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« Faire exister les acteurs de l’ombre » de Michelle Perrot

Mise en ligne : 8 mai 2004

Texte de l'article :

Entretien avec l’historienne Michelle Perrot

« Faire exister les acteurs de l’ombre »

 

“ L’histoire sociale classique s’intéresse aux structures fondamentales, au cœur des sociétés beaucoup plus qu’à leurs marges ”, constate Michelle Perrot dans la préface d’un livre récemment édité, Les ombres de l’histoire. A contre-courant, l’historienne a consacré sa thèse d’Etat aux ouvriers en grève en France de 1871 à 1890, trouvé chez Michel Foucault des points d’appui pour son travail sur l’univers carcéral et contribué, en collaboration avec Georges Duby, à la reconnaissance de l’histoire spécifique des femmes. Chez elle, à deux pas du jardin du Luxembourg à Paris, elle nous a accordé un long et passionnant entretien, qui évoque ces différents champs de recherche.

 

“ L’histoire s’adosse à l’oubli ”, dites-vous dans la préface de votre dernier livre, Les ombres de l’histoire. L’historienne que vous êtes s’intéresse surtout à l’oubli, au silence, à l’exclusion, à la marge... Pourquoi ?

Je ne sais pas à la vérité. Ce que je constate dans mes choix, c’est que c’est effectivement une constante, mais cela n’apparaît que rétrospectivement. Avant de travailler sur la prison qui est vraiment une zone d’ombre et d’oubli, avant de travailler sur les femmes, un domaine qui comporte, très différemment, d’immenses zones d’oubli, j’ai travaillé sur le monde ouvrier. J’avais choisi la grève. Pourquoi ? Parce que pour moi, de façon très claire, la grève était un moyen d’entendre ceux qu’on entend jamais, puisque justement ce jour-là ils arrêtent de travailler. Quand on travaille on parle pas ; avec la grève, les ouvriers sortent des usines. J’avais d’ailleurs appelé la grève l’“ échappée belle ”, c’était quelque chose qui les sortait de la grisaille quotidienne, il se créait d’un seul coup un espace de parole.

A l’origine de ce désir d’explorer les zones obscures, loin de l’histoire institutionnelle, de l’histoire politique, de l’Etat, de toutes ces choses qui me paraissaient inintéressantes à l’époque, il y a certainement des raisons existentielles et politiques. Je faisais politiquement le choix d’être du côté des opprimés de l’histoire, des exploités. Il y a sans doute des raisons morales, liées à ma formation chrétienne. Même si je suis complètement athée, de cette formation chrétienne m’est resté l’idée de l“Autre” .

 

1936 a-t-il été un déclencheur ?

36... J’étais très jeune, j’habitais alors à Paris, du côté des Halles. Mon père était marchand de cuir en gros et il avait une petite boutique rue St Denis. Dans toutes ces petites rues, rue Grenetta, rue Turbigo..., il y avait encore beaucoup de petits ateliers et de la prostitution. On n’a plus idée de ça aujourd’hui, c’était extrêmement vivant et drôle.

Ce qui m’a beaucoup frappé en 36, c’est que dans ma famille bourgeoise on était inquiet, c’était pas la joie. Je me souviens des jeunes filles qui occupaient les ateliers et les usines. Elles chantaient au milieu d’une profusion de grandes banderoles, il y avait plein de couleurs. Je ne comprenais pas pourquoi mon oncle et ma tante étaient si angoissés, ça avait l’air drôle pourtant... Il y avait ce contraste entre le discours angoissé des bourgeois et la joie qui s’exprimait chez des gens que justement je n’avais jamais entendu ; ce que j’entendais d’habitude dans les rues des Halles, c’était le bruit des machines.

Dans mes souvenirs d’enfance, 1936 pour moi, c’est le moment où les machines s’arrêtent dans les rues de mon quartier et où l’on entend les jeunes ouvrières du textile chanter : des voix très juvéniles...

