermé.
Par l’intermédiaire de l’assistante sociale du service médical, Damien a demandé à rencontrer l’équipe de chercheurs qui travaille dans la prison. " Besoin de parler " dit-il, de dénoncer des conditions de vie qui lui deviennent de plus en plus insupportables.
L’histoire de Damien se présente comme une succession de " galères ", de ruptures, de passages à l’acte, une histoire évoquée comme une sorte de destinée inexorable depuis la séparation d’avec sa famille.
Alors qu’il a 12 ans, un juge pour enfants décide un placement en foyer : " il s’est permis de dire que mes parents n’avaient pas de prise sur moi ! Je n’ai jamais accepté cette séparation imposée par le juge ". De 12 ans à 16 ans, Damien connaîtra 5 foyers : toujours en fugue ou renvoyé parce qu’il " faisait les 400 coups ", il évoque à nouveau son instabilité, mais aussi le désir de signifier sa révolte contre la décision du juge. Faire " connerie sur connerie ", c’est démontrer l’incapacité du système institutionnel à suppléer à sa famille, et, lors de ses fugues, Damien retourne chez ses parents.
L’entrée dans " la galère " est située à cette période, celle du désaveu de l’autorité parentale : dans ce contexte, en affirmant sa " révolte contre la société ", Damien se bat aussi pour défendre, restaurer l’image d’un père auquel il s’identifie massivement et d’une mère qui, malgré sa fragilité, ne l’a jamais abandonné. Son père est portugais, et Damien a dans sa cellule un dictionnaire franco-portugais avec lequel il apprend à écrire cette langue qu’il parle déjà. Il dit aussi avoir toujours été turbulent enfant, toujours voyageur, " comme mon père jeune qui n’a jamais pu tenir en place ". Sa mère " a une mauvaise santé, des problèmes de scoliose, de dépression ". Elle est actuellement hospitalisée mais vient régulièrement voir son fils au parloir des différentes prisons où il a séjourné.
A propos de ses parents, Damien dira encore qu’il n’ont jamais divorcé et que c’est la seule chance qu’il ait eu dans sa vie, la seule.
A la première sortie de prison à 15 ans, les passages à l’acte s’accélèrent. Le regard porté sur son passé et la reconstruction qu’il en fait portent toujours les mêmes traits : le mal s’origine dans cette rupture de filiation imposée, le mal vient " des foyers qui m’ont rendu marginal ", de la prison qui rend " encore plus dur, plus révolté ".
Les quelques années de liberté que Damien a connues sont ponctuées d’interpellations, de gardes à vue, et d’incarcérations sur fond de " casses ", de " came " et de prostitution. Damien ne se définit pas aujourd’hui comme un toxicomane : il l’a été et consommait 3 à 5 grammes par jour d’héroïne avant de rentrer à nouveau en prison à 18 ans. Quand il en est sorti à 25 ans, il retrouve celle qu’il désigne comme sa " copine ". Il l’a rencontrée lors d’une permission et " elle a attendu que je sorte pour se mettre avec moi ". C’est la première relation investie avec une femme, une femme stable, sérieuse, qui fait des études. Mais " les galères " reprennent, le manque d’argent, " les conneries "... jusqu’au retour en prison, quelques mois plus tard.
Lors de la visite médicale d’entrée, un test du VIH lui est proposé. Il refuse : " j’avais la tête ailleurs, je venais de tomber ". Un mois après, il demande ce test : " j’ai eu le temps de penser, je voulais savoir pour ma copine si y avait un risque de contagion pour elle ". Le VIH-sida, Damien en a entendu parler depuis longtemps. A 16-17 ans, alors qu’il consommait de l’héroïne et se prostituait, il savait bien que cette maladie existait, mais ne savait pas trop comment ça s’attrapait. Il y avait moins d’information, de prévention qu’aujourd’hui. Pendant son année de liberté, il a recours plusieurs fois au dépistage HIV. Le mode de contamination est d’abord associé aux rapports sexuels non protégés. Sa peur est toujours celle de contaminer son amie. Damien refuse le préservatif et préfère s’abstenir plutôt que d’avoir " des relations qui ne sont pas pareilles, des sensations qui sont loin d’être les mêmes ".
L’annonce de la séropositivité en prison s’inscrit dans la continuité d’une histoire de vie marquée par la persistance du malheur. Elle n’introduit pas de véritable rupture dans la représentation de soi, dans le mode de vie, mais vient s’ajouter, se fondre à la succession des " galères " rencontrées. Damien apprend sans surprise son statut sérologique. " La came, les gardes à vue, la prison, la séropositivité... tout m’arrive. Je m’attendais à être séropositif. Avec la malchance que j’ai toujours eue, il ne manquait plus que ça ! ".
La contamination est située dans le temps, juste avant son incarcération, à l’occasion d’une injection d’héroïne avec la seringue d’un autre : " j’ai pas pensé aux conséquences, j’étais ailleurs, je voulais prendre de la came ".
