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> Edito

Exploitation et abandon : la double peine médiatique.

Mise en ligne : 21 juin 2003

Texte de l'article :

Le 4 mai 2003, Claire Chazal, TF1, programme dans son journal de 20h un bref reportage couvrant une permission sportive accordée à quelques détenus du Centre de Détention de Melun. Au nombre des sortants, trois personnes font partie de l’équipe d’acteurs avec qui je travaille depuis quatre ans à créer et jouer des spectacles de théâtre dans l¹établissement pour un public élargi à un certain nombre d¹invités extérieurs.

Tous se sont portés volontaires, portés par l’envie de bouger, une soif
d’espace, de liberté et d’apaisement et peut-être la conscience des gages de civilité à fournir à la machinerie judiciaire pour sortir au mieux d’une
longue peine. Passer avec grâce et dans la courbature du contresens de
l’insondable bain d’arrêt organisé autour de la condamnation à l’immersion
dans le révélateur.

Allen, mon assistant à la mise en scène depuis trois ans, acteur émérite et
personne d’exception ­ je ne ferai pas ici un florilège de ses qualités qui
d’une part pourrait le gêner et d’autre part flatterait les endoctrinements
compassionnels qui ruissellent des tubes cathodiques -fait partie de
l’expédition dans le sud de la France.

Le 21 juin 2003 - demain, donc - Allen sera libéré. Nous étions encore prêts ce matin avec quelques amis à aller l’accueillir à sa sortie. Après six ans derrière les barreaux, deux contrats de travail à venir en poche, Licence d’histoire en perspective, son retour à la vie civile s¹annonçait sous les meilleurs auspices.

Tête à queue.

Nouveau programme.

Le 21 juin 2003 à 8 heures 30 Allen part sous escorte au commissariat pour se faire notifier son arrêté d¹expulsion et le refus de sa demande d’asile politique.

Transfert immédiat au Centre de rétention de Roissy pour deux jours.

Lundi, assignation à résidence en région parisienne. Travail soumis à
autorisation.

J’oubliais. Allen, 28 ans, a quitté la Cote d’Ivoire à 13 ans.

Mon sang se met à bouillir. Je monte au créneau.

Après quelques téléphones bien relayés, je parviens à joindre l’équipe de
TF1 qui a conçu le film du 4 mai. J’expose, naïf, l’enjeu d¹une mise en
perspective d¹un travail qui mettait en exergue l’exemplarité d’une équipe
de prisonniers avec un nouveau document, à tourner dans l’urgence, qui
dévoilerait le sort intolérable réservé à l’un des impétrants un mois et
demi après.

Impossible. D’abord il faut un temps infini pour obtenir des autorisations
de filmage dans le monde carcéral. D’autre part le sujet est politiquement
trop sensible, tant du côté de la Cote d’Ivoire que du côté d’une Place
Bauveau désignée en filigrane. Tenez-nous au courant la semaine prochaine.

Peut-être ai-je commis l’erreur, lorsque la commission d’expulsion signifia
un avis favorable à celle d’Allen, de saisir Sarkozy par email pour lui
exposer l’aberration du cas de mon ami et mon émotion à le projeter dans un avenir proche, étendu d¹une rafale d’AK 47 dans un pays qui n’est plus le sien depuis 14 ans. Manque élémentaire d’éducation et/ou culture de
l’omerta, le Ministre s’était bien gardé du minimum, l’accusé réception par
ces services d’un plaidoyer sincère, courtois et non polémique en faveur
d’une personne irréprochable.

Aux vues du résultat, la mise en route rapide d’une machine macabre visant à renforcer dans l’indifférence démocratique la probabilité d’une mise à mort concrète, j’en viens à me demander si l’espace de correspondance officiel aménagé sur le site internet du Ministère de l’Intérieur n’a pas été prévu pour transmuter en délation toute saisie par la « France d’en Bas », quelles qu’en soient les intentions.

Plus avant je suis profondément indigné par l’instrumentalisation objective
de prisonniers par les prédateurs de TF1 dans une opération contre-pied
destinée à gominer l’opinion publique à pleins tubes avec les vertus
rédemptrices de l’incarcération ­des beaux arabes, des beaux blacks,
jeunes, sportifs, posés, pétillants d’intelligence et de culture ­ pour
faire passer le clystère d’une prison fontaine à suicides que les
parlementaires n’hésitent pas à taxer de « honte pour la République » et
dont l’explosion menace.

L’autocensure renforce à moindres frais les dominations. S’il ne s’agissait
que de cela, la prudence gênée de l’équipe du reportage devant ma
suggestion, une absence de réactivité frisant l’abandon de toute déontologie ne m’inspireraient que de la pitié. Le formatage militaire de la
désinformation par les médias, l’épluchage industriel du sens au profit
d’une idéologie étatique en phase de schématisation et de radicalisation
suicidaire dont elles apportent une nième illustration ­ l’actualité en
regorge - suscitent en moi mépris et révolte.

Le démantèlement fébrile du Ministère de la Culture lancé il y a quelques
mois avec la mise en place d’un transfert irréversible à l’abstraite et
lointaine Europe d’une part importante des financements qu’il attribue et de
l’éthique qui en déterminait les orientations, la liquidation en cours des
Directions Régionales des Affaires Culturelles, le blanc seing distribué aux
boutiquiers municipaux pour le calibrage en son et lumière des esprits,
l’éradication annoncée des intermittents du spectacle, l’asservissement de
la population, toutes générations confondues, sous l’assommoir industriel de la concupiscence, de la violence et de la paupérisation intellectuelle qui
martèle dans les salons à l’heure du prime time témoignent de l’impunité
totale dans laquelle gagne partout la mondialisation du principe minéral de
profit.

La transparence des intentions publiques est désormais tellement établie,
les méthodes et outils à l’oeuvre si puissants, la fracture entre le raisonnement et la douleur reçue en retour à le confronter au réel si
profonde que j’en viens tout d’abord à me demander quel est le prochain
degré prévu sur l’échelle de la barbarie pour nous dissuader définitivement
de vivre ensemble, ensuite à trembler en anticipant les conséquences d¹une
prise de conscience collective de ce viol de civilisation.

Jean-Christophe Poisson
Metteur en Scène
Coordination des Artistes Intervenant en Détention
Membre de Ban Public

20 juin 2003