 

Dans vos analyses sur les grèves ouvrières vous mettez en valeur le fait que leur déclenchement correspondait souvent aux jours de fêtes populaires. Comment expliquer cela ?

C’est facile à comprendre, les ouvriers ne viennent pas de rien, ils viennent du monde rural : donc les premières manifestations, les premières formes d’action et d’expression ouvrières sont imprégnées de culture populaire paysanne. Le charivari qu’ils ont connu dans leurs villages, ils vont le transposer vis-à-vis du patronat, dans le monde de l’usine.

De même, quand les femmes font grève, ce sont souvent des jeunes filles de la campagne, elles ont des formes très festives de grèves. Pour elles au fond c’est rigolo, ça les change des cadences des ateliers et manufactures textiles : elles chantent, elles font des farandoles, des charivaris... Ce n’est pas du tout apprécié par les syndicalistes qui trouvent que ce n’est pas sérieux, qui craignent que les femmes portent tort à la respectabilité du mouvement ouvrier.

 

Quand vous parlez de Foucault, avec qui vous avez travaillé, vous insistez sur un trait de sa pensée : ce qui semble périphérique (la folie, la prison, les marginaux...) se trouve en fait au cœur du fonctionnement de notre société et du changement historique. A partir de quand prenez-vous conscience de cela  ?

D’une part il y a 1968, à l’époque je suis maître-assistante à la Sorbonne. J’ai beaucoup participé à ce mouvement qui était absolument selon mon cœur. C’est un souvenir de bonheur... En 68, on parlait beaucoup bien sûr de marginalité, de modes de vie alternatifs...

Après 68, j’ai choisi d’aller à Paris VII, dont je suis une des fondatrices : on a mis au programme d’histoire

 “ Les marginaux et les exclus de l’histoire ”. Dans les années 70-75, il y avait cette idée forte que l’histoire marchait autant par les marges que par le centre et qu’il fallait absolument réfléchir aux rapports centre-périphérie. C’est à ce moment là qu’il y a eu des révoltes dans les prisons, de 70 à 74 (lire notre article sur la révolte d’Attica). Paris VII était très impliquée dans la question des prisons : on organisait des enseignements en prison. A la même époque il y avait le travail de Foucault, son engagement aux côtés des détenus à travers la création du Groupe d’information sur les prisons (GIP). C’était la première fois que des intellectuels s’engageaient pour l’univers carcéral et pour le monde des marges en général... Sartre, c’était un autre type d’intellectuel engagé, c’était la classe ouvrière qui lui importait avant tout...

 

La classe ouvrière c’était pour des gens comme Sartre et la plupart des communistes la seule “ classe sociale ” susceptible de changer le cours des choses. En somme, le moteur “ reconnu ”, légitime de l’histoire. Ce qui d’emblée exclut de leurs préoccupations les “ marginaux ” (délinquants, toxicos, détenus...).

Tout à fait... A l’époque, les intellectuels versent de temps à autre une larme sur les prisons mais ne développent aucune réflexion sur son rôle dans le fonctionnement général des sociétés modernes.

Foucault est loin de céder au romantisme de la périphérie... Il est le premier penseur à pousser aussi loin le questionnement : il réintègre la prison dans un schéma politique global, il la relie à des dispositifs, à des technologies de pouvoir, un type spécifique de “ gouvernementalité ”. Que représente la prison dans le système de gouvernement, dans la démocratie ? Que produit-elle, quels bénéfices politiques et économiques le pouvoir en tire-t-il ?

 

LA METHODE

 

Pour mettre en lumière la part d’ombre de l’histoire, il a fallu développer de nouvelles méthodes et d’autres outils que ceux utilisés classiquement par les historiens. Dans Les femmes ou les silences de l’histoire, vous faites par exemple référence à l’histoire orale...

Les gens qui n’ont pas de mémoire écrite ou qui en ont moins que d’autres, on peut essayer de leur donner la parole et de faire naître une mémoire, mais cela limite l’enquête à une, deux, trois générations maximum.