Quand Damien entame l’entretien par " ici, ça pèse sur ma santé ", il évoque tout à la fois le poids du régime de détention en maison d’arrêt, l’incertitude relative à la date de son jugement et à la durée de la peine, le sentiment d’une fragilisation de sa santé exposée aux menaces d’un environnement morbide...
Depuis deux ans, Damien mesure la différence avec la vie en centre de détention qu’il a connue précédemment. L’enfermement dans une cellule, le peu d’activités accessibles, un quotidien indéfiniment répété... " toujours pareil, je n’en peux plus ". Il a hâte que ce temps suspendu dans l’attente du jugement cesse, hâte " d’avoir l’addition " pour demander son transfert dans un autre établissement.
L’attente d’un transfert est aussi l’attente du procès. Damien sait que la peine sera longue mais, tant que celle-ci n’est pas fixée, il est comme dépossédé de son devenir, suspendu à la décision du tribunal, d’une autorité impersonnelle qu’il perçoit comme une machine à casser, à broyer. Sa lutte dit-il, c’est celle du pot de terre contre le pot de fer : il n’a aucune chance et n’attend rien que la répétition de ce qu’il a maintes fois connu. L’attente en même temps que l’appréhension du jugement est associée au regard de sa mère. La culpabilité est déplacée, et Damien exprime la crainte du mal que sa nouvelle condamnation lui fera.
Lors d’un deuxième entretien, à la demande de Damien, celui-ci revient sur la date de son procès : elle devrait lui être communiquée prochainement. C’est alors de ses tentatives de suicide qu’il est question. Il sent à nouveau la tension monter en lui, " un ras le bol de tout, l’envie de me foutre en l’air ". Lors de sa précédente longue peine, il a tenté de se suicider en absorbant des médicaments. Depuis qu’il a été réincarcéré, il a tenté deux fois de se pendre. Il a été sauvé la première fois par un co-cellulaire, la seconde par un surveillant. " Je leur en veux de m’avoir sauvé, j’aurais retrouvé la liberté ".
Les sursauts de révolte ne constituent pas des alternatives, ils ne visent pas l’avenir. Damien répète avec insistance, " je n’ai plus rien à perdre, je suis déjà condamné ". Condamné depuis longtemps, lui qui n’en finit pas avec la prison, qui part là encore pour un long séjour derrière les murs et se sait malade.
Les ruptures dans le suivi de sa trithérapie s’inscrivent, comme les tentatives de suicide, dans une tentative de maîtrise de sa vie, de son devenir. C’est encore une manière de signifier aux autorités judiciaire et pénitentiaire, au " système ", qu’en dernier ressort la décision lui revient, qu’ils ne peuvent avoir de prise sur lui. Sa liberté, c’est celle du choix de la mort.
La séropositivité vient accélérer, amplifier les pertes déjà contenues dans l’anticipation de la durée de la peine à venir.
Perte de tout projet, de la possibilité de se projeter dans l’avenir : " je ne sais même pas si je sortirai d’ici vivant, parce que je vais avoir une grosse peine. Et même si je sors, dans quel état, hein ? Dans quel état, je sortirai... "
Perte des quelques relations maintenues avec le dehors : son père refuse de venir le voir, de lui écrire. Ils ne se sont pas rencontrés depuis deux ans, et seule la mère sert de trait d’union avec lui pendant que Damien apprend seul dans sa cellule à écrire le portugais.
Il a rompu aussi avec cette amie après lui avoir écrit presque tous les jours pendant un an et demi. Une relation sans avenir : " moi malade, en prison, elle n’a rien à attendre ".
La perte d’avenir est aussi liée au renoncement de la possibilité d’avoir un enfant. " Je ne prendrai jamais le risque d’avoir un enfant à cause de la maladie. C’est ça qui m’attriste le plus. J’adore les enfants ".
Perte enfin de la maîtrise de son corps qu’il voit se transformer sans plus d’énergie pour lutter contre ce qu’il perçoit comme une dégradation. Damien, comme de nombreux détenus, investissait beaucoup les activités sportives, pour se maintenir en forme, pour lutter contre les marques corporelles de l’enfermement. Cet investissement suppose et entretient une mobilisation de soi, de son corps dans l’activité, la mise à l’épreuve. Là, Damien a lâché prise : il a cessé de faire des pompes dans sa cellule, refuse d’aller s’entasser avec d’autres détenus dans la salle de musculation, et se contente de tourner en rond dans la cour de promenade de temps en temps.
La précarité de son état de santé alimente son anxiété, un repli sur soi en même temps que des mouvements de révolte et de contestation. Damien se plaint de la nourriture : insuffisante, viande pas cuite, confectionnée dans des conditions d’hygiène douteuses. Il a récemment envoyé son plateau repas à la figure d’un surveillant, ce qui lui a valu 6 jours de mitard. " J’ai rigolé, dit-il. J’ai déjà fait 45 jours ! "
Il a obtenu par le service médical un régime hypercalorique, mais cette " viande pas cuite " reste synonyme de risque de maladies. L’insalubrité des locaux, le manque d’hygiène, la saleté des douches, autant de menaces pour lui qui, " plus que les autres, risque d’attraper des maladies ".
Le rapport que Damien entretient avec les services médicaux de la prison s’inscrit dans les diverses ressources sur lesquelles il s’appuie pour " faire sa prison ", pour tenir. On verra qu’il faut entendre ici le terme de "ressource" comme recouvrant à la fois des données matérielles tangibles et des supports affectifs et relationnels.
Les représentations qu’a Damien des services médicaux sont ordonnées autour d’un clivage qui oppose ceux qui lui veulent du bien, qui se soucient de lui, et le reste de l’institution soignante, qui comme toutes les institutions apparaît comme menaçante.
Ainsi, il distingue le médecin chargé du suivi des détenus séropositifs, une femme qui lui a annoncé " avec beaucoup de gentillesse " les résultats de son test VIH et qui, depuis, le reçoit en consultation chaque semaine, attentive à ses plaintes concernant son traitement, à l’écoute de ses angoisses. " Elle s’intéresse à moi " dit-il, comme s’il trouvait là, et là seulement, le sentiment d’être investi positivement par autrui. C’est moins l’aspect strictement médical qui est important pour Damien que la manifestation de l’attention qui lui est portée.
De la même manière, mais dans une moindre mesure, sa venue bi-quotidienne à l’U.C.S.A. comme la durée de son incarcération lui permettent des relations avec l’équipe infirmière plus personnalisées. C’est alors l’occasion de sortir de sa cellule certes, mais aussi de discuter un moment avec les soignants, de profiter de ces temps " d’extraction " hors de l’espace de la détention.
Les rapports avec le S.M.P.R. et le psychiatre comme le psychologue sont d’une autre nature. " Les psychiatres, quand on rentre dans leur bureau, ils nous disent : "qu’est-ce que vous voulez ?" C’est des distributeurs à cachets ". Et Damien use des services de ces " distributeurs " qui renouvellent leurs prescriptions sans revoir le patient. Ainsi depuis 2 ans, il a un traitement de psychotropes, " des trucs pour endormir les chevaux " et avec lesquels il " achète des trucs parce que en détention, il y en a qui courent après les cachets ". Le traitement, détourné de son usage, s’inscrit dans le système de troc sur le marché clandestin de la prison.
La consultation hebdomadaire du psychologue offre moins de ressources : " au début, je parlais beaucoup. Là non. J’y vais parce que ça me permet de sortir de cellule ". L’écoute du psychologue ne lui paraît pas authentique : son silence persistant n’est pas tolérable pour Damien en quête de signes d’attention, d’affection.
Il sera aussi question du dentiste : Damien n’a plus de denture supérieure. La perte de ses dents, " c’est la came, et puis on me les a arrachées en prison ". Il envisage de demander un appareil mais attend pour cela son transfert en centre de détention ou en centrale parce que la rumeur dans l’établissement où il est actuellement présente les dentistes comme des bouchers.
L’ambivalence à l’égard de son traitement pour le VIH témoigne du clivage des représentations attachée au système de soins. Damien suit pendant un à deux mois sa trithérapie puis il arrête. Il évoque à la fois son intolérance aux médicaments (fatigue, nausées, diarrhées) et sa méfiance à l’égard du médical. " Je n’ai pas confiance dans la science. Je ne crois pas à la médecine. C’est eux qui ont apporté la maladie à force de faire des tests ". Ainsi, la médecine ne soigne pas, elle rend malade, comme son traitement le rend malade.
Pourtant, c’est auprès des médecins, de certains médecins que Damien trouve un étayage essentiel dans cette période de sa vie. " Moralement, le médecin m’aide beaucoup, le fait de parler avec elle. C’est quelqu’un d’extérieur à l’administration pénitentiaire, ça me fait du bien. Etre écouté, c’est beaucoup ".
Pendant toute la période où Damien suspend le suivi de sa trithérapie, il se soigne par les plantes : il faut entendre ici un traitement par la marijuana. Approvisionné au parloir, Damien fume " 20 grammes par semaine pour ma maladie ". Alors qu’il ne supportait pas le traitement médical, " j’ai fumé et mes T4 se sont stabilisés ". Depuis quelque temps, ses sources d’approvisionnement se sont taries et Damien est contraint de limiter sa consommation à ce que le système de troc intra-muros lui permet d’acquérir. Reste donc seulement un joint de temps en temps, " pour me relaxer, pas pour me soigner ".
Lors du second entretien, Damien annonce d’emblée qu’il a repris son traitement : une bithérapie. Il a été convaincu par le médecin qui lui a fait part de la dégradation de ses résultats aux tests. Mais dans ses propos se trouvent toujours mêlés la maladie et les médicaments comme cause indifférenciée de ses malaises. " Quand j’arrête le traitement, j’ai la forme et quand je suis le traitement tout me semble difficile, j’ai des douleurs digestives, des diarrhées... Là, j’avais des vomissements, des nausées. C’est le virus qui se remet en marche. J’ai repris le traitement ".