 

Mais il y a aussi des moments, comme dans les grèves et les manifestations, où les exclus prennent eux-mêmes la parole et n’attendent pas qu’on la leur donne...

Oui, tout à fait...

 

Votre méthode a-t-elle été modifiée par l’apport d’autres sciences comme la sociologie ou l’ethnologie ?

Il est certain que j’ai été inspirée par l’ethnologie contemporaine qui ne s’intéresse plus seulement au lointain mais aussi à l’immédiat. Le développement des enquêtes orales part du principe que toute personne qui n’a pas de mémoire écrite peut être écoutée.

Je tente de faire exister historiquement les acteurs de l’ombre à travers leurs mots, en réhabilitant tous les types d’écrits. En faire des objets d’histoire, c’est leur donner une existence. Les choses n’existent que par le récit que l’on en fait ; c’est toute la différence entre l’histoire qui a eu lieu, story en anglais, et l’histoire qu’on raconte, history. Si l’on n’a pas une démarche historique, l’ombre s’installe à jamais, l’oubli submerge tout. De toute façon, on ne retient qu’une pellicule extrêmement mince : l’oubli est une mer abyssale.

 

En quoi les archives administratives peuvent-elles nous renseigner sur les périphéries ?

Les séries W24 et F16 des Archives nationales sont celles où sont versés tous les papiers écrits sur les prisons. La série U des Archives départementales est celle dans laquelle le préfet versait les papiers qui lui venaient des prisons. Le XIXème siècle, qui voit le renforcement de l’administration, est un siècle de paperasseries. Comme la prison est alors un objet politique central, on trouve beaucoup de choses sur ce thème. Il y a par exemple les enquêtes formidables du docteur Villermé qui écrit en 1820 sur “ les prisons telles qu’elles sont et telles qu’elles devraient être ” : l’auteur est furieux, il décrit le froid, la faim, la promiscuité, la punition... ll faut savoir où trouver. Savoir repérer dans les documents des préfets l’irruption de récits de révoltes dans les prisons et retrouver ce que disent les détenus. C’est vrai qu’il n’est pas facile de trouver trace de la parole des petits voleurs par exemple. Mais on a le travail du Docteur Lacassagne, médecin criminologue lyonnais, qui recueillait les récits autobiographiques des grands criminels : ces “ vies coupables ” permettent de reconstituer un itinéraire, donc de remonter aux petits délits (Voir Le livre des vies coupables, Philippe Artières, Albin Michel).

 

La France célèbre actuellement Victor Hugo. L’écrivain donnait la parole dans ses romans aux ouvriers, aux petites gens...

Ça c’est le peuple, tout le romantisme pense le peuple... En 1840 émerge un mouvement pour la poésie ouvrière comprenant Georges Sand, Victor Hugo, Eugène Sue : ils disent que “ tout le monde doit pouvoir s’exprimer en poésie ”. A cette époque la plus grande forme d’expression populaire c’était la poésie. Ces trois écrivains se sont donc battus pour les ouvriers-poètes, pour la reconnaissance de leur expression, contre la bourgeoisie, les professeurs du Collège de France et de l’université. Mais là, il ne s’agit pas de “ récits de vie ”, d’une parole autobiographique, mais de l’accès à une expression artistique.

 

On peut parler aussi du premier journal ouvrier L’Atelier qui paraît à partir de 1840 et qui accueille dans ses colonnes aussi bien des réflexions, des écrits politiques que de la poésie.

Oui, mais il faut préciser que tous ces gens dont nous parlons ce sont des ouvriers de métier, des charpentiers, des menuisiers, des tisserands... Par exemple, Georges Sand a préfacé un recueil de poésies ouvrières qui s’appelle Les chants de l’atelier. L’atelier, le lieu du travail, c’est le peuple et pas nécessairement le lumpen-prolétariat, les marges, les prisons. Et sans doute même qu’il y avait une certaine défiance vis-à-vis des marginaux.