Les autres ressources de Damien sont les quelques visites au parloir qu’il a encore : celle de sa mère, mais aussi celle d’un frère cadet à travers qui il vit par procuration dehors. Un jeune frère de 18 ans pour qui " il ferait tout. Moi, c’est fini pour moi, la maladie, la peine... "
Reste encore l’écriture, la seule activité que Damien investisse vraiment : il écrit beaucoup, des lettres essentiellement, sans que celles-ci n’aient toujours de destinataire connu. Il écrit la nuit surtout quand la détention est plus calme. Ces lettres, c’est à la fois un moyen de " s’exprimer sans être interrompu ", une parole adressée à l’autre sans avoir à composer avec l’altérité, les réactions, les désirs de l’autre. C’est aussi un bel ouvrage qui suppose une mise en forme, un travail esthétique : l’écriture est appliquée, la présentation soignée. Damien compare cette production-création au plaisir trouvé lors de son apprentissage de menuisier, métier qu’il n’a jamais exercé. Ce travail d’écriture lui évoque le travail du bois, la naissance d’un bel objet façonné par lui. Les moments les plus difficiles en détention sont ceux où " le cafard est tellement intense que je ne peux même plus écrire, la lettre est raturée, je la déchire. Alors je m’allonge et j’essaie de dormir. Si on m’enlève l’écriture ici, c’est foutu ". Et justement, sa maladie ou ses médicaments, il ne sait pas trop, l’empêche d’écrire : il rate toutes ses lettres. Ce courrier en partie adressé lui permet aussi de recevoir, et " le fait de recevoir, ça fait du bien ".
Damien n’a plus à découvrir le mode d’emploi de la prison. La prison, il la connaît par coeur et il puise dans l’ensemble des ressources disponibles dans la vie clandestine de la détention pour améliorer le quotidien. Avec son traitement trimestriel, il achète des choses : " pour arranger sa prison, chacun se débrouille. Y a des trafics en tous genres, argent, médicament, came... On peut tout se procurer ici comme dehors. C’est une ville dans la ville. C’est ma ville à moi. Je sais tout ce qui se passe, on parle, on écoute, on sait les embrouilles qu’il y a, qui balance... "
Dans sa ville où tout se sait, Damien ne cache pas sa séropositivité sans l’afficher non plus : elle ne le définit pas. Il est plutôt, y compris à ses propres yeux quelqu’un qui est identifié comme un ancien de la prison, quelqu’un qui connaît bien l’univers carcéral et qui bénéficie de la reconnaissance de l’ancienneté. Quelqu’un enfin qui dispose du savoir et du savoir-faire nécessaires à l’aménagement de la vie quotidienne derrière les murs.
Il sait aussi l’importance du regard des autres en détention et le poids des normes carcérales auxquelles il convient de se conformer.
Si Damien informe toujours ses co-cellulaires de sa séropositivité (" c’est une question de franchise, on vit ensemble 22 heures sur 24, faut savoir s’il y a une maladie transmissible "), il sait aussi que la distance à l’égard des séropositifs pourrait être autant due à la peur de la transmission qu’à celui du désaveu par les autres détenus. " Pour se donner une image par rapport aux autres ", chacun doit se conformer au rejet des séropositifs, " comme des chrétiens en pays musulman ". Damien ne se sent pas menacé par cette stigmatisation : il est d’abord et essentiellement un vieux routard de la prison. Il conteste l’appartenance à la catégorie des durs : " y a pas de durs en prison, y a ceux qui se laissent pas faire par les surveillants. Et c’est comme ça qu’on se fait respecter par les autres aussi ".
Si Damien dénonce la ségrégation à l’égard des séropositifs, il participe activement à une autre, celle usuelle dans le monde carcéral, qui vise les délits sexuels. Là encore le poids du regard des détenus est essentiel : " on sera une cellule mal vue si on accepte un violeur. C’est mal vu par les autres. Normalement on doit pas les accepter. Alors, dès qu’un gars arrive dans la cellule, je lui demande son mandat de dépôt. "
Damien sait encore que les relations sexuelles entre détenus sont " mal vues ". Sur cette question, le silence est largement entretenu à la fois parce que c’est s’exposer à la honte, à la stigmatisation des autres, et parce que ces pratiques homosexuelles suscitent une interrogation sur le devenir de l’identité de sexe lorsque l’enfermement est de longue durée.
" Y a des rapports d’homme à homme. Moi non. Faut pas divulguer ça en tout cas. C’est pas forcément une mauvaise personne, faut comprendre après des années d’enfermement. Et puis y a ceux qui étaient homos avant la prison aussi. Moi, ça m’est arrivé qu’un mec me fasse une petite gâterie, mais faut pas divulguer ça. C’est très mal vu, pédé, tapette. J’espère ne pas devenir homo mais peut-être que ça m’arrivera après 10 ou 15 ans de prison. C’est un manque affectif ".
Dans le silence contraint de l’enfermement et du code carcéral, Damien crie parfois et se rebelle. " J’ouvre ma gueule pour faire savoir que je suis là, pour prouver que je suis encore vivant ".

- Pierre
Pierre est condamné à 15 ans de prison et il est incarcéré depuis 3 ans dans la même maison d’arrêt. Primaire, il évoque son arrivée en détention comme " un choc brutal ", la découverte d’un monde inconnu dans lequel il est subitement plongé. Salarié d’une grande entreprise américaine, ses informations sur le monde carcéral se limitaient aux " quelques échos communiqués par la cellule prison d’Actup ". Peu de temps après son arrivée, Pierre entame son combat contre l’administration pénitentiaire et s’inscrit dans une position de militant. L’entretien sera essentiellement centré sur les modalités et la signification de ce combat.
Pierre découvre sa séropositivité en 1984. Les nombreuses maladies et la mort de ses amis éveillent une peur qui le conduit à demander un dépistage à l’Institut Pasteur, un mois après la mise au point du test. La révélation de son statut sérologique, conjuguée à la perte de ses proches, amorce un processus de recomposition identitaire articulant histoire individuelle et histoire collective dans la référence à la communauté d’appartenance. La séropositivité comme catégorie biologique est ici transformée en catégorie sociale, dans un mouvement de subversion des traits associés : si la transmission du VIH est subie et que le porteur du virus, exposé à la stigmatisation, se cache, la position militante revendique une identité affichée et un rôle d’acteur. Elle permet aussi l’inscription dans des réseaux associatifs qui constituent des ressources relationnelles, affectives et identitaires. L’annonce de la séropositivité vient redoubler la menace de marginalisation déjà vécue : " parce que, entre parenthèses, je suis homo, donc ça me rendait encore plus marginal par ma situation et c’est pour ça que j’ai fondu dans le militantisme ".
Ici la séropositivité n’est pas seulement une composante identitaire, c’est une ressource : elle donne accès à un statut social collectivement revendiqué, elle permet de sortir de l’ombre d’une homosexualité vécue dans la clandestinité, elle offre la reconnaissance d’une identité collective par l’affirmation de l’appartenance au groupe des homosexuels et par la valorisation du rôle qu’il a pris dans la gestion de l’épidémie.
L’histoire personnelle de la contamination est réévaluée au regard d’une histoire collective qui sert d’ancrage aux remaniements identitaires et qui permet de penser la séropositivité moins comme une rupture, un effondrement, que comme l’occasion d’un "renforcement biographique" (Carricaburu et Pierret,1994).
L’incarcération vient rompre ce travail de construction d’une continuité dans l’histoire de vie : elle est synonyme de rupture d’avec le mode de vie antérieur, d’avec les ressources et repères habituels. C’est l’entrée dans " un autre monde ", et Pierre se trouve à nouveau confronté au sentiment de perte de maîtrise de sa vie, de son environnement. Alors qu’il recourt à ses premières stratégies de silence et de secret, il se heurte brutalement à la menace de la stigmatisation et du rejet.
Lors de la visite médicale d’entrée, il est reçu par un médecin de l’U.C.S.A. Lors de cet entretien, Pierre informe le médecin de son statut sérologique, lui indique qu’il suit une trithérapie mais qu’il ne dispose pas de son traitement depuis son incarcération et précise qu’il a " déjà tout un dossier à l’Institut Pasteur ". Il souligne encore qu’il veut " d’abord analyser le fonctionnement de la détention avant de révéler ma pathologie ". Mais, alors qu’il rentre de promenade, il retrouve en cellule un de ses co-détenus qui lui tend les médicaments en lui disant : " tiens, c’est pour toi ". Alors qu’il n’avait pas encore donné son accord pour suivre sa trithérapie en prison, préférant repérer d’abord les modes de gestion du savoir et du secret en détention, il se voit " dévoilé ", brutalement exposé aux regards de ses co-cellulaires.
" Là, ça m’a fait péter un plomb ! Quand vous venez à peine de rentrer et que dehors, vous vous battez contre ce genre de chose, contre la mise sous étiquette des personnes... Là, j’avais l’AZT déballée dans la cellule et les autres m’ont dit : "on ne veut plus de toi dans la cellule". Je leur ai dit : "mais, vous ne risquez rien". Pendant trois jours, c’était une ambiance exécrable dans la cellule et je me suis lancé dans une grève de la faim sur la confidentialité des traitements et la distribution d’eau de Javel ".
Le dévoilement de son statut sérologique constitue le déclencheur d’un nouveau combat contre l’administration pénitentiaire, un combat inscrit dans la continuité de celui qu’il menait déjà dehors contre la stigmatisation des porteurs du VIH.
Contraint par la rupture de la confidentialité à assumer son identité de séropositif, Pierre renoue avec son engagement militant, avec cette stratégie de survie d’autant plus essentielle qu’il sait que son incarcération sera de longue durée. Ainsi, huit jours après son arrivée, il entame sa première grève de la faim et remobilise ce travail de restauration d’une continuité au delà de la rupture que constitue l’emprisonnement.
" Je me battais déjà contre le système. Pour moi, c’était aussi une façon d’exister parce que je savais que ma peine allait être longue ".