En 1848 par exemple, il y a une révolution, une révolution démocratique qui va aboutir au suffrage universel masculin, les femmes ne votent pas... Enfin, ce n’est pas rien, le monde ouvrier veut devenir citoyen et voter. Je me suis demandée ce que ces gens disent des prisons, ces gens qui accèdent à la démocratie, qui demandent le droit au travail, la réduction du temps de travail, l’abolition du travail des enfants...

J’ai fait un travail particulier là-dessus, qui fait d’ailleurs partie des articles composants mon dernier livre :

 “ Révolution et prison en 1848” . On s’aperçoit qu’ils ont sorti des prisons les prisonniers politiques mais qu’en revanche aucune mesure n’a été prise pour les délinquants, les droits communs. Le travail dans les prisons a été aboli tout simplement parce que cela répondait à une des revendications du mouvement ouvrier : le travail dans les prisons, sous-payé, constituait une concurrence déloyale pour le travail “ libre” .

Entre les ouvriers libres et les travailleurs incarcérés, il y a une frontière de respectabilité : il y a un dedans et un dehors. La morale commune n’est pas remise en cause. On est tout à fait dans une problématique foucaldienne. Dans Surveiller et punir, le grand livre de 1975, Foucault explique que la démocratie ne fonctionne pas uniquement par répression, mais surtout en produisant des aptitudes, des normes, des valeurs, du consentement. Dans l’indifférence, la méfiance, le rejet qu’ils manifestent à l’égard des délinquants, les ouvriers révèlent justement leur consentement aux valeurs de la société bourgeoise. Il n’y a pas de remise en question de la morale commune, du fait que la prison était peuplée essentiellement de “ voleurs de poule ” . Ce qu’ils ne remettent pas en question c’est la prison comme mode de gestion de la misère.

 

Dans Les femmes ou les silences de l’histoire, vous montrez qu’au XIXème siècle les femmes n’ayant accès ni à l’écriture ni à l’espace publique, développent une mémoire spécifique : une mémoire matérielle, une mémoire des objets...

Avec ce type de sources que sont les objets, on travaille un peu comme l’ethnologue ou l’archéologue. On ne tirera pas tout de ces objets, mais à travers eux on peut reconstituer approximativement les modes de vie, de comportement.

Le vêtement occupe une place privilégiée pour la mémoire féminine. L’identité féminine a souvent été construite à travers l’image qu’elle donne d’elle-même. Pour se rappeler d’un événement, une femme se demandera (au XIXème siècle) “ comment j’étais habillée ce jour-là ? ” . La robe qu’elle portait colore son souvenir...

Les objets peuvent nous permettre de comprendre des sensibilités, ils peuvent nous permettre aussi de comprendre le travail. C’est d’ailleurs très difficile de conserver les gestes du travail, ce sont des choses qui se dissipent très vite. Souvent, on est devant un objet et on se demande “ mais qu’est-ce qu’ils faisaient avec ça... ” , on ne sait plus. Les écomusées servent aujourd’hui à éviter que les gestes tombent dans l’oubli.

Il y a toute un mémoire matérielle qui s’étend à la cuisine, aux courses, au domaine ménager, et qui mérite qu’on s’y arrête... La vie matérielle, le nom des objets, leurs usages dessinent un univers de contraintes et de désirs. Je me souviens avoir lu l’autobiographie d’une ouvrière lilloise, Lise Van der Wielen, publiée sous le titre Lise du plat pays (Presses universitaires de Lille), un formidable récit rédigé à la troisième personne. Elle ne dit jamais “ je”, elle n’ose pas... Lise naît au début du XXème siècle dans une courée de Lille, elle est dans un milieu tout à fait prolétaire, elle travaille en usine, avant 1914. Elle déteste l’usine et se dit “ je m’en sortirai ! ” Son rêve c’est de devenir coiffeuse parce qu’alors elle serait dans le “ propre ”  : elle ferait de belles choses, elle friserait les femmes... On voit là toute une aspiration à la beauté, à la propreté...