Faire reconnaître la légitimité de ses revendications est aussi une manière de se faire reconnaître.
Son militantisme intra-muros est la reprise, dans des conditions plus difficiles, de son engagement antérieur. La visée de restauration identitaire est la même mais son exigence est amplifiée par le contexte carcéral.
Militer, c’est être actif, c’est donner un sens à sa vie, c’est lutter contre la maladie, le spectre de la mort. C’est aussi, en prison, lutter contre l’emprise carcérale, le ravalement au statut de détenu parmi tous les autres détenus-objets du traitement pénitentiaire ; c’est sortir de la passivité imposée et de l’uniformisation où la singularité de chacun se perd.
Militer, c’est conquérir, retrouver une position d’acteur, un statut de sujet et ainsi restaurer une représentation de soi ici doublement menacée par la maladie et par l’incarcération.
" Ma maladie, je l’ai toujours vécue comme une passion. Parce qu’à un moment vous êtes obligé de rentrer de plain-pied dans la maladie ".
Cette " passion " permet de faire face à l’idée de la mort, elle est un combat existentiel, une mission.
" Je me suis rapidement trouvé investi, pratiquement comme un devoir. Moi, je n’ai jamais demandé à avoir cette maladie, là, et dès que j’ai appris que je l’avais, j’ai pris des mesures. Ce qui m’a bien servi pour moi, c’est de me battre pour les autres. C’est ce qui m’a permis de m’accrocher à chaque fois, de toujours garder cette volonté, de rebondir aussi vite ".
Dehors, lors de l’annonce de la séropositivité, comme dedans, alors qu’il sait que sa peine sera longue, Pierre " rebondit " en renversant les termes de sa situation : séropositif et détenu, il est doublement menacé par la stigmatisation. Celui qui est perçu comme une menace pour les autres devient une sorte de héros au service d’une cause collective. Figure du mal, il se met au service du bien des autres, pas seulement celui des séropositifs comme lui en butte à la condamnation sociale, mais au service de la prévention de la transmission du virus. Ainsi dehors, il exige l’utilisation du préservatif lors de ses relations sexuelles au risque de faire fuir ses partenaires. Dedans, il exige l’obtention d’eau de Javel pour désinfecter la cellule. " Pour enrayer l’épidémie, faut mettre un maximum de barrières. Or vu la promiscuité en prison... Moi, ça m’arrive de me couper en me rasant et on est quand même 4 en cellule. On a un seul lavabo où on se lave, on fait la vaisselle... Moi, je me sentais coupable vis-à-vis de mes co-détenus. Eux, ils prenaient ça un peu à la légère mais pour moi, c’était évident qu’il fallait que je me batte ".
L’engagement dans la lutte permet de ne plus subir mais de " gérer sa détention ", de se faire reconnaître comme acteur-interlocuteur. L’extension du combat contre la stigmatisation des séropositifs à celui de la reconnaissance des droits des détenus permet de sortir de l’isolement, de chercher des alliances, de se dégager du poids de la faute.
Si Pierre " se sentait coupable vis-à-vis de ses co-détenus ", il souligne aussi que " les détenus se sentent fautifs, ils ont le sentiment d’être déchus de leurs droits. Moi, je discute avec eux, je leur dis leurs droits. Plus les détenus sont soutenus par des actions extérieures, plus ils prennent en charge leur détention. Moi, je n’ai jamais subi ma détention, j’ai toujours géré ma détention. Je ne me suis jamais fondu dans la masse en me disant : "attends". Parce que c’est aussi une façon d’exister aussi par rapport à la maladie, à l’intérieur, parce qu’on n’est pas privé de tous nos droits ".
La maladie, comme l’incarcération, est synonyme de perte, et, pour ne pas se perdre soi-même dans l’idée de la mort ou dans l’expérience de l’enfermement comme sorte de mort sociale, l’affrontement " au système " permet de tenir debout, de se faire reconnaître comme personne vivante.
Pierre mobilise plusieurs moyens et ressources pour mener ce combat.
Il se sert d’abord de son corps pour faire pression sur l’autorité pénitentiaire : les grèves de la faim et le refus des traitements, de tous les traitements pendant un an. La dégradation de son état de santé oblige à une hospitalisation d’abord à l’hôpital de secteur, puis à l’hôpital pénitentiaire où il restera trois semaines. A son retour en détention, un nouveau conflit l’oppose aux surveillants qui " l’accusent de stockage illégal de médicaments ". Convoqué au prétoire, Pierre fera 20 jours de " mitard " : il découvre alors le quartier disciplinaire où pendant les premiers jours il ne pourra communiquer ni avec son avocat, ni avec le service médical. " Je me suis dit, la seule façon de t’en sortir, c’est de te faire remarquer par l’autorité judiciaire ".
Il refuse son affectation en détention à la sortie du quartier disciplinaire. Ce qui lui vaut une nouvelle sanction : à nouveau 20 jours de " mitard ". Là il reprend sa grève de la faim mais en gérant celle-ci de façon à ne pas se mettre en danger " parce que physiquement, ça devenait dangereux, alors j’ai continué mais en fractionnant, 8 jours, 10 jours. Ils m’ont sorti précipitamment du quartier disciplinaire ".
Pierre raconte les pressions dont il est l’objet, les brimades et persécutions qu’il subit : à l’hôpital pénitentiaire, les douches lui étaient refusées ; on " oubliait " d’ouvrir la porte de sa cellule pour lui permettre d’aller en promenade ; à son retour en détention, " sur 400 surveillants, j’en avais pas loin de 200 derrière moi à me mettre la pression " ; une brigade de surveillants est rentrée dans sa cellule " pour me casser bien comme il faut " et l’accuse de trafic de médicaments ; il connaît le prétoire et le " mitard "...
Se servir de son corps, de sa santé comme d’une arme contre la pénitentiaire ne suffit pas : il mobilise alors des ressources extérieures pour se dégager de ce face à face avec la direction de la prison. Il écrit aux Affaires sanitaires et sociales, contacte AIDES, dépose une demande de liberté provisoire et, par l’intermédiaire de son avocat, sollicite une entrevue auprès du Premier Président de la Cour de cassation. Ce dernier le reçoit : " là, il a vu un zombie, 41 jours de grève de la faim, après 28 jours, après 21 jours... J’étais en piteux état. Mon avocat a expliqué les raisons de ma grève de la faim : mettre de la Javel dans les produits cantinables. Le président n’y croyait pas. trois mois d’enfer ! "
Ce même président dépêche un expert médical à la prison. Celui-ci rend " un rapport lamentable pour l’administration pénitentiaire, et là ma situation s’est complètement débloquée. Ils ont fini par mettre de la Javel. "
L’intervention de tiers a permis un renversement du rapport de forces dans ce bras de fer engagé avec la direction de la prison. Et " maintenant l’administration pénitentiaire me chouchoute. Dès que je demande quelque chose, on me le donne avant que ça soit un gros scandale. Individuellement, ils se comportent bien vis-à-vis de moi ".
La conquête d’un statut et d’un traitement d’exception le promeut au rang d’interlocuteur des décideurs. Evoquant au passage sa rencontre avec Simone Veil bien avant son incarcération, Pierre souligne comment, à l’occasion d’une opération chirurgicale lors de sa détention, il profite de son passage à l’hôpital pour rencontrer le médecin-chef et "lui exposer tout ce qui n’allait pas dans les services médicaux de la prison. J’ai tiré la sonnette d’alarme ". Il dit trouver là une oreille attentive : " pour lui, je suis un patient, pas un détenu. Il n’a pas mal pris ma lutte. Il a trouvé que c’était justifié. Il était là pour remettre de l’ordre dans le service ". " Justement ", ce médecin chef était, à l’époque, chargé de la mise en oeuvre de la réforme sanitaire et d’assurer une rupture d’avec certaines pratiques de la médecine pénitentiaire.
De la même manière, Pierre " a interpellé la responsable du SMPR " à propos de la prescription des psychotropes, de la surconsommation des médicaments détournés de leur usage et de l’accroissement du trafic au profit d’une toxicomanie médicamenteuse. Signalant une inversion du projet thérapeutique (" on met les gens en prison, ils sont censés être soignés et ça devient l’inverse "), Pierre s’inscrit là encore dans une position de critique-contestation du " système ", tout en faisant valoir des intérêts communs et donc de possibles alliances.
" Je me bats un peu contre eux mais un peu avec eux parce que, finalement, ça va dans le bon sens ".
L’écho favorable que son combat a trouvé auprès des personnels soignants est lié sans doute à son statut de " client privilégié " : Pierre fréquente quotidiennement le service médical et il n’appartient plus à la masse des consultants. Mais ses revendications ne peuvent être que soutenues dans la perspective d’une politique sanitaire et préventive.
" Tout le service médical s’est mobilisé derrière moi car finalement, c’était dénoncer leurs conditions de travail ; ce qui m’a rendu populaire, c’est ma grève de la faim pour la Javel. Ils estimaient ça normal ".
De la même manière, il relève l’ambivalence des surveillants à l’égard de son combat et plus globalement à l’égard du changement. L’amélioration des conditions de détention est mise en perspective avec l’amélioration des conditions de travail, en même temps que les changements traduisent des interdits en droits et du même coup désavouent les pratiques antérieures.
" L’épisode de la Javel, je mettais en question l’ensemble du système. Ça m’a valu 200 surveillants contre moi. J’ai été au quartier disciplinaire pour ça. Et après y a eu une directive du Ministère de la Santé. Ça a été un choc pour eux ! En même temps que "ce combat pour la Javel", ça leur permettait de faire leur job dans des conditions sanitaires acceptables. C’est pour ça qu’il y en a beaucoup qui m’ont appuyé par rapport à la Javel parce que quand ils rentraient dans certaines cellules, ils se disaient : "c’est pas possible !". Même les douches, eux-mêmes disaient : "mais comment on peut prendre sa douche là ! ".