 

Une chose m’a marquée dans votre livre, c’est cette image de la femme “ gardienne de la mémoire” ...

Traditionnellement, les femmes sont d’abord au foyer, au centre de la maison, elles ont la responsabilité de la famille. Beaucoup plus que l’homme qui va à l’extérieur, qui travaille dehors, qui à la limite ne veut pas se mêler de ça ; c’est pas son truc... Donc, les secrets et la mémoire de la famille c’est elles. Du coup elles deviennent un peu les conteuses, elles vont être les dépositaires de la mémoire de la famille, et quelques fois de la mémoire du village. Dans les sociétés du XIXème siècle, à la veillée, c’était souvent de vieilles femmes qui racontaient des contes mais aussi des histoires du pays.

Très souvent, quand les jeunes gens émigraient en ville, à leur retour ils faisaient taire les vieilles femmes en leur disant : “ au fond vous radotez toujours les mêmes choses ”. Les gens du village préféraient entendrent raconter les nouvelles de la ville : “ que se passe-t-il à Paris ? ” Alors les vieilles femmes finissent par se taire, à rentrer dans l’ombre. Ce n’est pas toujours le cas, certaines continuent. Il y a là comme une lutte entre des mémoires concurrentes, entre mémoire des ancêtres et nouvelles de la ville.

Plus concrètement, les femmes sont les gardiennes de la mémoire pour une raison simple : depuis le XIXème l’écart de longévité entre hommes et femmes ne cesse de grandir. Les femmes vivent plus longtemps, elles s’occupent donc souvent des papiers, des archives de la famille. Et elles sont redoutées pour cela : le pouvoir de transmission, transmission de la mémoire, des héritages, des œuvres...

 

En tant que “ gardiennes de la mémoire” les femmes jouent-elles un rôle particulier quand survient la mort ?

Traditionnellement les femmes sont en charge de la vie et de la mort. La naissance est une affaire de femmes, l’accouchement est assuré par une sage-femme. Les hommes sont même exclus de cette scène là. Il faudra le XXème siècle pour qu’on invite les hommes à venir, à participer à l’accouchement. Les femmes sont dépositaires de la vie et de tout ce qui se joue autour. Et de même, symétriquement, elles sont dépositaires de la mort.

Pourquoi ? Parce que ce sont elles qui soignent, qui vont et viennent autour du lit du malade. Elles portent les tisanes, les remèdes, elles font les pansements... Quand elles voient décliner la vie, c’est elles qui annoncent à tout le monde “ Il va passer ”, qui rappellent les membres de la famille... Elles ont aussi la charge des derniers instants. On met souvent en scène des mourants qui lèguent leurs dernières paroles, il y a toujours cette idée mythique des dernières volontés données par un mourant. Ce sont les femmes qui orchestrent ces derniers instants. Et puis il y a le moment de la mort proprement dit. C’est la femme qui habille le mort, fait sa dernière toilette, lui ferme les yeux, aère la chambre. Tous ces rites là sont des rites de femmes.

Mais elles ne vont pas forcément au cimetière. Les femmes s’arrêtent souvent au seuil du cimetière et c’est les hommes qui vont porter en terre le mort, au moins dans certaines régions, à Paris notamment.

Une fois les cérémonies achevées, les femmes, plus longtemps que les hommes, portent le deuil par le noir. Bien sûr les hommes aussi se mettent en noir. Mais de toute façon, les hommes étaient presque toujours habillés en noir à cette époque, du moins dans la bourgeoisie (les ouvriers et artisans étaient en blouses grises ou bleues). Les femmes vont porter systématiquement le noir avec des obligations très strictes, codifiées : la durée du deuil varie selon qu’il s’agit d’un époux, d’un père... Il y a presque un tarif... Une femme qui ne porte pas le deuil comme il faut, elle est considérée comme une mauvaise fille, une mauvaise épouse. On surveille les femmes, surtout les veuves, on estime qu’elles ont un devoir de fidélité. On n’aime pas qu’elles se remarient. On pense qu’un homme c’est normal, un homme ne peut pas, ne sait pas vivre seul, donc il lui faut une femme. A la fois pour tenir la maison et pour la sexualité... Il faut laisser passer un temps raisonnable, pas trop long, mais six mois après l’homme peut se remarier. Une femme, le mieux, c’est qu’elle ne se remarie pas, sauf si elle est très jeune. Après tout, elle a déjà été mariée... Une femme qui a passé quarante ans doit garder le deuil, le souvenir, le culte de son mari.

 

Pourriez-vous revenir sur la manière dont, au XIXème siècle, l’hystérie est utilisée pour disqualifier l’action et la parole des femmes ?

L’image de l’hystérie c’est une image très forte du corps malade des femmes, et de la tête... Au XIXème, il y a une idée très forte de la Nature qui s’appuie sur le développement considérable des sciences naturelles et médicales. La médecine est en plein essor, au point que les médecins apparaissent comme les experts du siècle. Ils ont un grand pouvoir de classification, de nomenclature.

L’idée d’une virilité et d’une féminité enracinées dans la nature est extrêmement forte. Les femmes sont corps, elles sont sexe. Leur corps est perçu comme un corps faible, un corps malade. Michelet les appelle

 “ les éternelles malades ”. Leur tête n’est pas très solide, elles ont le cerveau moins “ ondulé ” , moins “ frisé ”, elles sont donc moins inventives, elles ne peuvent accéder au génie. Et puis elles ont des “nerfs ”  : le système nerveux féminin est beaucoup plus développé que le masculin. Les hommes ont des muscles, les femmes ont des nerfs.

Ce qu’on pourrait imaginer être une source de richesses, puisque après tout les nerfs c’est les réactions, les sensations..., est plutôt vu à l’époque comme source de détraquement. Nerveuses, les femmes sont toujours à fleur de peau, c’est d’ailleurs pour ça qu’on ne peut pas les laisser accéder à la politique, domaine du raisonnable et du rationnel. Les femmes sont hystériques... L’hystérie, maladie théorisée depuis les Grecs, c’est vu comme une maladie de femmes, une maladie liée à l’utérus (hystérie du grec ustera : utérus). C’est une maladie sexuelle : les femmes qui n’ont pas de vie sexuelle normale, heureuse, en sont victimes. L’absence de sexualité les détraque.

Un changement intéressant survient avec Charcot, le père de Freud, un des premiers psychiatres. Charcot affirme que l’hystérie est une maladie des nerfs, qui affecte les deux sexes. Après la guerre 14-18, la théorie des “ hommes hystériques ” va se développer, car on découvre que beaucoup d’hommes sont devenus hystériques à la suite de la guerre des tranchées.

Mais au XIXème, c’est vraiment la femme qui est hystérique : une quantité immense d’écrits est produite sur le sujet. Les hommes sont délinquants et criminels et vont en prison. Les femmes sont hystériques, folles, et vont à l’asile. Telle est la division sexuelle des déviances et de leur traitement.

 

Pensez-vous que cette accusation d’hystérie a été utilisée pour détruire des écrits, des œuvres, des traces laissées par les femmes ?

D’une manière générale, on n’avait même pas besoin d’avoir recours à l’hystérie, ce que produisait une femme n’était pas jugé digne d’être préservé...

 

Que pensez-vous de la contribution de Bourdieu à la question des femmes ?

D’abord, j’éprouve beaucoup de tristesse après sa mort récente... La domination masculine est un livre important parce qu’il apporte la caution d’un grand sociologue comme Bourdieu à un sujet négligé en France.