En mettant au centre de " son combat ", la question de l’hygiène et de la propreté des locaux en détention, Pierre ne peut que rencontrer une certaine " popularité " dépassant les clivages gardants-gardés. Il se fait aussi partenaire de l’institution sanitaire et de sa logique hygiéniste.
En cela, il reproduit intra-muros le même type de relations établies antérieurement à son incarcération. Pierre, comme les mouvements associatifs auxquels il appartient, est à la fois dans une position de collaboration et de dénonciation. Dénonciation des pratiques stigmatisantes du milieu médical, collaboration dans la prévention et le traitement sanitaire. Cette sorte de partenariat est liée aussi au savoir acquis sur le VIH, sur les modes de traitement, sur la gestion de l’épidémie. Et Pierre d’ajouter. " Nous, dans les associations, on était parfois plus performants que les médecins ".
C’est à propos de la prévention que Pierre évoque la question des rapports sexuels en prison. Ici, il n’est plus question de revendications mais de pratiques clandestines exposées au désaveu des détenus, à la sanction pénitentiaire. " Les rapports sexuels en prison ça existe. Moi je sais que personnellement j’en ai eus pendant 8 mois, donc c’est des choses possibles ". L’accès aux préservatifs suppose soit un contact avec le visiteur de AIDES (" lui, il en a toujours dans son sac "), soit une demande de consultation à l’U.C.S.A. (" on écrit, j’ai mal à la tête et les infirmières vous font venir "). Obtenir un préservatif " demande quand même une démarche volontaire du détenu " et en même temps une certain discrétion.
Si la séropositivité de Pierre lui confère une statut social, l’homosexualité, elle, doit être maintenue secrète.
" Par rapport aux autres détenus, c’est des choses qui se cachent quand même, qui ne se passent pas au grand jour. Alors que ma maladie, tout le monde sait exactement ma position par rapport à ça ".
Lors de l’entretien, Pierre fait référence à un nouveau groupe d’appartenance : le " nous, les longues peines " l’inscrit dans le haut d’une hiérarchie qui structure la population carcérale en deux catégories : ceux qui savent qu’ils sont incarcérés pour de nombreuses années et ceux qui sont considérés comme de passage. Presque des "intrus" du point de vue des premiers qui tendent à s’approprier l’espace carcéral comme lieu de vie. Pierre " estime que la prison est un lieu de vie comme un autre. C’est notre lieu de vie et c’est normal qu’on veuille faire avancer la prison (...) Y a que les longues peines qui peuvent se permettre de rentrer comme ça, de contester, de demander à voir le directeur ".
L’avenir de Pierre est indissociable de l’avenir de la pénitentiaire, une pénitentiaire qui n’aime pas que les détenus connaissent leurs droits. " Mais de plus en plus ça sera comme ça ".

Pierre et Damien sont tous deux séropositifs dans la même maison d’arrêt. Ils appartiennent tous deux à ce qu’il est convenu d’appeler des "groupes à risque", celui des homosexuels et celui des toxicomanes. Sans revenir ici sur le dévoiement de sens de la notion de risque initialement pensée dans une logique probabiliste à la caractérisation d’individus comme personnes à risque (Fabre, 1998), il nous faut tenir compte des différences relatives aux modes de contamination, au sentiment d’appartenance à une communauté de situations et de pratiques, à l’insertion dans les réseaux tissés par les communautés en question.
Si Pierre se définit comme un homosexuel appartenant à la " communauté des homosexuels ", appartenance renforcée par la découverte de son statut sérologique et traduite par son engagement dans le milieu associatif, Damien, lui, ne se reconnaît pas dans la catégorie des toxicomanes, pas plus qu’il se définit au regard de sa séropositivité. S’il est inscrit dans les réseaux relationnels, c’est ceux des désaffiliés (Castel, 1995) et des exclus, notamment ceux pour qui la prison est devenue un lieu de vie.
La séropositivité de Pierre et de Damien émerge et fait l’objet d’un travail de signification contrastée à partir d’histoires de vie singulières. Si, pour l’un, elle prend sens au regard de la mise en perspective d’une histoire collective, pour l’autre, elle est référée à une destinée personnelle caractérisée par la répétition et la persistance du malheur.
D’autres différences notables peuvent encore être évoquées, telles leurs milieux socioculturels respectifs, l’ancienneté et les modalités de la révélation de leur séropositivité, le mode de relation aux systèmes de soins, leur expérience du monde pénitentiaire, leurs stratégies de lutte, de résistance à la menace d’une double emprise, celle de la maladie et celle de l’institution carcérale, les ressources dont chacun dispose : ressources intrapsychiques, matérielles, affectives, relationnelles...
Par delà la diversité des expériences et des conduites repérées à travers les entretiens, on peut néanmoins dégager certaines problématiques transversales, communes à chacun.
Tout d’abord ce qui a trait à la connaissance du statut sérologique et qui peut être décliné à trois niveaux : l’attitude face au dépistage, se savoir séropositif, faire savoir cette séropositivité.
La réévaluation du rapport au temps biographique est une autre dimension commune qui doit être articulée avec la trajectoire pénale et la durée de la peine.