Mais on peut mettre en cause l’approche de Bourdieu, liée à sa démarche sociologique. Il y a quelque chose dans la philosophie de Bourdieu qui est de l’ordre de la répétition, ce qui explique le malaise d’un historien face à une sociologie qui finalement vous prédit toujours le même. L’accident, l’indétermination a une importance considérable aujourd’hui pour l’historien : on a réintégré l’événement, l’idée de hasard. De ce point de vue là, la pensée de Bourdieu ne nous donne pas d’instruments. Pour ma part j’ai trouvé davantage dans les sociologies de l’interaction, ainsi le travail d’Alain Touraine.

Bourdieu en arrivait à dire que les femmes sont dominées par les hommes, tellement dominées qu’elles ne peuvent pas en sortir, elles reproduisent la pensée masculine. Pour lui, le féminisme c’est simplement des femmes qui reprennent à leur compte le désir de pouvoir des hommes.

 

L’ENGAGEMENT

 

Bourdieu était un intellectuel engagé. Pensez-vous que les intellectuels s’engagent autant aujourd’hui que dans les années 70 ?

Il y une part d’illusion rétrospective à penser que les intellectuels intervenaient davantage il y a vingt ans. Mais il est vrai que le pouvoir intellectuel est devenu moins fort dans la société : le temps des clercs est passé. De plus, les médias mettent toujours les mêmes figures en avant : il y a un formidable conformisme. Par exemple, je suis sûre, dès que le 8 mars arrive, de recevoir des dizaines de demandes pour que j’intervienne sur l’histoire des femmes.

Foucault a beaucoup critiqué la figure de l’ “ intellectuel engagé ”. Il aurait certainement été très critique vis-à-vis du mode d’engagement de Bourdieu, vis-à-vis de la figure de l’intellectuel “ maître de vérité ” qui dit comment agir, comment penser. Pour Foucault l’engagement devait se faire au coup par coup, jamais définitivement pour une cause qui le lierait pour de longues années. Il faisait la critique des compagnons de route du Parti communiste ; c’est le modèle Sartre qu’il rejetait. Il pensait que les intellectuels avaient été mystifiés et qu’il faut toujours se défier de la parole politique.

Foucault avait une extraordinaire méfiance pour tout ce qui pouvait être permanent, appareil, parti, institution. Rapidement, on peut définir sa pensée comme une analyse critique des pouvoirs dans lesquels nous sommes pris. Pour Foucault, il n’y a pas les individus d’un côté et le “ Pouvoir” de l’autre. Chacun d’entre nous a un pouvoir, nous sommes tous dans un système de pouvoir, nous exerçons tous un pouvoir sur quelqu’un. Il faut donc penser : “ Où suis-je dans le système des pouvoirs ? ” Foucault n’était pas anarchiste mais il était extrêmement critique vis-à-vis de tous les phénomènes de pouvoir.

 

“ L’intellectuel spécifique” de Foucault ne s’engage qu’au cas par cas, sur des objectifs spécifiques, locaux, temporaires. Il sert surtout de relais pour la parole de ceux qu’on n’entend pas d’habitude... Cette définition rejoint-elle votre démarche d’historienne ?

Oui, d’une certaine manière... Foucault se méfiait beaucoup des “ porte-parole ”. Chez beaucoup de gens, il y a l’idée que les mobilisations temporaires sont un échec quand elles se défont. Ce n’est pas forcément un échec. On peut très bien se mobiliser à un moment donné pour une cause, se battre tant que c’est nécessaire.

 

Foucault a écrit un article pour Libération, “ Pour une chronique de la mémoire ouvrière” (in Dits et écrits, Gallimard), où il propose de faire resurgir certaines expériences de luttes ouvrières occultées par les tentatives de certains partis et syndicats pour s’approprier l’héritage du mouvement ouvrier. Il explique qu’au XIXème siècle et au début du XXème, il existe des formes de luttes ouvrières, à la fois spontanées et réfléchies, où les ouvriers pensent et agissent par eux-mêmes, sans être encore encadrés par des partis ou des syndicats. Ce qu’il y a d’intéressant dans ces luttes c’est qu’il n’y a pas d’effet de centralisation, pas de division entre ceux qui pensent, la direction, et ceux qui agissent, la base...

Le XIXème siècle en effet n’est pas un siècle d’organisations stables. Partis et syndicats s’organisent surtout à partir de la fin du XIXème siècle. Il faut être prudent car ça peut être aussi une faiblesse. Le syndicalisme est une nécessité, il fallait bien que les ouvriers s’organisent pour défendre leur intérêts, pour emmagasiner de la mémoire, de l’expérience. Dans un monde dominé par de puissants groupes capitalistes, des choses qui n’auraient été que du mouvement, que des grèves, auraient été vouées à l’échec. Je pense qu’aujourd’hui le syndicalisme est une nécessité, mais le risque du syndicalisme c’est qu’il devienne corporatiste, qu’il ne pense pas la société dans son ensemble.

 

Faire l’histoire de gens qui n’ont pas d’histoire, est-ce les aider à s’approprier leur passé ? L’histoire peut-elle favoriser l’émancipation des “dominés” ?

Il ne faut rien exagérer, ni dans un sens ni dans l’autre. L’apparition au début des années 70 d’une histoire des femmes est le résultat du croisement entre une pratique professionnelle et le féminisme. Ça a aidé les femmes à prendre conscience d’elles-mêmes, aussi bien sur le plan personnel que sur le plan politique.

Personnellement, quand j’étais jeune, je n’aimais pas les femmes, je me sentais du côté des hommes, ce que je voulais c’était accéder aux domaines réservés aux hommes, à leurs professions, à leurs activités. Le monde des hommes me paraissait tellement plus riche que le monde auquel on réduisait les femmes ! Toute femme en voie d’émancipation, à un certain moment, pense ça. J’avais tendance à reproduire le mépris des hommes pour un monde féminin dont je voulais sortir.

En faisant l’histoire des femmes, on retrouve les femmes, on découvre les mécanismes de leur domination, on comprend leur oppression, leur silence, leur révolte, leur force d’obstruction. L’idée que les femmes auraient toujours été passives est complètement fausse, elles ont toujours essayé de s’en sortir. Faire l’histoire des femmes c’est retrouver des formes de domination mais aussi d’expression culturelle et de résistance.

 

N’avez-vous pas l’impression que la mémoire ouvrière s’efface peu à peu ?

La classe ouvrière n’est plus actrice de l’avenir mais elle existe toujours. Je pense que la mémoire ouvrière est bien présente, grâce aux écomusées ou à l’archéologie industrielle. Il y a vingt-trente ans, au moment des vagues incroyables de fermetures d’usines, les gens ont eu l’idée très forte de garder cette mémoire. Aujourd’hui, il y a peut-être un creux parce que l’on pense la mémoire autrement, davantage en termes de migrations, de déplacements, d’origines que de travail. La question de l’étranger est devenue centrale : je pense par exemple à la demande d’un musée des migrations.

 

Quelle serait votre définition du mot interdit ?

Un mot désagréable, et là c’est la soixante-huitarde qui va se réveiller : il est interdit d’interdire ! Un mot qui évoque pour moi l’intolérance, l’éducation rigide... Peut-être que j’ai tort, peut être qu’il faut interdire des choses, il y a peut-être des interdits légitimes, mais c’est ma réaction spontanée...

 

Propos recueillis par Dénètem Touam et Sylvain Marcelli

 

 

BIBLIOGRAPHIE

• Les Ombres de l’histoire, Flammarion, 2001.

• Les Ouvriers en grève, collection “ Les réimpressions des éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales ”, 2001.

• Les Femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.

• L’Histoire des femmes en Occident, de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Michelle Perrot et Georges Duby, 5 volumes, Plon, 1992.

• Une histoire des femmes est-elle possible ?, sous la direction de Michelle Perrot, Rivages, 1984.

• L’impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXème siècle, sous la direction de Michelle Perrot, Seuil, 1980.